Jour Trois
Mais elle vient la nuit de plus loin que la nuit
À pas de vent de mer de feu de loup de piège
Bergère sans troupeaux glaneuse sans épis
Aveugle aux lèvres d’or qui marche sur la neige.
- C. Roy.
À la nuit tombée, je descends les marches de l'immeuble. J'ai très peu dormi cette nuit. De ce fait, je ne regarde pas à ma droite en sortant de la cage d'escalier. Tout à coup, une silhouette apparaît devant moi.
- Ah !
J'ai sursauté. Mais en faisant un pas en arrière, je découvre que ce n'est qu'une femme avec une poussette qui me toise d'un drôle d'air. Ses sourcils se froncent, et elle m'accorde un regard mauvais.
- Faites attention où vous allez.
Je ne sais plus où me mettre. Je m'excuse, remis du choc, et puis pars sans demander mon reste. Depuis le parking, j'entends la femme s'éloigner avec sa poussette en marmonnant des "les jeunes de nos jours".
Je démarre le moteur de ma voiture pour sortir de la résidence. Mais en passant près de l'entrée, j'aperçois une voiture similaire à celle garée en face de la mienne hier soir. Elle est stationnée près de l'immeuble.
Je secoue la tête, et tente de me focaliser sur la route. Il doit y en avoir des tas, de modèles de cette voiture là. Aucune chance que ce soit la même. Mon imagination me joue des tours.
*
En arrivant au café, Isao m'interpelle dans la pièce des employés. Dès que je l'ai aperçu, j'ai su qu'elle était de bonne humeur. Je me demande si c'est parce que je suis arrivé à l'heure, ou bien si elle a compté le billet de la fille à capuche dans la caisse.
Mais dès qu'elle ouvre la bouche, je sais que ce n'est pour aucune de ces deux raisons. Elle croise les bras, avachie dans sa chaise de bureau en me fixant avec des yeux pleins de malice.
- J'ai une grande nouvelle pour toi : à partir de ce soir, c'est toi qui t'occupera de la fermeture du café. Félicitations !
Surpris, je ne sais pas si je dois réellement me réjouir. Au vu des événements de la veille, je crois que j'aurais encore préféré être transféré dans un autre pays.
- Ce n'est pas Marius qui s'en occupe d'habitude ? Demandai-je.
- Si, mais il est en arrêt pour l'instant, répond Isao en se penchant vers son ordi pour faire glisser son index sur le carré de souris. Ça te fait des heures supplémentaires, et donc dix de plus sur ta paye. Sympa, non ?
Je ne prends pas la peine de calculer le détail de ces heures supplémentaires pour vérifier si Isao ne me roule pas dans la farine, car autre chose me préoccupe. Isao semble le remarquer, puisqu'elle lève les yeux de son écran.
- Et bah alors ? Je pensais que tu serais plus enthousiaste.
- C'est pas ça, hésitai-je. C'est juste que...
Je me gratte l'arcade sourcilière. Isao tapote son bureau des doigts, trahissant son impatience.
- Je me demandais : y a-t-il souvent des clients bizarres, la nuit ?
Ma supérieure hoche un sourcil. Elle croise les bras derrière sa nuque et s'avachit à nouveau dans son fauteuil.
- Parfois ça arrive. Si c'est le cas, tu les mets à la porte. Concentre-toi sur le travail.
Je hoche la tête. Mais intérieurement, quelque chose d'autre me ronge. Finalement, je me confie :
- En fait... J'ai l'impression d'être suivi.
Cette fois, Isao hausse les deux sourcils. Puis elle part dans un grand éclat de rire.
- Elle est bonne, celle-là ! Comme si on pouvait s'intéresser à toi, haha !
Je la fixe un brin surpris tandis qu'elle s'accoude à son bureau pour se pencher vers moi.
- On s'en coltine tous les jours, des gens bizarres. T'occupe pas d'eux. Fais ton boulot, sers-leur leurs cafés, et tout se passera bien.
Isao lève sa main pour la secouer en direction de la porte.
- Allez file. Fais pas attendre les clients.
Je baisse les yeux et hoche la tête, puis sors de la pièce privée, un peu songeur.
*
D'après l'horloge murale, les douze coups de minuit sonneront dans deux minutes. Je lave les machines à café, au milieu du silence angoissant. Je jette sans cesse un œil à la baie vitrée. Pourtant, il n'y a personne.
J'éteins les machines et soupire en m'appuyant sur le bar. Seul le grésillement des caméras perturbe le calme de la boutique maintenant. J'aimerais tellement traîner sur mon téléphone. Mais il est toujours dans mon casier, avec le reste de mes affaires. Isao est très à cheval là-dessus : pour vérifier que l'on ne traîne pas, elle serait capable de regarder en rediffusion les vidéos des caméras de surveillance.
À l'aide d'une serviette en papier, j'essuie mes mains et me dirige vers la poubelle. Mon regard passe sur l'écran de la caméra du drive puis fixe la poubelle. Je m'arrête sur place. Je lève les yeux pour observer à nouveau l'écran de surveillance. Je n'arrive pas à y croire.
Debout, près du mur du drive, une silhouette se dessine à l'écran. Une jeune fille avec une capuche, qui ne bouge pas d'un poil. Son image est à contre-jour à cause de la lumière des lampadaires.
Le cœur battant, je trottine jusqu'à la fenêtre du drive. Je l'ouvre avec empressement, et hésite une seconde avant d'y passer la tête. Mais, dans l'allée, rien, n'y personne.
Je cours jusqu'à la porte pour sortir à l'extérieur. Mes pas résonnent sur le bitume humide. Je n'ai pas pris le temps de récupérer ma veste, alors le froid me mange la peau. Je contourne le café pour ralentir, essoufflé, au niveau de la fenêtre du drive. Toujours personne. Je n'y comprends rien. Mes yeux se promènent sur les alentours, tandis que mon cœur est toujours en folie inquiète. Mais rien. Personne ne se tient près du mur.
Je rebrousse chemin, le souffle haletant. Je porte ma main à mon torse, maudissant mon asthme. Je dois retourner au café. Si Isao voyait que j'ai quitté mon poste sans aucune raison, je peux dire adieu à mon salaire.
En marchant, je passe devant les écrans de commande. C'est là que les clients en voiture peuvent choisir la boisson qu'ils désirent acheter. Quelque chose m'interpelle à nouveau. Une affiche, assez petite, est placardée au beau milieu de la carte des desserts aux fruits.
Je la détache pour la lire, avec prudence :
« Le soir de notre rencontre, il m'a souri, comme un soleil.
Penser à lui me fait battre le cœur.
Je n'ai jamais ressenti ça auparavant.
Je me demande s'il redonne le sourire aux autres gens comme il a su me le donner. »
L'affiche glisse entre mes mains. Je la laisse rejoindre le sol, et prends la fuite sans hésiter une seconde.
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