Chaleur. Une chaleur douce et réconfortante. Une sensation qu'elle n'a pas connue depuis plusieurs semaines. La caresse du coton sur son corps affaibli. Un linge froid que l'on dépose sur son crâne, inlassablement. Et des voix.

« Alors ? Ton pronostic ? »

« Un épuisement total, tout simplement, Erwin. Elle n'a rien mangé depuis votre retour de mission, et n'a sûrement pas plus dormi. Elle passe ses journées ici, à veiller sur Mike. »

« Pourquoi ? »

« Pour la même raison qui fait que je suis restée à tes côtés depuis que l'on se connaît. »

« Elle va s'en sortir ? »

« Il n'appartient qu'à elle d'en décider. »

Puis le silence. Ce silence dans lequel elle se morfond depuis des jours entiers. Depuis qu'il n'est plus là pour le combler. Ce silence pesant sur ses épaules, horriblement assourdissant. Il est bien plus terrifiant que l'obscurité qu'elle redoute tant, bien plus épuisant. Tara l'a toujours haï ce silence. Ce reliquat de solitude qui se greffe à son âme aussi aisément que les remords amers qui la hantent.

« Pourquoi l'as-tu provoquée ? »

« Une soldate aussi douée qu'elle ne peut se permettre le loisir de rester amorphe. Il fallait la faire réagir. »

Parce que l'humanité passe avant l'humain.

« La vraie raison, Erwin Smith. »

« Mike m'avait demandé de veiller sur elle s'il lui arrivait quelque chose. »

Parce que Mike est la personne la plus attentionnée qui lui ait été donné de rencontrer. Parce qu'il a veillé sur Tara depuis le jour où elle a intégré le Bataillon d'Exploration. Parce qu'il l'a supplié de la protéger quoi qu'il arrive.

Mike est son ami le plus proche. Le soldat du Bataillon en qui il a toujours eu confiance. Celui qui l'a toujours épaulé, bien avant l'arrivée de Livaï. Alors, il lui doit bien ça. Peu importe les insubordinations de Tara, peu importe leurs divergences de point de vue, peu importe la haine qui les lie. Tant que Mike ne reviendra pas à lui, il sera là pour secouer cette gamine que la vie n'a pas épargnée. Qu'il passe pour le méchant de l'histoire ne compte pas, l'essentiel est le résultat.

« Si Livaï et toi n'avez pas réussi à la faire sortir de sa torpeur, j'étais le seul à pouvoir le faire. Elle me déteste depuis que je suis devenu Major. »

« Tu aurais pu la raisonner avec douceur. »

« Maxi... Tu sais aussi bien que moi que cela n'aurait pas marché. »

« Et si elle décidait de baisser les bras ? »

« Tara est encore plus têtue que toi et moi réunis. Rien ne l'empêchera de veiller sur Mike jusqu'au bout. »

La soldate l'aurait bien insulté si elle en avait eu la force. Elle déteste être manipulée ainsi. Mais son corps est trop faible, alors elle se contente d'ouvrir ses yeux, plongeant ses prunelles émeraude dans celles azur d'Erwin. Un échange bref et silencieux, bien plus significatif qu'un long discours. Le blond est rassuré, il a fait le bon choix : Tara n'abandonnera pas.

Elle sera là le jour où Mike ouvrira de nouveau les yeux.

« Tara ! »

Maxi se rend compte que la soldate est enfin réveillée. Elle commençait à perdre espoir. Il lui faut à peine quelques secondes pour reprendre ses esprits et s'activer autour de sa cadette. Ses années de pratique prennent le pas sur l'inquiétude qu'elle a ressenti, et ses gestes experts suivent la cadence.

Discrètement, Erwin sort de l'infirmerie. Il a bien d'autres choses à faire, et il a confiance en Maxi plus qu'en quiconque. Tara sera remise sur pied en un rien de temps.

« Tu sais, je n'approuve pas les méthodes d'Erwin te concernant, mais je dois avouer que je suis soulagée. S'il ne t'avait pas provoqué, les dégâts auraient pu être terribles. Tu as poussé ton corps à bout. Ça fait déjà trois jours que tu dors. »

Avec toute la délicatesse dont elle est capable, la médecin aide Tara à se redresser. Une armée de coussin l'entoure, soutenant son corps malade. Puis, sans même lui demander son avis, elle l'oblige à boire au goulot d'une bouteille en verre. L'eau est fraîche, trop fraîche. Une partie se renverse sur les draps, mais Maxi n'y porte aucune attention.

Ce qui la fait réagir, en revanche, c'est le regard pesant de Tara sur le rideau tiré autour de son lit. Le rideau qui la sépare de Mike.

« Il n'y a eu aucun changement depuis que tu t'es évanouie. Ses fractures aux jambes se ressoudent lentement, mais sûrement. Avec du repos, il ne gardera aucune séquelle. »

Une réponse claire à sa question muette. Une réponse qui ne lui apporte que peu de réconfort.

« Il finira par se réveiller. Il faut juste lui laisser plus de temps. »

Le temps... Une chose dont on ne dispose pas dans le Bataillon d'Exploration. Tout n'est que précipitation quand on risque sa vie à la moindre occasion.

« Ton rôle maintenant, c'est de te remettre en forme. Et pour ça, tu vas commencer par avaler de la nourriture. »

Son ton ne laisse pas place à une protestation. Maxi est aussi sévère dans ses soins qu'elle peut être douce dans la vie. De toute façon, Tara n'a pas la force pour refuser. Elle ouvre lentement la bouche alors que la médecin approche une cuillère de soupe, trop salée. Une grimace apparaît sur son visage, mais le regard qui la fixe la dissuade de critiquer. Maxi a certainement préparé cette soupe elle-même.

« Tu penses vraiment qu'il finira par se réveiller ? »

Sa voix est rauque, fatiguée d'avoir été si peu utilisée.

« Mike est l'homme le plus fort que je connaisse. Il n'abandonne jamais. »

« Je l'ai vu abandonner ce jour-là. Je l'ai vu hurler devant ces titans, je l'ai vu supplier. Il avait déjà abandonné, et moi, je suis arrivée trop tard. »

Cette scène reste gravée dans sa mémoire, absolument terrifiante. Le visage apeuré de l'homme qu'elle aime, ses supplications. Les larmes qui coulaient sur son visage, ses membres tremblants. Tant de choses si différentes de ce qu'elle a toujours connu de lui.

« Tu n'es pas responsable de ce qu'il s'est passé Tara. Sans toi, Mike n'aurait eu aucune chance de survie. »

Maxi a raison. Elle le sait au plus profond d'elle-même.

« J'ai mis trop de temps à me décider. J'aurais dû agir plus vite, j'aurais peut-être pu tous les sauver. »

Parce qu'elle a hésité trop longtemps. Parce qu'elle n'a pas voulu désobéir aux ordres de Mike. Comme une idiote, elle a voulu lutter contre son instinct qui lui criait de le suivre. Pourtant, elle sait. Elle sait que quoiqu'il arrive son instinct ne se trompe jamais. Mike allait mourir ce jour-là, et elle, elle a hésité à le sauver.

Elle était prête à l'abandonner.

« Si j'avais agi plus vite, il n'aurait pas fini dans cet état. On aurait éliminé ses foutus titans sans problème, et l'on aurait pu se battre aux côtés des autres. Avec Mike et moi dans l'équation, ils n'auraient pas connu une mort aussi horrible. »

« Si j'avais agi plus vite, j'aurais pu sauver Petra et le reste de mon escouade. »

Livaï se tient dans un coin de la pièce. Tara ne l'avait pas remarqué. Il est adossé au mur, les bras croisés, son habituel air énervé imprimé sur son visage.

« Tch. Je te pensais plus intelligent que ça, la Bleue. Depuis quand tu te laisses assommer par de telles conneries ? Peu importe tes capacités inhumaines, tu ne peux pas sauver tout le monde. Nous sommes les soldats du Bataillon, et le Bataillon mène à la mort. »

« Comment tu peux montrer aussi peu de pitié ? Comment tu peux accepter leur mort ? »

Un regard accusateur. Le même qu'elle porte sur Erwin à chaque fois qu'elle le croise dans un couloir. Livaï fait partie de ceux qui peuvent changer les choses. Il est le plus fort d'entre eux, et pourtant, il suit aveuglément les ordres du Major et oublie ceux qui tombent. Le deuil n'existe pas au sein du bataillon, ils n'en ont pas le temps.

« Je ne l'accepte pas, je fais simplement avec. Ils sont morts et je ne pourrais rien y changer. Ceux que je peux faire, par contre, c'est me relever coûte que coûte et protéger ceux qui restent. Toi, tu peux continuer à te complaire dans ta tristesse et te laisser mourir, ce n'est pas moi qui t'en empêcherais. Ou alors, tu peux cesser de te lamenter et te battre pour progresser. Et le jour où le géant idiot qui te sert de chef daignera se réveiller, tu seras enfin en mesure d'assurer ses arrières. À toi de choisir. »

Il ne lui laisse pas le temps de répondre, et sort de la pièce aussi silencieusement qu'à son habitude. Tara ne sait que dire alors que Maxi la fixe d'un air navré. Livaï a raison. Il n'appartient qu'à elle de se relever et de se battre. Si elle veut revoir un jour le regard rempli de fierté de Mike, elle doit se ressaisir. Elle n'a pas le choix.

« Je vais te laisser te reposer, et réfléchir à tout ça. J'ai demandé à Erwin d'installer un fauteuil plus confortable à côté du lit de Mike, tu veux t'y asseoir ? »

Tara hoche la tête et laisse Maxi l'aider à sortir du lit. Les mains de la médecin sont douces et chaudes sur sa peau hâlée. La soldate frissonne, personne ne s'approche autant d'elle d'habitude. Personne à part Mike.

La voilà de nouveau seule avec un géant inerte allongé près d'elle. Elle l'a toujours apprécié, cette stature hors du commun qui le caractérise tant. Une stature qui ne fait que renforcer l'aura rassurante qui émane de Mike. À ses côtés, elle n'a jamais peur de rien, si ce n'est de le perdre.

« À ce qu'il paraît, je t'ai laissé en paix pendant trois jours, ça a dû te faire du bien de ne plus m'entendre jacasser... En vérité, je crois que je ne t'ai jamais autant parlé que ces derniers temps. Avant, on n'avait jamais besoin de mots pour se comprendre.

Alors, comme ça, tu as fait promettre à Erwin de s'occuper de moi s'il t'arrivait quelque chose ? Il faudrait que tu m'expliques ce qu'il t'a pris le jour où tu as eu une telle idée... Tu sais aussi bien que moi que je suis la partie instable de ses plans, et qu'il déteste ça.

Ils veulent que je me ressaisisse, que je sorte de la torpeur qui m'assomme. Je ne sais pas si je suis prête. Erwin, Maxi et Livaï... Ils ont beau me soutenir, chacun à leur manière, ça ne m'apporte jamais assez de réconfort. Ce n'est pas comme avec toi.

Toi, tu es le premier à avoir compris le fardeau qu'est mon instinct. Tu es le premier à m'avoir appris à en supporter les conséquences. Surtout, tu as toujours été là lorsque la folie me ronge, après chaque retour de mission. »

Le même rituel se répète inlassablement. Elle s'en souvient très bien, la dernière fois n'est pas si vieille. À peine quelques semaines, après la tentative de capture du Titan Féminin. Après le massacre de l'escouade Livaï, après la mort de Petra. Mike savait. Il savait l'hécatombe qu'allait être cette mission, et il avait tout fait pour la garder éloignée du plan d'Erwin. Il avait insisté auprès de son meilleur ami pour qu'elle ne participe pas à cette expédition. La souffrance allait être trop grande.

Si seulement Tara l'avait écouté. L'ordre qu'elle avait reçu était pourtant simple : limiter au maximum les pertes sans jamais attaquer directement le Titan. Elle avait essayé. Elle avait tout tenté pour les sauver. Finalement, elle avait presque réussi. Les pertes auraient été bien plus importantes sans elle. Mais cela ne suffisait pas. Son instinct lui criait que ce n'était pas assez.

Mike l'avait retrouvée prostrée contre un tronc d'arbre, les mains cachant son visage, recouverte d'un sang qui n'était pas le sien. Un horrible mélange carmin, témoin poisseux du massacre pour lequel elle avait été aux premières loges. Il s'était accroupi devant elle, la dominant de toute sa hauteur. Puis, avec la délicatesse dont il faisait toujours preuve avec elle, il avait saisi ses mains.

Il s'assurait d'abord qu'elle n'était pas blessée, et si ce n'était pas le cas, alors l'inquiétude qui ornait son visage disparaissait. Il n'y restait qu'une compassion immense devant la peine que ressentait Tara. Et lorsqu'elle relevait ses yeux embués de larmes vers lui, il sortait un morceau de tissu de la poche intérieur de son uniforme pour essuyer avec douceur ces perles salées avant qu'elles ne tracent de longs sillons sur ses joues.

« Tu dois tenir jusqu'aux murs, la Bleue. Quand on sera à l'abri, tu pourras t'effondrer, et je te promets que je serais là pour te relever. »

Une promesse qu'il tient sans jamais faillir. À chaque retour de mission, ils s'accordent un moment ensemble, rien que tous les deux. Ils s'isolent, souvent dans les quartiers de Mike, à l'abri des regards curieux. Et quand ils sont sûrs qu'ils ne risquent plus rien, Mike l'entoure de ses bras puissants et la berce sans accorder le moindre regard aux minutes qui passent. Là, la chaleur réconfortante du soldat l'apaise avec facilité et son instinct accepte enfin de cesser de la tourmenter.

Elle n'a jamais su comment le remercier pour tout ce qu'il a fait pour elle. Elle n'a jamais su comment lui exprimer la gratitude immense qu'elle ressent. Et aujourd'hui, elle le regrette plus que jamais.

Aujourd'hui, il n'est pas là pour la réconforter et peu importe les résolutions qu'elle tente de prendre : son instinct refuse de se taire. Pas tant que Mike ne la serrera pas de nouveau dans ses bras.