Chapitre 10 : Contrôle
Ne pas ouvrir les yeux. Respirer. Doucement. S'accorder du temps. Juguler les premières vagues d'angoisse. Se mordre les lèvres. Bouger lentement les doigts, un par un. Serrer le poing. Remuer les bras, sans trop se brusquer. Tenter de déplacer ses jambes, sans hurler ni crier. Juguler la douleur et apprendre à vivre avec. Ouvrir les yeux. Sentir sa respiration s'accélérer. Encore. Se laisser envahir par la peur et tenter de retenir ses pleurs. Échouer. S'énerver.
Un rituel que Mike répète inlassablement depuis qu'il a repris connaissance. Chaque réveil se ressemble, aussi terrifiant que le précédent. Quelques secondes de son existence qui persistent à ronger son esprit. Il en vient à craindre chaque nuit. Son sommeil accueille ses pires cauchemars à la manière du soleil accueillant les nuages : tels de vieux ennemis habitués à se côtoyer depuis trop longtemps.
Maîtriser ses tremblements. En silence. Ne pas trop s'agiter.
Il refuse de la réveiller, elle aussi.
La laisser envahir ses pensées, s'insinuer dans son esprit. Prier pour qu'elle trouve un chemin jusqu'à ses songes, alors qu'il tente de se rendormir. Fermer les yeux, imaginer les siens. Laisser l'éclat de ses pupilles illuminer sa conscience. Se rappeler le contact de sa peau, la douceur de sa main sur sa joue. Soupirer. Invoquer son sourire comme on invoquerait le bonheur. Espérer son corps contre le sien, le temps d'une étreinte, aussi fugace soit-elle. Entendre sa respiration, à peine perceptible. Ouvrir les yeux.
Tara dort recroquevillée sur un fauteuil. Elle est encore restée toute la nuit à veiller sur lui, négligeant son propre sommeil et son confort. D'ailleurs, elle ne lui a jamais dit de quoi sont peuplés ses songes, il espère seulement qu'ils sont plus joyeux que leur quotidien.
Il se relève légèrement. L'important est de ne pas solliciter ses muscles endoloris trop vite. Leur laisser le temps de comprendre qu'il est toujours vivant.
Ses yeux se posent de nouveau sur sa subordonnée. Ils courent le long de ses jambes presque nues, ignorant les cicatrices qui les recouvrent. Puis ils poursuivent leur ascension, s'attardant sur sa poitrine qui se gonfle à chacune de ses respirations.
Contrôler son désir.
Reprendre son exploration, éternellement admiratif du tableau qu'elle lui offre, de ses lèvres charnues entrouvertes et de ses cheveux en bataille.
Essayer d'ignorer ses joues creusées, signe du désespoir qui l'a anéanti ces dernières semaines. La contempler encore et encore, sans cesser ne serait-ce qu'une seule seconde. Dix ans qu'il n'ose faire plus, trop conscient de sa valeur.
Elle mérite tellement mieux.
Il réprime un soupir dépité, persuadé de ne pas être à la hauteur. À défaut de pouvoir l'approcher plus, il n'a qu'une idée en tête : la rendre heureuse. C'est pour ça qu'il se force à se lever, malgré les douleurs dans son corps et son cœur. Ses gestes sont lents, chaque mouvement lui demande une éternité de précautions.
Enfin, il parvient à agripper ses béquilles, que Tara a pris soin de déposer près de son lit la veille, alors qu'il sombrait lentement, épuisé par leurs entraînements quotidiens. Le sourire de la jeune femme lui revient en tête. Hier, son visage s'est illuminé au moment où il a enfin réussi à enchaîner quelques pas. Ce n'est pas grand-chose pourtant, à peine une dizaine de mètres. Tout juste suffisant pour lui redonner un peu d'espoir.
C'est pour ça qu'en se levant, ce matin, il n'a qu'une idée en tête : se dépasser. Réussir à nouveau, lui montrer qu'il en est capable.
Qu'est-ce qu'il ne ferait pas, simplement pour qu'elle lui offre un sourire ?
Il tremble un peu, il sent qu'il n'est pas stable, mais peu lui importe. Il doit réussir. Un pas après l'autre. Le plus difficile est finalement de ne faire aucun bruit.
Erwin a fait réaménager l'infirmerie pour lui, l'endroit n'est pas aussi agréable que ses quartiers, mais il a connu bien pire. Il s'approche de la cheminée. Le feu s'est éteint, mais quelques braises persistent. C'est bien trop peu pour réchauffer l'air glacial qui s'engouffre si facilement dans la pièce.
Un coup d'œil vers Tara lui permet de remarquer les frissons qui s'étendent sur ses bras nus. Elle doit être gelée.
Il s'empresse d'attraper une bûche qu'il dépose dans l'âtre, non sans laisser s'échapper un grognement de douleur. Ce simple geste lui demande bien trop d'efforts. Le feu reprend lentement, mais sûrement.
« Tu devrais rester allongé, Mike. Ton corps a besoin de repos. »
Le soldat courbe la tête, un peu honteux. Il aurait dû se douter que comme tous les membres du bataillon, et particulièrement les vétérans, Tara a le sommeil léger. Le moindre bruissement d'air suffirait à l'extirper de sa courte nuit.
« Je ne voulais pas te réveiller... »
La jeune femme n'a pas ouvert les yeux. Ses bras se sont simplement croisés sur sa poitrine alors qu'elle tente de trouver une position confortable dans ce minuscule fauteuil. Elle ne dit rien, mais les yeux aguerris de Mike le remarquent immédiatement : elle tremble.
« Tu vas attraper froid en dormant ici. »
Elle hausse les épaules, comme si cela ne la concerne pas. Elle ne se plaint jamais de toute façon. Mike a beau fouiller dans sa mémoire, en dix ans, il ne l'a jamais entendu s'apitoyer sur son sort. Il n'ose imaginer de quoi a été fait son passé pour atteindre un tel niveau de résilience. C'est un sujet qu'ils évitent tous les deux avec acharnement.
Après tout, on ne s'engage pas dans le Bataillon sans raison.
Le blond rassemble ses forces avant de se remettre en route. Les deux mètres qui le séparent de sa subordonnée sont une nouvelle épreuve. Il la surmonte avec brio, s'étonnant lui-même. Tara somnole devant lui, une mèche de cheveux rebelle lui barre le visage. Il n'y résiste pas. Dans un équilibre précaire, il se penche pour la replacer.
« Va te reposer dans le lit, tu seras mieux installée pour dormir. »
Elle ne réagit pas immédiatement. Elle préfère se lover contre sa main qui s'est attardée sur sa joue.
« Pas sans toi. »
« Comment ? »
Il doute d'avoir bien entendu. Il y a des paroles qu'il espère depuis si longtemps dans ses rêves les plus secrets qu'il n'ose les écouter lorsqu'elles sont prononcées.
« Je n'irai pas dans ce lit sans toi. »
Ses paupières se sont ouvertes, ses pupilles émeraude le fixent avec détermination, lui faisant presque oublier les cernes bleutées venues alourdir son regard.
Son cœur s'emballe alors qu'il s'imagine déjà la prendre dans ses bras, enfouir son visage dans le creux de son cou, humer son parfum, goûter sa peau.
Contrôler son désir.
« Tara... Je... »
Ne pas céder devant ses iris peinés. Résister à la tentation. Elle mérite bien mieux que lui, il en est persuadé. Plus jeune, plus beau, moins torturé.
« Mike. S'il te plaît. »
Un combat qu'il sait déjà perdu d'avance. Il ne supporte pas de la voir triste ou de la décevoir. Tara est bien la seule qui parvient à le faire céder si aisément. Il est prêt à mettre le monde à feu et à sang pour peu qu'elle le lui demande.
« Tu triches. Tu sais parfaitement que je peux rien te refuser quand tu me regardes comme ça. »
« Je sais. »
Le sourire qu'elle lui offre écrase sans vergogne les quelques scrupules qu'il lui reste. Il n'est pas de taille face à elle.
Heureuse de sa victoire, la soldate se lève et s'étire. Son corps endolori réclame le confort d'un bon lit. Son esprit, lui, exige sans tarder une étreinte. Elle ne parvient plus à faire semblant. Ses sens sont constamment en ébullition depuis que Mike a repris connaissance. Leur proximité constante n'arrange d'ailleurs pas la situation.
Voyant que son supérieur peine à se mouvoir, elle se précipite pour l'aider, remplaçant immédiatement l'une de ses béquilles. Supporter le poids de Mike n'est certes pas simple, mais si cela peut l'aider ne serait-ce qu'un petit peu, alors elle est prête à tout.
« Merci. »
Il reprend son souffle avec difficulté maintenant que Tara l'a aidé à s'allonger sur le lit. Celle-ci se glisse à ses côtés, sans pour autant chercher à se blottir contre lui, au contraire, elle lui tourne le dos. Comme toujours, elle lui laisse le choix après avoir fait le premier pas.
Il s'est pourtant juré de ne jamais franchir certaines limites avec elle. Elle lui est bien trop précieuse et il redoute le moindre mauvais pas qui la précipiterait loin de lui.
Contrôler son désir.
Ne pas remonter le drap sur eux. Ne pas venir poser sa main sur sa hanche. Surtout, ne pas l'attirer contre lui.
Échouer.
Savourer le contact de son dos contre son torse. Effleurer sa peau, avec une délicatesse dont il ne se savait pas capable. Libérer sa nuque des quelques cheveux qui y réside. Tenter de résister.
Échouer de nouveau.
Écouter sa respiration s'accélérer alors qu'il l'enlace. Poser sa main sur la sienne, entremêler leurs doigts. S'emparer de son cou, y glisser ses lèvres. Parsemer sa peau de baisers. Percevoir un discret gémissement. Continuer jusqu'à éliminer toute trace de tension. L'observer se laisser aller contre lui.
Sourire.
Pour la première fois depuis qu'il a repris connaissance, le poids qui pèse sur sa conscience disparaît. Chaque baiser qu'il dépose dans son cou devient un pansement sur ses propres plaies. Jamais il n'aurait imaginé que perdre le contrôle l'apaiserait autant.
« Ce n'est que partie remise. Après notre prochaine mission, on prendra un peu de repos, rien que toi et moi. »
Ses paroles lui reviennent en tête. Enfin, il tient sa promesse faite des semaines plus tôt. Dire que le moment qu'ils avaient partagé avait disparu dans les méandres de sa mémoire au profit d'images terrifiantes. Comment a-t-il pu oublier d'avoir prononcé de tels mots ? Comment a-t-il pu oublier cet instant magique ?
Il se rappelle cette journée maudite qu'il avait passée en compagnie des familles des défunts du Bataillon. La mission pour attraper le Titan féminin avait été une véritable hécatombe, et ce, malgré la présence de Tara qui s'était démenée pour limiter les pertes sur le front.
En tant que numéro deux du Bataillon, il avait pour devoir de présenter ses condoléances aux familles des disparus lorsque Erwin ne pouvait le faire. Il détestait ça. Voir leurs larmes et recevoir leur colère représentait une épreuve, même après quatre ans de pratique. Il ne pouvait s'empêcher de compatir à leur chagrin, après tout, lui aussi avait déjà tout perdu.
Le plus souvent, quand il rentrait de ce type de mission, il s'isolait dans ses quartiers. Il préférait ne pas se montrer aussi anéanti devant ses hommes. Ce n'était pas digne d'un commandant après tout. Sauf que ce soir-là, il n'avait pas pu. La douleur était trop forte et il avait senti son esprit perdre pied. C'est pour ça qu'il avait cherché Tara. Elle a toujours été la seule qui parvient à l'apaiser dans ces moments-là. Lorsqu'il l'avait trouvé attablée au réfectoire, avec Nanaba et Gelgar, il n'avait même pas eu besoin de prononcer le moindre mot, elle s'était précipitée vers lui immédiatement, laissant en plan leurs coéquipiers. Et lui, il n'avait eu aucun mal à ignorer l'œillade accusatrice que lui avait adressé Nanaba.
Tara et lui avaient fini par s'isoler à l'extérieur du QG et pour la première fois depuis qu'ils se connaissaient, ils avaient laissé s'écrouler toutes les murailles qu'ils avaient érigées autour d'eux. Il n'y avait plus eu de faux-semblants, ils s'étaient enfin décidés à être sincère l'un envers l'autre. Dire qu'ils leur avaient fallu dix ans pour ouvrir les yeux.
Il se souvient de son corps brûlant, blotti contre le sien, comme aujourd'hui. Et ses lèvres si tentantes, entrouvertes, qui l'appelaient... Leurs souffles qui s'étaient mêlés si rapidement...
Pourquoi Nanaba avait-elle cru nécessaire de briser ce moment qu'il avait espéré depuis trop d'années ?
« Ton sourire m'avait manqué. »
Égaré dans ses pensées, il n'avait pas remarqué que Tara s'était retournée pour le fixer, un air ravi inscrit sur son visage fatigué. Il s'empresse de reprendre contenance alors qu'il se sent rougir.
« Il suffit que tu sois à mes côtés pour que je puisse sourire, Tara. »
Parce que certaines paroles méritent d'être répétées pour ne pas tomber dans l'oubli.
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Et voilà le dixième chapitre de cette histoire qui a fini par prendre une envergure que je n'imaginais pas du tout... Sérieusement, le seul postulat de départ que j'avais pour cette fic, c'était « Et si Mike avait survécu ? ».
Je sais pas trop pourquoi j'ai fini par me lancer dans un tel projet, mais finalement, quand je vois le chemin parcouru en si peu de temps, je suis super contente !
Quant à ce chapitre... Allez savoir pourquoi, j'ai une affection toute particulière pour lui et je me suis réellement éclatée à l'écrire, alors j'espère sincèrement qu'il vous a plu autant qu'à moi :)
Je profite également de ce petit blablatage pour remercier tous ceux qui prennent le temps de lire, de commenter, de voter, etc... Ça me fait chaud au cœur !
À bientôt.
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