Chapitre 11 : Aveux


Sa main se glisse lentement dans sa chevelure désordonnée. Elle se délecte de cette sensation avant de la laisser descendre sur sa joue. Sa barbe a désormais retrouvé son aspect habituel, et forme un collier des plus virils autour de son visage. Ses doigts l'effleurent alors qu'il lève ses yeux vers elle.

Leurs regards se rencontrent encore, peut-être pour la centième fois de la journée. Ils ont cessé de compter. Pourtant, le soleil est loin d'avoir fini sa course dans le ciel. Il ne parvient d'ailleurs pas à éclipser l'éclat lumineux de leurs prunelles qui se retrouvent. Le jade et l'émeraude s'accrochent l'un à l'autre, incapables de s'égarer de nouveau dans la solitude.

Ses doigts finissent par courir sur son torse. Il ne porte qu'un vieux t-shirt d'entraînement, sa tenue de soldat ne lui sert à rien pour l'instant. Comment pourrait-il penser à guerroyer alors qu'il parvient à peine à marcher ? Se battre pour l'humanité lui est désormais interdit, il trouve son salut dans une lutte bien plus personnelle. Une lutte qui ne lui laisse aucun répit, si ce n'est lorsqu'elle lui ouvre ses bras rassurants.

Affronter son corps maladif et son esprit épuisé lui aurait paru impossible si elle n'avait pas été constamment à ses côtés. Accroupie, elle s'apprête à le relever pour la énième fois, sans même broncher malgré les efforts que ça lui coûte. Elle l'encourage avec une patience infinie, lui promet un soutien sans faille. Ses rares victoires, il lui doit entièrement.

Chaque soir, il lui murmure à l'oreille à quel point elle lui est nécessaire. Il ne lui avoue rien de plus. Certains mots sont encore trop difficiles à assumer. À quoi bon se dévoiler lorsque le futur reste incertain ? Il se contente de l'étreindre dans l'obscurité, persuadé qu'il n'a pas le droit d'accaparer une lueur qui ne demande qu'à s'épanouir.

Pourtant, il n'a jamais aussi bien dormi que depuis qu'elle partage ses songes. Ses nuits sont redevenues reposantes, pour la première fois en plus de vingt ans. Peut-être est-ce grâce à l'ancrage qu'elle lui offre en entremêlant leurs doigts ? Elle est sa réalité, son avenir et son passé. Surtout, elle est son présent. Elle est son unique raison de ne plus abandonner.

Il ne fera pas cette erreur une seconde fois.

Enfin, sa main a rejoint la sienne. Elle lui paraît minuscule, perdue dans sa paume immense. Lorsqu'elle relie leurs doigts, il comprend à quel point il peut avoir tort. Il est le seul à se perdre dans l'immensité de ses doutes. Elle, elle est celle qui le guide sans la moindre hésitation à travers la noirceur de leur monde.

« Tu es prêt pour un nouvel essai ? »

Parce que Tara est la seule à lui poser cette question. La seule qui prend le temps de lui demander s'il en a encore la force. Elle l'écoute simplement, sans jamais le juger. Peu importe sa réponse, elle lui laisse le choix.

C'est peut-être ça qui la différencie tant d'Erwin qui les observe au loin. Dissimulé derrière le rideau d'une fenêtre, il laisse courir son regard sur les soldats qui s'entraînent dans la cour. Il voit les plus jeunes se battre au corps à corps tandis que Mike lutte contre le sien.

Pourquoi se sent-il si coupable ?

« Parce que tu as encore une part humaine en toi, Erwin. »

Livaï se tient à ses côtés, les bras croisés, l'air toujours aussi renfrogné. Il sent que le Major s'apprête à comploter comme il sait si bien le faire. Mais ce n'est pas ça qui le gêne. C'est ce visage peiné qui fixe le couple de vétérans. Ses yeux prennent la couleur de l'orage lorsqu'il doute. C'est à ce repère que le meilleur soldat de l'humanité parvient à comprendre ce qui lui pèse autant sur les épaules.

« Tu es seulement le monstre qui nous conduira à notre mort, Erwin. »

Les mots de la soldate lui reviennent de plein fouet. Ils se heurtent à sa détermination, grignotant lentement chaque parcelle de sa résolution. Une seule phrase de sa part et son monde menace de s'affaisser. Son rêve est-il si grand qu'il lui permet de fuir la réalité ?

« Tara a raison. Je suis responsable de leurs blessures, et je serais celui à blâmer lorsque la mort les fauchera. »

Envoyer la bleusaille ou des soldats aguerris gorger de sang le sol d'un paradis voué à disparaître lui permet de franchir une nouvelle étape vers son idéal. Son objectif vaut tous ces sacrifices.

Même celui de Mike ?

Il est bien plus qu'un simple soldat à ses yeux. Il est son frère d'armes, il est l'âme du bataillon. Le soldat qui ne vacille jamais, celui qui l'a soutenu depuis presque vingt ans. Il a sacrifié bien plus que sa vie dans ces massacres incessants perpétrés par les Titans.

Alors de quel droit se permet-il de lui ordonner de s'élancer toujours plus loin au-devant du danger ? Après toutes ses années, ne peut-il pas lui accorder un peu de repos ?

« Heureusement que tu en es conscient. Chaque soldat du Bataillon te confie sa vie Erwin, ton devoir est de ne pas les sacrifier en vain. »

Voilà tout l'intérêt d'en discuter avec Livaï. Jamais il ne lui reproche ses sacrifices, pas tant qu'ils ont une raison d'exister.

Un sourire dépité étire ses lèvres. Un paradoxe lui saute aux yeux : pourquoi doit-il les priver de leur existence pour préserver l'humanité ?

Entre eux s'installe un long silence. Une fois de plus Erwin le brise.

« Ils ont l'air de s'être enfin avoué ce qu'ils ressentent. »

Voir Tara et Mike proche est quotidien au bataillon. Ces deux-là ne se quittent qu'en de très rares occasions. Pourtant, certaines choses semblent avoir changées. Leurs gestes démontrent un rapprochement subtil, invisible à ceux qui ne les connaissent pas.

« Après dix ans, il serait temps. »

Livaï n'a jamais compris pourquoi les deux soldats ne sont jamais déclarés. Leurs vies sont destinées à être écourtées. Perdre du temps ne devrait pas être une option.

« Tu te souviens de la première fois qu'il nous a avoué ce qu'il ressentait pour elle ? »

« Non. »

Les émois amoureux des membres du Bataillon n'ont pas leur place dans la mémoire du plus jeune. Il préfère s'épargner les causes perdues.

« On t'avait accompagné acheter du thé. L'hiver t'avait fait doubler ta consommation. »

Erwin s'en souvient parfaitement. C'était un rituel qu'ils avaient mis en place quelques mois après l'arrivée de Livaï dans le bataillon, quand Mike avait enfin accepté de lui accorder sa confiance. C'était leur moyen de fuir la réalité de leurs vies pendant quelques heures.

« Elle avait intégré son escouade depuis peu de temps, mais déjà je m'étais aperçu qu'il n'était plus le même. »

Il souriait plus souvent. Ça l'avait frappé à l'époque.

« Il avait essayé de s'éclipser, sauf que tu t'en étais rendu compte. »

Livaï hausse un sourcil curieux. La scène que le Major lui rappelle vaguement quelque chose.

Il a toujours aimé leurs sorties. S'échapper du QG permet d'oublier ce qui les attend. Le simple fait d'acheter un peu de thé soulage efficacement son esprit. Sans compter le flair incroyable de Mike qui lui déniche en un instant les meilleurs arômes.

« Il cherchait un cadeau pour son anniversaire. »

L'instant dont Erwin lui rabâche les oreilles lui saute finalement aux yeux. Les reliquats de ce vieux souvenirs le laissent songeur quant aux capacités de l'esprit humain à se rappeler de moments si futiles.

« Erwin, tu ne m'as pas fait venir ici pour déblatérer sur leurs histoires de cœur. »

Livaï connait le Major mieux que quiconque. Il sait qu'Erwin n'est pas un homme à ressasser le passé, ni à se laisser dévorer par son avidité nostalgique.

Pourtant, depuis leur dernière mission, Livaï ne cesse de constater les nombreux changements qui ont lieu chez les vétérans. À croire ce qu'ils y ont vécu les a bien plus traumatisé que les précédentes expéditions. Sa mâchoire se crispe. Pourquoi n'était-il pas présent pour protéger Erwin ?

« Notre liberté est sur le point d'être mise à mal par notre cher gouvernement. »

« Que comptes-tu faire ? »

« Renverser le pouvoir. »

Erwin fait courir une nouvelle fois son regard sur le terrain d'entraînement, à la recherche de celle qu'il considère comme la clé de son nouveau projet.

Historia Reiss s'approche de Tara et Mike avec une appréhension évidente. Le regard que lui adresse la soldate ne l'encourage en rien. Le soldat, lui, ne lui prête aucune attention, trop occupée à contempler sa coéquipière. Il s'efforce de ne rien laisser paraître des idées qui lui traverse l'esprit alors qu'elle se désaltère longuement avant de lui tendre sa gourde.

« Capitaine Zacharias, je suis contente de voir que vous allez mieux. »

Il a certainement fallu tout son courage à cette adolescente pour prononcer cette simple phrase. Le couple baigne dans une aura de puissance impressionnante malgré la fatigue et la tristesse qui pèsent sur leurs épaules.

« Épargne ta salive gamine, dis-nous ce qui t'amène. »

« Tara. »

Historia ne bronche pas. Leur réputation les précède. Le caractère froid de la soldate est atténué par la gentillesse de son capitaine. Du peu qu'elle a pu se renseigner, Historia sait que tout le monde apprécie Mike Zacharias au sein du Bataillon d'Exploration. Pour la soldate, c'est une tout autre histoire, pourtant, c'est vers elle que la jeune fille se tourne en cherchant ses mots.

« Certains ici disent que vous avez un don, que vous pouvez savoir si des personnes vont mourir. »

Mike prévoit la réaction de Tara avant même qu'elle n'ait lieu. Sa main se pose dans son dos, apaisant par ce simple contact la tension qui s'y loge. Il sait qu'elle déteste aborder ce sujet.

« Pourquoi tu veux savoir ça ? »

Son ton est froid, tout comme le regard qu'elle pose sur la petite blonde qui lui fait face. Cette gamine, aurait-elle l'audace de venir lui reprocher la mort d'un être cher ? Aurait-elle l'audace de lui demander des comptes, comme tant d'autres l'ont fait avant elle ?

« Je veux savoir si Ymir est encore en vie et si elle va bientôt mourir. »

Les deux vétérans échangent un regard surpris. Ils ne s'attendaient pas à ça.

« Ça ne fonctionne pas comme ça, petite. Sans compter que Tara ne peut utiliser son instinct que sur un périmètre limité. »

« Elle l'a bien senti pour vous. Quand elle nous a abandonnés pour vous sauver, on était déjà loin ! »

Le soldat ne peut la contredire. Depuis son rapport, il a eu un temps fou pour lire les différents rapports de la mission qui lui a tant coûté. Tara n'aurait jamais dû sentir ce qui allait lui arriver à une telle distance. Il se tourne vers elle, en quête de réponse.

« Mike est un cas particulier, même si des milliers de kilomètres nous séparent, je le saurais si sa vie est en danger. Cette Ymir que tu t'évertues à vouloir sauver, elle n'est rien à mes yeux, si ce n'est celle qui n'a pas jugé utile de se transformer avant que nos coéquipiers soient massacrés. Mon instinct ne peut rien pour les traitres. »

Ces mots sont durs, peut-être trop, puisqu'elle voit perler des larmes sur le visage d'ange d'Historia. Elle ne regrette cependant pas ses paroles. Nanaba, Gelgar, Lynne et Henning se sont sacrifiés pour finalement protéger ceux qui ont causé tant de dégâts dans leurs vies. La colère qui la hante depuis ce jour-là ne sera pas apaisée avant qu'elle ne fasse payer leurs actes à ses trois recrues qui les ont trahis.

« Vous êtes aussi responsable de leur mort, vous nous avez abandonnés en première ! »

Toujours la même haine qui résonne, toujours le même mépris.

« Dégage, gamine. »

« Désolé, petite, on ne peut rien pour ton amie. »

Isoler Tara pour qu'elle ne s'effondre pas devant le reste du Bataillon devient la priorité du blond alors que Historia s'éloigne la tête baissée, sans oser leur désobéir, certainement déçue. Il refuse de reprocher à Tara sa réaction. Son manque de douceur n'est que le résultat d'une décennie passée à encaisser la colère des autres membres du Bataillon.

Combien de fois l'a-t-il retrouvé complètement anéantie après une énième altercation ? À chaque retour de mission, elle devient la cible de ceux qui ont perdu leurs proches. On lui impute la moindre mort, l'ensevelissant dans un linceul de culpabilité.

« Tu m'aides à remonter dans mes quartiers ? Je suis épuisé. »

Tara accepte d'un signe de tête, se réfugiant dans un mutisme qui dure jusqu'à la tombée de la nuit. Elle s'est avachie dans un fauteuil, le regard perdu dans le vide alors que Mike s'affaire à rattraper son retard dans les dossiers du Bataillon. Elle ne dit rien, mais le revoir installé à son bureau la rassure. Après tant de temps à s'inquiéter pour lui, elle constate enfin qu'elle n'est pas arrivée trop tard. Il progresse lentement sur la voie de la guérison.

« Tiens. »

Elle remarque enfin qu'il se tient près d'elle et lui tend une tasse de thé fumante. Elle ne possède pas son flair, loin de là, mais l'odeur qui s'échappe du breuvage lui arrache un sourire.

Du thé à la cannelle. Son favori.

Mike lui en offre chaque année à son anniversaire, et ce, depuis son intégration dans son escouade. Elle n'a appris que récemment par Hanji que la cannelle est devenue une denrée rare depuis la chute du Mur Maria.

« Pose-la ta question. »

Il s'est installé dans le second fauteuil de la pièce et lui fait face alors qu'elle pose son breuvage près d'elle. Elle le connait depuis si longtemps qu'elle devine sans le moindre mal ce qui hante ses pensées. Il est temps pour eux d'avoir une véritable discussion.

« Comment as-tu su ? »

« Je te l'ai dit tout à l'heure : tu es un cas particulier. »

« Pourquoi ? »

« Es-tu sûr de vouloir assumer les conséquences de cette question, Mike ? »

Dix ans de non-dits s'apprêtent à cesser en cette soirée pluvieuse. Elle ne supporte plus les mensonges et les sous-entendus. Elle s'assure simplement que son supérieur est, lui aussi, prêt à mettre fin à ce jeu qui n'a que trop duré.

« Je veux savoir. »

Tara prend une longue inspiration et plonge son regard dans le sien.

Ne pas paniquer. Ne pas fuir.

Lui dire enfin la vérité et prononcer ces mots qui la hantent depuis trop longtemps.

« Parce que mon instinct dépend du lien que j'ai avec la personne que je sauve. »

Une vérité qu'elle ne lui a jamais avouée.

Elle remarque qu'il s'apprête à lui répondre. Elle ne lui en laisse pas le temps. Il est hors de question qu'elle prenne le risque de se décourager. D'une voix plus douce, elle continue ses aveux, terrifiée par ce qui va suivre.

« Je suis tombée amoureuse de toi depuis des années, et mes sentiments n'ont jamais changé depuis. »

« Tara... Je ne... »

« Ouais, je sais. T'es pas assez jeune, pas assez beau ou même pas assez heureux... Je connais le refrain depuis des années. Tu me sors toujours les mêmes excuses, simplement parce que t'es incapable de comprendre. Ton âge ne compte pas. Ton physique ? Tu crois que je passerais autant de temps à t'observer si tu ne me plaisais pas ?

Quant à ta tristesse... Tu n'as toujours pas compris ? Que tu t'effondres ne changera rien ! Je serais toujours là pour te relever, que tu me rejettes ce soir ou non. Rien ne compte plus à mes yeux que ton bonheur !

Si je dois vivre le restant de mes jours sans que tu partages mes sentiments, alors je le ferais. Mais arrête de croire que tu n'es pas assez bien pour moi ! Arrête de te cacher derrière des excuses et de fuir la réalité : je t'aime, merde ! »

Elle lui crache ces derniers mots, incapable se retenir plus longtemps. Sans s'en apercevoir, elle s'est levée de son fauteuil, emportée par l'élan de sa déclaration.

Le silence qui règne dans la pièce et l'attitude de Mike sont la réponse qu'elle attendait. Il n'ose même pas la regarder dans les yeux. Il préfère garder la tête baissée, fixant le sol.

Au moins a-t-il la gentillesse de cacher le dégoût que lui inspirent ses paroles.

Dix années d'amitié gâchées par un simple aveux qui aurait sûrement dû rester secret.

Elle ne pensait pas avoir si mal.

Ses jambes tremblent alors qu'elle se dirige vers la sortie. Elle est incapable de rester plus longtemps. Elle ne veut pas que Mike puisse la voir fondre en larmes une fois de plus. Il ne doit pas sentir coupable de désespoir qui la ronge à l'idée de l'avoir perdu définitivement.

Pourquoi n'a-t-elle pas su se taire ?

Pourquoi lui a-t-elle dit la vérité ?

« Tara. »

Sa voix résonne dans la pièce.

Elle se retourne, terrifiée.

Pourquoi ses larmes se sont-elles mises à couler si rapidement ?

Il s'approche, ses pas résonnent sur le parquet. Elle n'a pas besoin de le regarder pour imaginer sa démarche un peu gauche. Elle s'en veut. Il est déjà bien assez occupé à guérir, pourquoi a-t-il fallu qu'elle ajoute le poids de la vérité sur ses épaules ?

« Je refuse de faire couler tes larmes encore une fois. »

Sa main relève sa tête baissée. Ses doigts essuient les perles salées avec une infinie douceur avant de finir leur course dans sa chevelure en bataille.

« Je refuse de te faire souffrir. »

Sa voix n'est plus qu'un murmure alors qu'il plonge son regard dans le sien.

Peut-être pour la millième fois de la journée.

L'éclat triste de l'émeraude le renvoie à sa lâcheté. Pourtant, la beauté de ses pupilles ne fait qu'illuminer la nuit dans laquelle il est plongée depuis plus de vingt ans.

« Je ne veux plus fuir. »

Il l'a assez fait.

« Je ne veux pas te perdre. »

Leurs souffles se mêlent pour la seconde fois depuis leur rencontre.

Leurs lèvres, elles, se trouvent pour la première fois. 

◘◙◘◙◘◙◘◙◘◙◘

Il était temps, non ? 

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