Des éclats de rire, des voix débordantes d'entrain, des joutes verbales.

Depuis combien de temps le réfectoire n'a-t-il pas accueilli tant de vie ?

Pendant combien de temps cet endroit a-t-il été plongé dans une morosité trop pesante ?

Erwin n'ose s'approcher plus, de peur de gâcher ce tableau si réconfortant qui se dessine sous ses yeux. Les couleurs chatoyantes d'un matin d'été se mélangent avec allégresse, teintant leurs visages d'une joie trop longuement oubliée.

Depuis combien de temps Mike n'a-t-il pas ri ainsi ?

Voir un tel sourire étirer les lèvres de son meilleur ami le rassure. Un sourire qui trouve son écho dans celui de la jeune femme à ses côtés, occupée à le dévorer du regard. Certaines choses ne changeront jamais au sein du Bataillon. Toutefois, l'œil avisé du Major décèle une étincelle de sentiment prête à s'embraser.

Le tableau qu'il contemple s'anime avec une justesse désarmante. Le chef d'escouade vole un baiser à sa subordonnée, s'attirant les félicitations bruyantes de la scientifique à leurs côtés. Après dix ans de craintes, Tara et Mike semblent enfin avoir abaissé leurs défenses. Les deux soldats baignent dans une aura de bonheur contaminante.

Et Erwin Smith meurt d'envie de s'y réfugier.

Pourtant, il ne s'avance pas. Il reste ce porteur d'ombre dont la noirceur viendrait ternir leur bonheur. Il ne peut les rejoindre sans risquer de faire se flétrir les bourgeons d'une sérénité tant méritée.

Voilà déjà cinq ans qu'il obscurcit leur existence. Ne peut-il pas simplement les laisser en paix ? Ils ont déjà tant fait pour l'humanité, que leur restent-t-ils à donner ? Pourquoi persiste-t-il à leur imposer une culpabilité dont il est le seul responsable ?

Le Major s'adosse au mur de pierre, épuisé. Les fondations du bâtiment, bien plus solides que celles de son esprit, le maintiennent debout. À mesure que l'humanité avance vers la vérité, sa conscience crie grâce, incapable de supporter la pression.

« Heureusement que tu en es conscient. Chaque soldat du Bataillon te confie sa vie Erwin, ton devoir est de ne pas les sacrifier en vain. »

Les paroles que Livaï lui a offertes ont beau être réconfortantes, il sait qu'il est loin des espérances du Caporal. Trop d'entre eux sont morts vainement. Trop d'entre eux ont été sacrifiés. Sa main est couverte d'un sang qui ne lui appartient pas.

Et Tara en est la première témoin depuis des années.

Sans elle, nombre d'entre eux ne seraient plus de ce monde. Elle s'évertue perpétuellement à les maintenir en vie, sans même juger leurs actes, risquant sa vie et son esprit pour eux. Par la force des choses, où par les paris qu'il s'acharne à imaginer, la soldate est devenue sa Némésis. Là où il répand la mort, elle s'efforce de sauver la moindre lueur d'existence.

Pourquoi ne s'est-il pas contenté de briller à ses côtés ?

Pourquoi a-t-il fallu qu'il s'élève au rang de Major ?

Pourquoi a-t-il pris le pouvoir ?

Tant de questions qui le hantent depuis la fin de la dernière expédition. Sa conscience s'est lancée dans une introspection dont il peine à se relever. Lui qui se pensait si sûr de lui, si sûr de ses ambitions et de son destin... Voilà qu'il se met à douter de tous ses actes. Perdre un bras n'a été finalement qu'un déclic de plus dans son esprit.

Mais il n'y a pas que ça. Erwin le sait pertinemment. Il se sent terriblement coupable, terriblement responsable des épreuves qu'ont dû traverser Tara et Mike. Depuis cinq ans, il voit leur état se dégrader au fil des expéditions, il ressent la lassitude, la tristesse et la culpabilité permanentes qui s'abattent sur eux.

Voir Mike rester alité si longtemps, le voir souffrir autant, alors même que sa subordonnée se mettait à sombrer dangereusement... Il ne se rappelle pas s'être déjà senti plus coupable que le jour où Tara s'est effondrée en tentant de le frapper. Pas depuis le jour où il s'est rendu responsable de la mort de son père.

À croire qu'il fait souffrir les autres aussi facilement qu'il respire.

Il se redresse avec peine, déjà usé par la journée qui s'annonce. Au moins peut-il leur accorder encore quelques instants de répit avant de les confronter à la réalité. Quelques instants loin de lui et de ses démons. Il refuse d'être celui qui fera taire leurs rires une fois de plus.

« Erwin ! Tu te joins à nous ? »

Le corps du Major s'affaisse de nouveau. Il aurait dû s'éclipser plus discrètement et bien plus tôt. Captivé par la lumière des vétérans, il s'est laissé avoir. Hanji l'a piégé avec facilité.

Comment pourrait-il renoncer à quelques minutes de sérénité en leur compagnie ?

Il relève la tête vers le petit groupe et les dévisage, guettant leur approbation. Moblit se range du côté de sa capitaine, comme toujours et semble vouloir l'accueillir avec plaisir à leur table. L'insouciance de ces deux-là est une bouffée rafraîchissante dans leur quotidien.

Mike, quant à lui, est moins démonstratif. À vrai dire, ils n'ont pas réellement eu de contact depuis son réveil. Erwin ne parvient pas à le regarder en face après l'avoir autant mis en danger. Pourtant celui-ci approuve sa venue d'un signe de tête. À croire que cet homme ne connait pas la rancune... Contrairement à la jeune femme à ses côtés. Tara le fixe en silence, attendant sa décision.

Finalement, Erwin s'avance vers eux, presque heureux de partager le temps d'un repas avec ceux qui sont à ses côtés malgré les années passées.

Comme à chaque fois qu'il se présente devant elle, la cuisinière lui sert une double ration ainsi qu'un joli clin d'œil. Ce traitement de faveur a, selon elle, pour but de le faire venir plus souvent, lui qui choisit trop souvent le confort de ses quartiers à l'agitation bruyante du réfectoire.

Il ne lui précise pas qu'il a déjà mangé et qu'il ne touchera pas à ce repas frugal. Il se contente de rejoindre ses subordonnés en silence, se sentant presque impressionné en s'asseyant à leur table.

« Mange. »

Comme il s'en doutait, Tara et Mike ont déjà commencé leur éternelle dispute, celle qu'ils répètent inlassablement depuis dix ans.

« T'as besoin de reprendre des forces, Mike. Cette ration te sera plus utile qu'à moi. »

Erwin se demande un instant qui aura le dessus cette fois-ci alors que Tara repousse son assiette à peine entamée devant son Capitaine.

« Je n'ai pas envie de te porter après le prochain malaise que tu feras, la Bleue, finis cette foutue ration ! »

Heureusement que personne ne lui demande d'arbitrer cet échange absurde. Il serait bien incapable de décider qui a raison.

Tara a cette fichue habitude de se sacrifier constamment pour le bien-être de l'homme qu'elle aime, alors même qu'elle meurt de faim. En vérité, il faudrait être aveugle pour ne pas remarquer le poids qu'elle a perdu ces dernières semaines et le regard affamé qu'elle porte sur les quelques mets...

Quant à Mike... Ce dernier a toujours souffert des rations limitées au sein du Bataillon, et ce, encore plus depuis la chute du mur. Savoir qu'il doit se limiter, alors même qu'il est en plein convalescence, inquiète Erwin.

Il pousse son assiette vers le couple, enterrant la hache de guerre le temps d'un repas. S'il peut faire profiter ses amis des quelques avantages qu'il a en tant que Major, alors il ne compte pas rater l'occasion.

« J'ai déjà pris mon repas. »

Le regard de gratitude que lui offrent les deux vétérans le navre plus qu'il ne le réconforte. Eux qui ont déjà tant donné à l'humanité sont encore capables de se réjouir à l'idée d'une simple assiette débordante de nourriture.

Pourquoi l'humanité ne leur offre-t-elle pas une vie à la mesure de leurs sacrifices ?

« Rassure-moi, Livaï ne va pas débarquer à son tour ? »

Erwin esquisse un sourire suite à la remarque de la brune avant de décocher un regard plus sérieux à Hanji. Il ne veut pas que la scientifique dévoile ses projets de coup d'État au couple. Après tout ce qu'il leur a déjà imposé, ils méritent bien un peu de repos.

« De toute façon, la seule place de libre est à côté d'Hanji et je doute que le Nabot accepterait de s'y asseoir. »

Associée à un léger froncement de nez, la remarque de Mike provoque un rire joyeux autour de la tablée. Loin de se vexer d'une telle pique, Hanji s'amuse plutôt à se rapprocher du Capitaine, l'obligeant à reculer au plus vite.

« Et bien alors Zacharias, on a du mal à supporter une simple odeur ? »

« Garde tes distances, Zoe, j'aimerais bien ne pas rendre mon repas. »

« Tu devrais l'écouter Hanji. »

La scientifique se tourne vers Erwin, intriguée. Habituellement, le blond ne se mêle jamais de leurs querelles enfantines. Il préfère les ignorer en gardant son sérieux. Pourtant, cette fois-ci, il arbore un sourire franc, bien loin de son air distant.

« Et pourquoi ça, Major ? »

« Parce que Tara est déjà prête à te faire la peau. »

Toutes les têtes se tournent vers la brune qui décoche un regard tueur à son supérieur.

« Je ne te savais pas jalouse. »

Les mots de Mike ont le mérite de lui faire détourner son attention des coupables de son inconfort. À vrai dire, Tara est à présent trop occupée à tenter de dissimuler son visage rougissant alors que son amant l'enlace avec tendresse.

« Ça fait dix ans que j'attends. »

Ce murmure, elle ne le destine qu'à lui, oubliant pendant quelques secondes la présence de leurs amis. Malgré le bonheur dans lequel elle baigne depuis la veille, Tara ne peut s'empêcher d'avoir peur. Peur qu'une fois de plus, on lui retire cette lueur qui illumine les ténèbres de son existence.

Comprenant l'angoisse qui s'insinue en elle, le Capitaine dépose un baiser sur son front avant de la serrer contre lui. Il aimerait lui dire combien il tient à elle, combien elle compte à ses yeux. Il aimerait lui faire d'aussi belles déclarations que celles qu'elle lui a offertes dans la nuit. Il aimerait lui dire qu'aucune femme ne pourra le détourner de leur relation à présent, que malgré ses doutes et ses peurs, il est prêt à tout pour avancer à ses côtés.

Pourtant, il ne dit rien, ses prunelles de jade parlant pour lui. Il n'a jamais été à l'aise avec les mots. Peut-être parviendra-t-il un jour à formuler les sentiments si forts qu'il éprouve pour sa subordonnée ? En attendant, il ne parvient qu'à lui offrir le réconfort de ses bras sous les regards attendris de leurs amis.

Tara ne lui en veut pas. Elle le connait trop bien pour ça.

La promesse d'une vie à ses côtés n'a pas besoin de franchir ses lèvres pour qu'elle puisse la comprendre.

C'est d'ailleurs pour s'assurer de cet avenir qu'elle déboule dans le bureau d'Erwin cinq heures plus tard, seule. Le Major ne semble pas tenir compte de son entrée fracassante dans son antre. Les bonnes manières n'ont jamais été le fort de la soldate.

« Quel plan ton esprit tordu a encore imaginé, Erwin ? »

Tara est bien la seule, avec Livaï, à s'adresser à lui ainsi. Elle, qui se montre si douce en présence de Mike, devient une tout autre personne face à lui.

« Rien qui te concerne. »

« À partir du moment où tes décisions mettent en danger l'homme que j'aime, j'estime que ça me concerne. Crache le morceau. »

Il s'apprête à nier, à tout faire pour les protéger. Il est prêt à tout pour leur épargner cette nouvelle épreuve que son ambition s'est amusée à dresser sur le chemin du Bataillon d'Exploration.

« Il n'y a rien de prévu si ce n'est la prochaine expédition. Mike et toi n'en ferez pas partie. »

Tara le toise un instant, à la recherche d'une quelconque preuve de mensonge sur son visage. Malheureusement, le visage d'Erwin reste toujours aussi impassible. À croire que les sourires échangés plus tôt n'étaient qu'un mirage destiné à les tromper. Décidant de jouer le tout pour le tout, la soldate dévoile son jeu, prête à juger le moindre écart du Major.

« Livaï et les deux gamins que tu t'appliques à protéger ont quitté le QG. Hanji multiplie les aller-retour entre ici et je ne sais où depuis quelques jours. Toi, tu erres comme une âme en peine, comme à chaque fois que tu doutes de tes capacités. Habituellement, c'est Maxi qui perd son temps à te rassurer, mais elle ne semble pas avoir mis les pieds ici depuis un moment.

Si je ne te connaissais pas depuis aussi longtemps, je pourrais croire que tous ces éléments ne sont que le fruit du hasard, mais ce n'est pas le cas. Je connais ta passion pour les paris insensés et ton amour du danger.

Alors ne pense pas un seul instant que je vais te croire lorsque tu prétends ne rien comploter. »

Sa tirade a le mérite de faire pâlir le blond. Trop exténué pour reprendre contenance, il s'affale dans le fauteuil de son bureau. D'un geste, il invite la jeune femme à s'installer dans le second fauteuil, face à lui.

« J'oublie parfois que tu es tout aussi perspicace que Mike. »

« On n'a pas vraiment le choix avec un homme comme toi dans notre entourage. »

Le regard accusateur qu'elle lui porte l'affecte plus qu'il n'aurait pu le penser. Malgré leurs divergences depuis sa nomination en tant que Major du Bataillon, l'opinion de Tara compte toujours autant à ses yeux.

« Tu me considères vraiment comme un monstre ? »

« Je veux juste savoir ce que tu prépares pour pouvoir protéger Mike. »

Erwin ne parvient pas à savoir si le fait qu'elle esquive sa question le soulage ou s'il aurait préféré avoir une réponse.

« Un coup d'État. »

Étonnement, Tara ne se montre pas aussi surprise qu'il ne l'aurait imaginé. Au contraire, elle pousse un long soupir comme unique signe de sa lassitude.

« Ta quête de pouvoir ne s'arrêtera jamais, hein ? Combien de morts prévois-tu d'avoir encore sur la conscience ? »

« Si tout se passe bien, aucun. »

Il ne préfère pas réagir à la pique qu'elle s'est appliquée à lui lancer. À l'image de Livaï, Tara sait où frapper pour faire le plus de dégâts dans son esprit.

« Cependant, il faudra éloigner Mike d'ici. Je doute que les Brigades Spéciales nous laissent agir à notre guise, et si je ne pense pas qu'ils se risqueront à nous abattre, leurs interrogatoires seront forcément musclés. »

Il n'en dit pas plus, mais Tara comprend immédiatement là où il souhaite en venir. Mike est encore trop faible pour l'avenir qui se dessine dans l'esprit du Major. Le mettre à l'abri est une priorité, non seulement pour sa santé, mais également pour le bien du Bataillon. En vingt ans, il est devenu une mine d'information pour quiconque espérerait nuire aux Explorateurs.

« Et mon rôle à moi ? »

« Le protéger. »