campanules

Le monde était impitoyable. Il écrasait les pétales effilés, déchirait le ciel, ruinait notre conscience. Les faibles ne pouvaient pas subsister lorsque la nature se retournait contre eux. Les vainqueurs devaient vivre avec la mort des autres sur les épaules.

La débauche de l'inertie patientait à mes côtés. Je ne mourais pas, je m'éteignais. Mes sentiments s'épuisaient à chaque trahison. Mes sentiments m'épuisaient à chaque coup. Ma voix ne résonnait dans aucune pièce, mon affliction n'atteignait la vue de personne. Une tempête d'obus éclatait dans mon âme. J'étais forte, très forte, plus forte que des milliers de soldats. Mais face à la souffrance, je m'effondrais comme une étoile. Je filais le ciel et disparaissais aussi vite que je ne suis apparue. La puissance qui coulait dans mes veines ne me rendait pas invincible. Je restais vulnérable face à la mort, comme tout autre individu. L'échapper était vain. La craindre ? Un supplice.

Je ne redoutais pas le sommeil éternel. Ce que j'appréhendais le plus, c'était la perte de ceux que j'aimais, c'était d'oublier le son de leur voix, les traits de leur visage.

J'avais peur qu'Eren déserte mes pensées. Pourtant, tout me reliait à lui. Mon écharpe, ma cicatrice, ma vie. J'aurais pu lui céder tous mes biens, lui accorder mon cœur, car l'humanité m'avait paru si peu importante face à ses beaux yeux, si dérisoire face à ses lèvres. Il était mon premier amour, celui qui avait écharpé mon âme. J'ai toujours cru qu'il n'y aurait que lui, que je ne puiserai ma force qu'en me souvenant de son sourire. Rien ne m'avait jamais autant importé que son bonheur. Rien ne m'avait jamais autant importé que sa sécurité.

Mais Eren était un monstre. J'aurais pu lui pardonner tout, j'aurais pu me joindre à ses côtés. Je l'aimais, ce garçon qui cherchait une liberté inatteignable.

Puis tu étais apparue. Ton regard d'onyx avait paré les fleurs de fièvre. Les pétales avaient rougi sous tes paupières. Ton âme flotta dans le ciel comme si la gravité ne te ramènerait pas à nous. Tes bras étreignirent le croissant de lune, et tes yeux me fixèrent inlassablement. Je n'avais rien ressenti en te contemplant. Je n'avais même pas tenté d'étudier davantage ta silhouette. Tu n'émanais aucune hostilité et pourtant rien chez toi ne m'était familier. Tu avais tourné la tête vers le ciel, ignorant l'animosité qui basculait dans mon regard. Tu tenais une arme qui m'était étrangère, mais tu n'avais pas l'air de vouloir m'attaquer. J'avais observé le nimbe de lumière animer la noirceur nacrée de tes iris. Le visage levé vers les étoiles, ton expression était si détendue qu'on aurait pu croire qu'hier n'avait jamais existé, que toutes les horreurs du monde avaient capitulé face à la beauté de la nuit. Puis tu avais lentement rabaissé tes pupilles vers moi.

Les bourrasques vespérales vrillèrent contre nos épidermes. Tes cheveux effleurèrent le vent, poursuivant à toute vitesse les doigts de la fraîcheur. Tes belles boucles percutèrent le portrait illuminé du firmament. Ces vagues furieuses qui ruisselaient sur ton crâne me firent chavirer. Le tourbillon de tes pointes attisait cette colère que je réfrénais avec tant de ferveur. Je voulus te tuer, car ma vulnérabilité titubait face à toi. Nous étions censées être des alliées, mais tu attaquais inconsciemment mon esprit. Et je te détestais pour cela.

Tu n'étais pas une soldate altruiste, et te battre n'était pas ta priorité. Tu préférais contempler les champs, plonger les pieds dans les ruisseaux, observer les roseaux batailler contre le vent. Tu étais plus attirée par la beauté de la nature que par la survie. Tout le monde te voyait comme une artiste refoulée, qui peignait secrètement des paysages insensés, comme s'ils n'allaient jamais être souillés par les trépassés. Certains appréciaient ton caractère lumineux, à grimacer devant les armes et éclater de rire devant l'aurore. Tu déblatérais souvent des inepties, élaborant des théories sur l'univers, confiant que tu étais certaine que nous n'étions qu'un assemblage de cellules sans âme. Nous n'avions que la raison pour nous faire souffrir, nous n'avions que notre réflexion pour nous libérer et ainsi atterrir dans une prison étroite. Celle de la résignation. Résignation face à la nature humaine, face à notre mortalité.

Et petit à petit, ma haine a décliné.

Tu étais pourtant insignifiante, mais je te côtoyais trop pour ne pas reconnaître tes pas. Je t'écoutais trop pour ne pas deviner tes mots. Je te voyais trop pour ne pas voir ton visage s'afficher dans mes pensées. Parfois, tu t'asseyais à côté de moi, mâchant lentement ton morceau de pain, sans un mot. Tu étais toujours muette à mes côtés. Je pensais que tu ne m'aimais pas, ou que je t'intimidais. Cependant, tu m'approchais de plus en plus. Tu m'aidais vainement à transporter des caisses ou tu me montrais comment tenir un fusil correctement. Parfois, lorsqu'Armin parlait du désert, tu confiais tes origines. Tu faisais l'éloge de l'architecture de ton village, décrivais tes plats préférés et récitais des poèmes. Il arrivait que tu aies du mal à les traduire, et malgré le silence qui s'installait lors de ta réflexion, j'aimais te contempler, analyser ta façon de froncer le nez, ta manie de pincer les lèvres en réfléchissant, t'écouter chuchoter dans ta langue natale quelques mots.

Le jour où Eren est parti, le jour où Eren a brisé mon cœur, j'ai cru tout perdre. Ma raison, ma respiration. Rien n'était éternel, mais mon amour m'avait semblé trop grand pour s'effriter. J'avais résisté contre l'évidence, insulté mes migraines, ma condition. Je m'étais époumonée à croire en lui, en ses promesses. Mais Eren était devenu malgré moi un ennemi, et je savais qu'il était condamné. Je revoyais notre enfance, je revoyais ses yeux d'émeraude me fusiller. Je me revoyais pleurer sous les coups d'Armin. Sangloter en silence, m'affaiblir sous le chagrin. Quelque chose s'était brisé en moi, mais j'ignorais ma souffrance. Je voulais croire en Eren. Je voulais croire en nos souvenirs précieux. Mais tout semblait s'évanouir. Mon envie de vivre, ma force, le monde. Je voulais m'effondrer, je voulais récupérer Eren.

Puis, tu m'as offert des fleurs.
Tu m'as récité un poème.

Tu avais cueilli tes mots avec tant d'aisance que je n'avais pas pu trouver la force de te faire taire. Tes yeux d'onyx avaient pénétré les miens avec fermeté. Le parfum des campanules retraça la caresse de ton attention. Les pétales violets s'étaient envolés jusqu'à mes joues, et ton sourire fit crépiter le fond de ma poitrine. J'avais laissé mon menton se reposer sur les fleurs, et je t'avais écouté jusqu'à ce que l'embarras te submerge. Tu m'avais jeté un sort ce jour-là. Je pensais de plus en plus à tes lèvres charnues, à une façon de les conquérir. Mais je ne voulais plus rien avoir à faire avec l'amour. Et tu étais un danger pour moi. Je voulais me séparer de ta présence inébriante. Je voulais me séparer d'une souffrance certaine.

Les nuits étaient glacées lorsque le cœur était délaissé. Des images défilaient sur la surface des fenêtres. Des branches épineuses incarnaient les fraîches cicatrices qui se formaient dans la guerre. La lumière astrale réfléchissait contre mon lit inconfortable la forme cathartique d'un sourire. Mon doigt s'y était attardé pendant de longues secondes, laissant ce fin rictus tremper ma peau morose.

Tu me manquais constamment, car j'avais peur que notre temps ensemble s'écourte plus rapidement que prévu. Tu me donnais envie de profiter de notre présent, d'admirer le monde entier sous ton point de vue. Je rêvais de paix, d'un monde sans oppression. Tout ça à cause de toi.

Et j'avais capitulé. J'avais accouru jusqu'à toi, effrayée. J'avais peur que la guerre nous sépare, j'avais peur de ne jamais t'avouer ce que je ressentais. J'avais toujours su que je ne pouvais pas te protéger, car tu étais comme la vie. Ton imprévisibilité me terrorisait, ton insouciance me hantait. Peut-être que tu étais trop bonne, à compatir avec l'humanité malgré ses atrocités. Peut-être qu'au contraire, tu étais trop indifférente pour te sacrifier pour elle. Tes valeurs ne m'avaient pas toujours très claires. Tu pensais à toi. Tu étais ta priorité. Tu aimais ressentir de la satisfaction, tu adorais suffoquer dans la sérénité. Pourtant, la mort ne freinait pas tes décisions si c'était pour le bien des autres. Tu n'étais pas du genre à t'oublier pour autrui, mais parfois, lorsque cela n'entravait pas ton plaisir personnel, cela ne te dérangeait pas. C'était comme si tu voulais accueillir ta mort les bras grands ouverts, car tu ne semblais pas la considérer comme un obstacle au bonheur, comme une abstraction à craindre.

Lorsque je t'avais enfin trouvé, tu avais ri. Tu t'étais moquée de mon essoufflement, de mes joues rouges, de mes yeux vitreux. Mais j'avais ignoré tes taquineries. J'avais ignoré mon appréhension. La passion me guida jusqu'à tes bras. Et le silence fendilla tes lèvres. Tu restas coincée sur place. Mes mains entourèrent délicatement tes omoplates. Je te demandai si tu voulais que je te lâche, mais tu ne me répondis pas. Je te demandai si tu me quitterais si je te laissais faire, et tes bras s'embrasèrent contre mon dos. Tu enfonças ton visage dans mon cou, muette. Un sourire s'était déversé sur l'angoisse de mes lèvres. Tes doigts tremblèrent contre le tissu fin de ma chemise. Ton souffle inonda ma peau. Ta bouche frôla mon désir. J'eus peur de te perdre, de sentir ton absence une fois que tu te lasserais de cette embrassade. Mais tes courbes fondirent sur ma silhouette. Et je sus que tu partageais mes sentiments.

Désormais, je me rendais compte d'à quel point nous avions peu de temps devant nous.

Les batailles s'enchaînaient, les corps tombaient. Nous dormions si peu, et pourtant, je cauchemardais tout le temps. L'inquiétude cernait mes yeux, car plus je te regardais, plus j'avais l'impression que tu allais t'envoler. Tu sentais ma crainte, mais tu ne faisais rien pour l'atténuer. Les promesses étaient pour toi des velléités. Tu n'en faisais pas, tu n'en acceptais pas. Tu connaissais tes capacités, tu ne les reniais pas, tu ne te rabaissais pas. Ta force faisait ta fierté, ta clairvoyance t'avait plusieurs fois aide à surmonter des obstacles. Je savais que tu ne voulais pas ma protection. Tu ne voulais pas être un poids pour moi, ni pour l'humanité. Tu me considérais comme l'un des piliers de notre survie. Mais moi, je n'en pouvais plus. Le chaos choyait les lésions de mon esprit. Plus le temps passait, plus j'avais l'impression d'être une arme de guerre. Je ne voulais plus voir mes camarades périr sous mes yeux. Je rêvais de retourner à l'époque où nous t'écoutions parler pendant des heures, où nous buvions sereinement, où nous nous endormions tous ensemble à même le sol.

Je voulais regoûter au bonheur et cesser d'assister chaque jour à l'agonie. Toi aussi, tu souhaitais être heureuse. Mais nous savions que nous ne pouvions pas l'être constamment, surtout pas en ce moment. Pourtant cette nuit, tu avais accouru jusqu'à moi. Tu ne m'avais rien confiée. Tu t'étais approchée en retirant ton manteau. Je t'avais scruté, troublée, me redressant de mon lit. J'avais peur que tu aies une mauvaise nouvelle. J'avais peur que tu trahisses mes sentiments comme Eren. Mais lorsque tes lèvres frôlèrent ma cicatrice, et que ton poids se confondit contre ma poitrine, j'eus peur du temps. Tes cheveux chatouillèrent ma crinière de jais. Tes bras m'entourèrent délicatement. Ta mâchoire carré couvrit mon oreille. Je papillonnai des yeux, sentant mes cils s'écraser contre ton nez. N'est-ce pas étrange ? Tu me manquais même lorsque tu m'embrassais. Tu me manquais même lorsque tu restais contre moi.

J'appréhendais nos derniers moments, craignant la distance, craignant l'oubli. Tu me regardais sans rien dire. Ta main remontas jusqu'à ma pommette, et tu me caressas, sans rien dire. Ton souffle chaud se mêla aux bourrasques qui fouettaient les murs. Ta douceur s'emmêla avec la violence du ciel. Un maigre sourire apparut sur ton visage mat. Tes doigts peignirent mes mèches fourchues, puis tu embrassas mon front. Tu me manquais tant. J'aurai aimé sculpter tes baisers contre mes lèvres, tailler tes mains entre mes doigts, me parfumer de ta chaleur. Toutefois, tu te levas soudainement, et mon cœur s'emballa. Tu me fixas longuement, sans oser faire un seul pas vers la sortie. Tu me manquais tant, et tu n'étais pourtant toujours pas partie. Je me redressai lentement, froissant le drap blanc. Tes yeux ne lâchaient pas mon regard tremblant. Ma main glissa jusqu'à ton genou plié. Tu ne dis toujours rien, et j'eus peur que tu me quittes sans un mot. Je baissai la tête, ne sachant pas quoi faire. Je sentis le matelas s'alléger et ma main quitter ton vêtement. Tu te penchas vers moi. Tu saisis mon menton, et mes pensées crépitèrent. Puis je t'embrassai. Je t'embrassai, je t'embrassai, et je t'embrassai. Mais tu finis par me laisser reprendre mon souffle, un sourire en coin. Tu pris ta veste et ouvris la porte avant de te retourner.

── Je t'aime, tu rigolas. Mais tu ne me laissas pas le temps de te répondre correctement, tu ne me laissas pas te retenir. Tu partis, sans un autre je t'aime. Tu partis, sans un autre baiser.

Tu me manquais encore plus lorsque tu t'en allais, parce que je savais que demain, nous nous retrouverions au cimetière. Mes lèvres seraient esseulées, un bouquet taillerait mes mains, et ta froideur effleurerait mes joues mouillées.

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