Chapitre 15 : Abandon
Lorgnant avec dédain l'homme qui lui fait face, Tara brûle d'un mépris qu'elle parvient à peine à contrôler. Une chose est désormais sûre dans son esprit rongé par la fatigue : jamais elle n'a mis autant de cœur à le haïr. Jamais elle n'a autant souhaité ne l'avoir jamais rencontré.
Il lui avait pourtant promis que ce coup d'État ne les affecterait pas. Que le refuge qu'il leur avait fourni ne présentait aucun risque et que jamais Mike et elle n'auraient à pâtir de ses ambitions démesurées.
Mais visiblement, tout ça n'a été que de vaines paroles destinées à endormir sa vigilance. Tara s'en rend à présent compte. Erwin Smith est un homme à éviter lorsque l'on souhaite vivre.
Ses pupilles parviennent difficilement à distinguer les traits de son visage dans l'obscurité ambiante, mais elle imagine sans le moindre mal son air faussement désolé.
Elle n'est qu'un sacrifice de plus pour Erwin Smith.
Jamais elle ne parviendra à vivre heureuse tant que le Major du Bataillon s'appliquera à mettre son monde à feu et à sang.
Comment a-t-elle pu être aussi naïve ?
« Mike et toi, vous vous reposerez dans une maison qui m'appartient. Elle est éloignée de tout et possède son propre accès au bas-fond. Je suis le seul à connaître son existence ; vous ne risquerez rien là-bas. »
Mensonge.
Il les a trahis, et elle en paye à présent le prix fort. Emprisonnée, battue par les hommes des Brigades Spéciales, il ne lui reste que sa haine. Une haine si puissante qu'elle l'auréole d'une aura meurtrière toute destinée à celui qui s'applique à faire de sa vie un enfer.
À lui et aux deux hommes qui descendent à présent les marches qui mènent à leurs geôles.
Elle constate avec amertume que la dernière fois qu'elle s'est retrouvée dans cette situation, treize ans plus tôt, c'était deux têtes blondes qu'elle avait vu apparaître en bas de l'escalier. C'était Mike et Erwin qui lui avait permis de s'échapper de cette prison devenue le tombeau des opposants aux régimes.
À l'époque, elle n'avait pas eu peur en les voyant se dresser dans ce charnier putride. Rien de ce que l'on pouvait lui réserver ne pouvait être pire que ce qu'elle avait déjà vécu. La lumière qu'ils avaient apportés lui avait redonné un semblant d'espoir.
Et aujourd'hui, son espoir se fane dans l'obscurité ambiante. La torche enflammée que tient l'un des deux hommes vacille à mesure qu'ils avancent. Les ombres qu'elle projette s'agitent dans un balai lugubre, sinistre.
Lorsqu'elle entend le cliquetis des clefs que l'on insère dans la serrure de sa cellule, toute trace d'espoir s'éteint définitivement dans son regard. Elle sait ce qui l'attend avant même que l'homme entre dans la cellule.
La voilà replongée dans son adolescence, affamée, épuisée, les poignets rongés par chaînes aux maillons couverts de rouille. Faible, meurtrie et à la merci du premier prédateur se présentant à elle.
Elle ne bronche pas lorsque les pas ne résonnent plus dans le silence de la prison. L'homme s'est arrêté devant elle, son acolyte patiente devant la porte, la torche en main. Sa main saisie le menton de la soldate, l'oblige à relever la tête. Il veut qu'elle sache qu'elle n'a aucune chance de s'en sortir.
Tara le reconnaît immédiatement. Ce sourire édenté est son œuvre, de même que la contusion qui mange la moitié de son visage taillé à la serpe.
Pourquoi ne les a-t-elle pas simplement tués ?
Pourquoi n'a-t-elle pas simplement fui avec Mike ?
Pourquoi a-t-elle voulu obéir à son instinct ?
Trop de questions résonnent dans son esprit alors qu'un premier coup la cueille à la rate. Elle ne bronche pas malgré la douleur.
Se complaire dans le mutisme a toujours été une seconde nature chez elle. Ce n'est qu'en intégrant le bataillon qu'elle est parvenue à chasser cette vieille habitude. Parce qu'échanger quelques paroles avec Mike suffisait à la rendre heureuse.
Son esprit s'accroche à une pensée tandis qu'un second coup lui coupe le souffle : Mike est en sécurité. Elle le sent au plus profond d'elle-même, et c'est tout ce qui compte alors même que le craquement funeste de l'une de ses côtes se fait entendre dans les geôles.
Il ne risque plus rien.
Elle se le répète alors que le sang coule à présent sur son visage, empruntant un chemin auparavant parcouru par des larmes. La douleur n'est que passagère, elle le sait parfaitement. Peu importe le nombre de coups qu'elle recevra, elle se relèvera comme elle l'a toujours fait.
Il ne risque plus rien.
L'homme attrape ses cheveux déjà malmenés, l'oblige à le dévisager.
« Je vais te faire vivre un enfer. »
Que sait-il de l'enfer ? Lui qui vit tranquillement à l'abri des murs ? Que sait-il de la monstruosité abritée par ce monde ? Que sait-il de l'horreur qui se cache sous le voile abîmé qu'est leur société ?
Qu'a-t-il connu, si ce n'est le confort d'une classe privilégiée ?
Lorsqu'elle croise enfin son regard, elle comprend.
La monstruosité ne se trouve pas forcément là où l'on peut s'y attendre.
L'enfer non plus.
Cet homme n'a plus rien d'humain lorsqu'il pose une main avide de chair sur sa peau tuméfiée. Son rire gras devient halètement pervers à mesure qu'il arrache les haillons recouvrant le corps de la soldate.
Une larme se mêle au sang, unique.
Elle voudrait hurler.
Les appeler à l'aide.
Leur rappeler qu'elle aussi, elle peut s'effondrer.
Des ongles sales raclent sa peau hâlée, les quelques dents restantes écorchent son épiderme.
Elle ne hurle pas.
Il est partout à la fois, massacrant son corps à coups de caresses et de baisers maudits.
Seul son silence règne.
L'homme ne pourra pas plaider la folie : il savoure ses actes, se délecte de son intrusion. La résignation dans le regard de la soldate est le plus beau des cadeaux.
Seul son désespoir résonne entre les murs de sa cellule.
Il brisera cette femme, fera de son corps une épave.
Parole de soldat des Brigades Spéciales.
Seule sa peur emplit l'air.
« Torturer la femme d'un haut gradé du Bataillon d'Exploration vous coûtera cher. »
La voix d'Erwin s'impose, réponse à ses cris muets qu'elle pensait émettre en vain. Il s'était pourtant promis de ne pas se faire remarquer pendant son séjour en prison. Il voulait à tout prix attendre le bon moment pour dévoiler son jeu.
Cependant, la présence de sa subordonnée a fait voler en éclat ses certitudes. Tara n'aurait jamais dû se trouver dans cette prison. Il s'était assuré personnellement de sa sécurité et de celle de Mike, il l'avait promis.
Ce coup d'État ne les concerne pas. Ils ont déjà bien trop donné à l'humanité pour devoir encore subir les ires de quelques dégénérés avides de pouvoir. C'est pour ça qu'il les a envoyés prendre du repos dans cette maison inhabités depuis des années, là où Maxi et lui avaient vécu quelque temps avant de s'établir définitivement au QG du Bataillon d'Exploration.
Alors pourquoi la soldate se retrouve-t-elle face à lui et pourtant si loin ?
Pourquoi doit-elle supporter les mains de ce porc sur son corps déjà trop abîmé par la vie ?
Pourquoi ne parvient-il pas à capter son regard ?
Pourquoi semble-t-elle s'être éteinte ?
La voir ainsi lui rappelle le jour où leur chemin s'est croisé pour la première fois. Le jour où Mike et lui l'ont trouvé enchaînée sous un tas de décombres, là où personne n'aurait pensé à chercher une étincelle de vie.
Il se souvient de son regard brillant d'une force et d'une détermination improbable au sein d'un corps si frêle. Elle n'avait que la peau sur les os à l'époque et ses cheveux sales cachaient une partie de son visage rongé par la faim. Jamais il n'avait imaginé la retrouver trois ans plus tard, fière et forte dans son uniforme de recrue, à la recherche d'une liberté dont elle avait été perpétuellement privée.
« Posez encore les mains sur elle et je m'assurerais que vos têtes tombent rapidement. »
Jamais il n'avait imaginé qu'elle serait celle qui redonnerait le sourire à son frère d'armes, celle qui arriverait à panser ses blessures. Jamais il n'avait imaginé qu'en plus de sauver la vie de tant d'hommes et de femmes du Bataillon, elle serait celle qui oserait toujours lui tenir tête, celle qui le rappellerait à son humanité trop souvent oubliée.
Tara et Mike sont les plus humains d'entre eux, ceux qu'il doit à tout prix protéger de ses ambitions démesurées.
« Au lieu de t'occuper d'la femme d'un de tes subordonnés, tu ferais mieux de t'occuper d'la tienne. »
L'homme, qui se tenait auparavant en retrait, avance à présent vers lui et déverrouille la porte de sa cellule, un air satisfait peint sur son visage aux traits encore juvéniles.
« J'te rappelle que t'es notre prisonnier ici, et que demain, tu seras exécuté pour trahison. T'as plus aucun pouvoir. »
Il n'a malheureusement pas tort. Enchaîné au mur, Erwin ne peut plus rien faire si ce n'est jouer de son intelligence pour espérer sauver la soldate. La main liée par son ambition, jamais sa marge de manœuvre n'a été aussi faible.
Il hésite un instant. Tara a-t-elle assez de valeur à ses yeux pour qu'il se permette de risquer son plan ? Il n'en est pas sûr. Elle a beau être un élément central au sein du Bataillon, et un atout de choix dans la lutte contre les Titans, il a toujours considéré que chaque soldat était remplaçable.
Aucune vie n'est à épargner s'il souhaite découvrir la vérité et sauver l'humanité.
Pourtant, la résignation dont fait preuve Tara réveille en lui une culpabilité sourde. Une culpabilité qui a planté ses graines dans son esprit depuis des années déjà et dont les malheurs de la soldate semblent être un parfait terreau.
Pourquoi ne se débat-elle pas ?
Pourquoi ne proteste-t-elle pas ?
Pourquoi l'oblige-t-elle à agir ainsi, lui dont le cœur s'est muré depuis longtemps derrière une volonté de fer ?
Pourquoi doit-il renouer avec son humanité dans le simple but de la sauver ?
Il l'a promis à Mike après tout. Il veillera sur Tara jusqu'au bout. Il surveillera son présent et son avenir tant que le géant ne sera pas en mesure de le faire.
« Me menacer et violer une de mes soldates ne vous mènera à rien. »
La jeune femme relève la tête à ces mots. Pour la première fois depuis qu'elle a été enfermée ici, leurs regards se croisent. La lassitude qui hante les deux émeraudes terrifie le Major.
Pour la première fois, Tara abandonne, épuisée par une vie de batailles incessantes. Son esprit dérive au loin, évitant avec grâce toutes perspectives d'avenir. Trop de fois souillée par l'humanité, elle choisit de lâcher prise.
« Ne perds pas espoir. »
Les mots offerts par Mike peinent à résonner en elle. Ils se perdent dans la noirceur de cette prison maudite, se retrouvent captifs de fantômes passés et présents. Persuadée qu'Erwin les a trahis, elle les laisse s'éteindre en elle.
Ce dernier ne la lâche pas du regard. La voir dépérir ainsi lui rappelle sa mission première, celle qu'il prétend suivre depuis des années. S'engager au sein du Bataillon d'Exploration en offrant son cœur à l'humanité... Comment pourrait-il prétendre être le guide de tous ces soldats prêts à se battre pour un peuple d'ingrats alors que lui-même hésite à sauver sa subordonnée ?
Comment ose-t-il hésiter à sauver la plus humaine d'entre eux ? Celle qui n'a jamais su faire taire ses émotions. Celle qui n'a jamais su oublier ses rancœurs, ses peines, ses rêves et ses espoirs. À l'image de Mike, Tara a toujours su conserver ce qui faisait d'elle bien plus qu'une soldate courant après une liberté utopique.
Ragaillardi d'une résolution nouvelle, Erwin s'agite, se prépare à se battre. Même emprisonné, il refuse de laisser Tara subir les conséquences de sa propre ambition. Il lui doit bien ça après toutes les fois où elle s'est mise en danger pour le sauver.
« Qu'est-ce que tu comptes faire, l'estropié ? »
Stoppant son élan, le soldat qui s'est rapproché du Major lui assène un coup puissant dans la mâchoire. Un sourire jubilatoire vient orner son visage : ce n'est pas tous les jours qu'il peut se défouler sur un haut gradé. Son poing s'écrase une nouvelle fois contre la peau du blond, puis une troisième fois.
Malgré la douleur, Erwin ne sombre pas. Une nouvelle fois, il tente de se mettre debout. Il doit y parvenir s'il veut pouvoir épargner de nouveau assaut à sa subordonnée. Par chance, l'autre homme s'est arrêté, fasciné par la violence dont fait preuve son ami, oubliant la femme à ses côtés. Complètement amorphe, Tara oscille dangereusement au bout de la chaîne qui retient ses poignets liés. Attachée ainsi depuis la vieille, son corps doit crier grâce autant que son esprit.
Alors Erwin essaye encore. Il refuse de l'abandonner à son triste sort. Il ne peut pas faire ça, pas après dix années passées à hésiter entre la haine et l'amitié. Pas après avoir promis à Mike de veiller sur elle.
Cette fois-ci, il parvient à se mettre debout, et évite la nouvelle attaque. Par chance, Livaï a souvent insisté pour qu'il continue à s'entraîner quotidiennement au corps à corps. Même enchaîné, il sait qu'il n'aura aucun mal à se défaire de son adversaire. Une fois cette tâche accomplie, il n'aura qu'à lui subtiliser les clés pour se libérer et aider Tara.
Ce qu'il n'a pas prévu, c'est la fourberie de son adversaire. Son coup suivant ne se dirige pas vers son visage, ni vers son ventre. Il ne vise pas non plus ses jambes alors même qu'il pourrait facilement le déséquilibrer. Non. Son coup suivant vise le moignon qui lui fait à présent office de bras droit.
La douleur est atroce.
Une plainte s'échappe de sa gorge alors qu'il s'effondre sur le sol. Les larmes aux yeux, l'estomac aux bords des lèvres, Erwin tente de se recroqueviller sur lui-même dans l'espoir de contenir la douleur. Mais l'homme est loin d'en avoir fini avec lui.
Écarquillant les yeux de terreur, le Major du Bataillon voit les flammes s'approcher lentement du vide créé par son bras manquant. L'homme s'amuse à le menacer à l'aide de la torche qu'il a apportée.
Le brasier attise son hurlement suivant. Il sent les flammes lécher sa chemise encrassée, la réduire en cendre. Le nœud de tissu qui dissimulait la chair meurtrie s'embrase peu à peu, alors que le blond se voit partir en fumée.
Pourquoi survivre aux Titans si cela le mène à subir la folie de l'espèce humaine ?
Et, soudain, vient la délivrance. Une trombe d'eau se déverse sur lui, éteignant les quelques flammes responsables de son mal. Un soulagement immense s'empare de son esprit alors que la douleur cesse aussi rapidement qu'elle était apparue. Le regard embué, il relève la tête pour constater qu'une femme se tient à présent devant lui. Arborant fièrement l'uniforme des Brigades Spéciales, elle le toise avec un dégoût non dissimulé.
« L'aube n'est pas encore levée, je doute que les nobles du château aient envie d'être réveillés par les hurlements d'un traître. Garde ça pour plus tard. »
Ne sachant que répondre, Erwin se contente d'observer la scène qui se passe derrière elle. Les deux hommes s'amusant à les torturer semblent se faire rabrouer par leur supérieur sans que celui-ci y mette une grande conviction. À croire que ces deux-là ne sont pas à leurs premiers coups d'essai avec des prisonniers.
« Tara ? »
La femme hausse les épaules, peu concernée. Visiblement, l'état de la prisonnière lui importe peu. Elle n'est là que pour veiller à ce qu'il parvienne vivant devant le roi et sa cour. Qu'une traître à la couronne sombre dans son désespoir à quelques mètres d'elle ne compte pas.
« Crois-moi, Major, qu'elle meurt maintenant ou lors de son exécution ce soir, ça ne changera pas grand-chose, si ce n'est que tu ne sera plus là pour y assister. »
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Je ne pouvais pas continuer à écrire que de la guimauve, faut bien faire souffrir les personnages un peu.
À bientôt.
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