Chapitre 9 : Deuil


« Sincèrement Mike ? Tu sais parfaitement ce que j'en pense. Prendre de nouvelles recrues dans l'escouade, ça finit toujours pareil. Tu te mets encore plus en danger que d'habitude en voulant les protéger et je déteste ça. »

Un soupir lui échappe. Tara a eu raison ce jour-là, comme souvent. La soldate n'est certes pas tendre, mais son côté terre à terre lui permet d'obtenir un avis objectif à chacune de ses propositions. Pourquoi s'obstine-t-il à prendre sous son aile de nouveaux soldats ? Le résultat reste le même, d'années en années. Ils meurent, et lui reste. Malgré tous ses efforts pour s'améliorer, il ne parvient jamais à les sauver.

Et la douleur de les perdre grandit à mesure que le temps passe.

Comment a-t-il fait pour se relever de ces épreuves ? Il ne parvient pas à s'en souvenir. Seule une tristesse immense lui parvient comme écho de son passé. Un désespoir qui s'empare lentement de son âme, déroulant ses tentacules avides autour de son esprit épuisé.

Ils sont morts.

Il se sent s'enfoncer dans les abysses d'un monde sans lumière à chaque fois qu'il imagine leurs visages. Une tornade de regret le heurte lorsqu'il songe à leurs derniers instants.

Ont-ils hurlé et supplié comme lui-même l'a fait ? Se sont-ils battus jusqu'au bout ou ont-ils abandonné ? La douleur qu'il a ressentie alors que ce Titan lui broyait les jambes a-t-elle été la même que la leur ?

C'est peut-être là la différence avec toutes les fois précédentes. Cette fois, il parvient à imaginer ce que ses soldats ont vécu pendant leurs derniers instants. Il sait l'horreur de leur mort et saisit leurs dernières pensées sans le moindre mal.

Si seulement il avait été plus rapide. Si seulement il avait été moins lâche. Si...

« Mike ! »

Tara le fixe d'un air soucieux alors qu'il relève la tête. Il ne l'a pas entendu entrer. L'inquiétude qu'elle ressent transparaît dans ses gestes et son regard. Ses doigts caressent sa joue mal rasée tandis qu'elle vient coller son front au sien.

« Tu réfléchis trop. »

La patience dont elle fait preuve avec lui l'étonne toujours. Il ne mérite pas un tel traitement.

« C'est le grand jour. Tu es prêt ? »

Absolument pas, mais il n'ose lui dire. Elle serait déçue. Depuis qu'il s'est réveillé, Tara prend soin de lui comme on prendrait soin d'un joyau. Il sait à quel point elle souffre de la situation, elle aussi, sauf qu'elle ne lui montre rien. Elle se contente de faire passer son propre bien-être au second plan, comme s'il n'avait aucune importance. Comme si lui seul comptait. Alors si ce fameux grand jour peut lui permettre de retrouver son sourire, il est prêt à tout.

La soldate entrelace leur doigt. Dire que ce geste est devenu tellement naturel pour eux. Ils n'arrivent pas à s'en empêcher. Ce simple contact représente trop de choses.

« Tu vas y arriver. »

Comment lui dire qu'il n'a même pas envie d'essayer ? Comment lui avouer qu'il aimerait rester à sombrer au fond de son lit d'infirmerie ?

Tara approche le fauteuil-roulant que Hanji lui a fabriqué. Une fois de plus, l'intelligence de la scientifique soulage un peu son quotidien. Rompu par l'exercice, la soldate l'installe dedans avec moins de difficulté que la veille.

Contrairement à son cœur, son corps semble être sur la voie de la guérison. Il retrouve peu à peu le contrôle et la douleur qui le déchirait au moindre mouvement n'est plus qu'un lointain souvenir. Seules ses jambes persistent à lui rappeler les événements passés.

« Je ne sais pas ce que je ferais sans toi. »

Son murmure est à peine perceptible, mais comme toujours l'attention de Tara lui est entièrement dédiée. Elle le scrute pendant un long moment avant qu'un sourire attendrit vienne habiller ses lèvres charnues.

« L'avantage, c'est que tu n'as pas à te poser la question. »

Elle ne rajoute rien, cette promesse qu'elle n'a pas besoin de prononcer, ils se l'ont faite il y a longtemps. Quoi qu'il arrive, ils continueront à avancer, ensemble.

Ils traversent lentement le QG. L'endroit n'a pas été prévu pour accueillir un fauteuil-roulant, le manœuvrer demande une énergie folle à la soldate. Mike le sait, et il s'en veut, parce qu'une fois de plus, il ne peut rien faire. Il se contente d'observer le décor autour de lui, se raccrochant aux bribes de souvenirs qui viennent le heurter de plein fouet.

Il revoit Gelgar et Henning faire rentrer en douce du tabac et de l'alcool, bravant ainsi l'interdiction mise en place par Erwin. Il les couvrait à chaque fois, trop conscient de l'importance de cette échappatoire pour eux.

Il revoit aussi Lynne en train de s'entraîner sans répit dans la salle d'arme. Elle avait un talent rare pour le maniement des sabres, il ne lui avait presque rien enseigné de plus lorsqu'elle avait rejoint son escouade.

L'arrivée dans le réfectoire le crispe plus qu'il ne le voudrait. Ils ont passé trop de temps ici, à rire et discuter. C'est sur le banc en face de lui qu'il a aperçu pour la première fois Nanaba et sa tignasse blonde. Son parfum avait quelque chose d'envoutant, et très vite, il s'était senti fasciné.

Il se souvient du jour où elle l'a dévisagé avec ses grands yeux bleus alors qu'ils rentraient d'une mission particulièrement éprouvante. Il n'avait pas pu s'empêcher de succomber à son charme androgyne, comme de nombreux membres du Bataillon. Leur histoire n'avait duré que quelques mois, il pensait que ça n'avait été qu'un doux échappatoire à sa condition de Chef d'Escouade. Finalement, il avait fallu que Trost tombe pour qu'il comprenne à quel point il se trompait.

Le combat n'avait pas été particulièrement rude pour le Bataillon d'Exploration, ils étaient arrivés après la guerre. Mais Tara avait frôlé la mort d'un peu trop près ce jour-là. À force de se concentrer sur son instinct, elle avait mauvaise habitude de négliger sa propre sécurité. Il avait réussi à intervenir de justesse pour éviter à sa protégée une mort atroce. Jamais il n'avait eu aussi peur.

« À quoi est-ce que tu penses ? »

Mike n'avait pas remarqué qu'ils s'étaient arrêtés d'avancer. Tara se tient à ses côtés, le regard triste. Elle aussi, elle fuit le réfectoire autant que possible.

« À Trost, et à tout ce qui a changé ce jour-là. »

« Je crois que je n'avais pas frôlé la mort d'aussi près depuis ma première sortie en dehors des murs. »

« On fait les mêmes conneries finalement : à force de se préoccuper des autres, on oublie de se protéger nous-mêmes... »

Tara lâche un léger rire narquois. Elle se met en danger uniquement parce que son instinct l'y oblige. Lui résister trop souvent n'est pas une option si elle veut conserver sa santé mentale. Pour Mike, c'est différent. Cet imbécile possède un cœur tellement grand qu'il est incapable de ne pas agir. Quand bien même il risque sa vie à la moindre occasion, simplement pour protéger ceux qui l'entourent. C'est ce qu'il a fait dix ans plus tôt, lorsqu'il a veillé sur elle une nuit entière alors qu'ils étaient cernés par les Titans. C'est aussi ce qui a failli lui coûter la vie quelques semaines plus tôt.

« Je ne pourrais plus te protéger à présent. »

Voilà donc ce qui le terrifie tant. Tara sent son cœur se serrer alors qu'il prononce ces mots.

« Et si, pour une fois, on faisait l'inverse ? »

Comme s'il avait le choix... Même si on lui a certifié, il n'est absolument pas sûr de pouvoir remarcher un jour et encore moins de pouvoir retourner sur le terrain. Et l'idée de ne plus être en mesure de protéger Tara, de risquer de la perdre, elle aussi, le terrifie.

Ils se remettent finalement en route, traversant une bonne partie du QG et des terrains d'entraînement sans accorder la moindre attention aux regards curieux. Hanji et Erwin les attendent à l'orée de la forêt, là où personne ne viendra les déranger. La scientifique, comme toujours, paraît surexcitée. Elle ne cesse de trépigner sur place, pour le plus grand malheur du Major alors que Tara lui confie son protégé.

« Tu as l'air plus apaisée. »

Tara s'est assise sur une souche d'arbre, Erwin se tient à ses côtés. Leurs regards sont rivés sur leur deux amis, non loin d'eux. Hanji soutient Mike alors que celui-ci tente désespérément d'enchaîner quelques pas avec les béquilles qu'elle lui a bricolé. Une fois de plus, il s'effondre sous les yeux navrés de la scientifique.

« J'ai toujours trouvé fascinante votre relation. Dès que vous vous retrouvez, vous donnez l'impression que toutes vos craintes s'envolent. »

Voilà qu'Erwin se met à analyser leur sentiment. La soldate le dévisage. Le voir lui parler ainsi lui rappelle l'époque où il n'était pas Major. L'époque où il était encore accessible.

« C'est le cas. De mon côté. »

Discuter avec le Major de cette façon lui rappelle l'étrange époque où ils s'entendaient bien, tous les deux. Tout semblait plus simple à ce moment-là. Ils enchainaient les missions sans se poser de questions. Leur peur des Titans s'était amoindrie avec les années passées sur le terrain. Souvent, ils refaisaient le monde ensemble, autour d'un feu de camp, plein de rêve et d'espoir. Mais surtout, ils riaient. Parce que Hanji s'emportait dans des théories fumeuses ou parce qu'Erwin leur sortait l'un de ses discours grandiloquents.

Le regard de Tara ne s'attardait déjà que rarement sur eux. Elle passait un temps fou à admirer le sourire imprimé sur le visage de Mike, à écouter son rire qui s'élevait dans les airs. Il n'était lui-même que lorsqu'il était entouré de ses plus proches amis. Dans ces moments-là, il s'autorisait une légèreté et un humour qu'il camouflait devant le reste des soldats.

Tout ça, c'était avant qu'Erwin ne monte en grade, avant la chute du mur Maria, et avant que leurs certitudes ne s'effondrent. La tension entre le Major et la soldate n'avait fait qu'augmenter depuis.

« De son côté aussi. Il n'est heureux que si tu te trouves à ses côtés. »

« J'ai peur qu'il ne parvienne pas à se relever de cette épreuve. Je ne l'ai jamais vu dans un tel état. »

Voilà qu'elle se met à lui confier ses craintes à propos de Mike. Plus rien ne semble suivre le cours logique des choses à l'intérieur des Murs. Bientôt, Livaï se mettra à sourire aux inconnus.

« Parce que tu ne le connais que depuis dix ans. Il était constamment comme ça avant que tu intègres le Bataillon. C'est à ton contact qu'il a repris goût à la vie. Continue à le soutenir comme tu le fais déjà, et d'ici peu de temps, il se remettra à rire. »

« Tu as l'air d'un humain, quand tu parles comme ça. »

« Je ne suis pas le monstre que tu te plais à imaginer Tara. »

Elle se relève, las de voir une fois de plus Mike s'écrouler au sol. Cet exercice ne mène à rien, et l'air abattu de l'homme qu'elle aime lui fend le cœur. Il a besoin d'elle. Avant que ses pas ne la mènent plus loin, elle se retourne, incapable de tenir sa langue.

« Tu es seulement le monstre qui nous conduira à notre mort, Erwin. »

Mike n'a rien entendu de leur échange, et ce n'est pas plus mal. Elle sait qu'il regrette la tournure qu'a prise sa relation avec Erwin. Il lui répète souvent d'ailleurs. La jeune femme s'assoit sur le sol, face à lui qui y est tombé trop durement. Peu importe la poussière qui vient tacher ses vêtements.

« Pour une fois que c'est à moi de me baisser pour te parler. »

Son chef d'escouade la dévisage, surpris. Tara ne donne que rarement dans l'humour, elle se contente la plupart du temps d'écouter ses bêtises. D'après elle, il y met tellement de cœur qu'elle n'arrive pas à y résister. Il n'a jamais osé lui dire qu'il fait ça simplement pour pouvoir contempler ses lèvres esquisser un semblant de sourire. Dommage que ce trait d'humour arrive à cet instant. Il se serait fait un plaisir d'y rire avant d'en profiter pour l'enlacer.

« Je n'y arriverais pas. »

À défaut de son rire, cette phrase franchit ses lèvres. Un aveu si honteux qu'il peine à lui faire.

« Tant pis. »

« Tant pis ? »

« Que tu arrives à marcher ou non, ça ne changera rien pour moi. Je te l'ai déjà dit : si je dois te porter pour explorer le monde à tes côtés, je le ferais, Mike. »

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