𝗖𝗵𝗮𝗽𝗶𝘁𝗿𝗲 𝗦𝗲𝗽𝘁
Mars 2012
La pluie tombe en rafale sur la ville. Le monde semble s'être accordé avec l'esprit planant sur les habitants de celle-ci. Pourtant, quelques éclaircies ici et là traversent le coton gris des nuages en cet après-midi de mars. Comme un nouvel espoir. Mais, comment le percevoir lorsqu'on perd sa meilleure amie ?
Autour de moi, la foule se disperse peu à peu. De petits groupes se forment, parlent à voix basse, comme par crainte d'être entendu. Moi, je n'entends rien. C'est difficile de porter attention au monde lorsqu'il s'est effondré sous vos yeux.
Je ramasse mon sac et finis par sortir du gymnase. C'est ici que nous avons porté le deuil à Minori, écouté des discours à la voix terne ou coupée de sanglots, des mots bateaux venus de personnes qui ne connaissaient pas autant que moi cet ange parti trop tôt. Mon ange, ma Minori... Ouais, tu mérites bien plus que ça.
J'ai déposé un bouquet de tulipes noires près de ta photo sans y accorder un regard. Il m'est encore trop dur de voir ton visage souriant à nouveau.
Ton expression vide de ce dernier soir me sera à jamais gravée dans la mémoire.
*
Dans le couloir, je sors du cours de philo. J'avais la tête un peu ailleurs que dans la leçon sur le conscient et l'inconscient, pour être honnête. La police est passée chez moi pour m'interroger sur Minori. Vu la situation, il a été immédiatement déduit que ma meilleure amie s'est suicidée. Ce qui est absurde, bien entendu, je ne me suis pas retenue de le cracher au nez de ces pantins en uniformes. Ils m'ont demandé de développer, et j'ai passé une heure à leur raconter à quel point Minori était heureuse d'être en vie. Elle souriait aux étoiles et on se perdait dans ses yeux.
Quelqu'un fait tomber sa trousse devant moi, j'y donne un coup de pied. Une heure de gâchée. Ils n'ont rien noté de ce que j'argumentais. Parce que c'est plus simple de conclure le décès d'une lycéenne par un suicide. Évidemment. Ils sont payés pareil, de toutes façons. Et ça m'agace. Pire, ça me rend tellement furieuse que plus personne ne m'approche.
« Taiga ? »
À une exception près. Je m'arrête au milieu des escaliers sans pour autant me retourner, parce que je sais déjà qui est là.
« Le nouveau. »
Il s'arrête à une ou deux marches dans mon dos. Je ne le vois pas, mais je suis persuadée qu'il hausse un sourcil.
« Je croyais que c'était un surnom révolu. »
« Peu importe. Tu veux quoi ? »
Un ange passe. Des conversations étouffées nous parviennent des élèves des étages supérieurs.
« Discuter. »
Une surprise brève se dessine sur mon visage. Je croise les bras.
« On discute déjà. »
« Sincèrement, je veux dire. »
« Sincèrement, je n'ai pas envie de discuter. »
« Ça pourrait t'aider. »
« Je ne pense pas. »
« Tu ne sais pas tant que tu n'as pas essayé. »
Je me retourne vers lui. Je vois bien que ma réaction lui fait plaisir. Pas moi. Je pince des lèvres mais soupire, vaincue.
« Pas sympa d'utiliser mes propres sorts contre moi. »
« On apprend souvent des meilleurs, non ? »
Il descend quelques marches. Le voici maintenant au même niveau que moi. Malgré tout, je dois lever le nez pour le regarder. Fichue taille de nain.
« Pourquoi tu évites tout le monde en ce moment ? »
Je décroise mes bras pour poser mes mains à mes hanches.
« Parce qu'il se trouve que la police bâcle son travail. »
Je vois le nouveau arborer une moue perplexe.
« À propos de... Minori ? »
« Non, du Pape. À ton avis ? »
« T'es pas obligée d'être toujours sarcastique comme ça, tu sais. »
« C'est pas ma faute si tu es bête. »
« Et c'est pas la mienne non plus si Minori n'est plus là, alors arrête de m'attaquer comme ça. »
Je le fixe les yeux écarquillés ; c'est pas commun de voir le nouveau dans cet état. Même lui semble surpris. Il agrippe les bretelles de son sac en regardant ailleurs.
« T'es pas la seule qui a perdu quelqu'un de cher, okay ? T'es pas le centre du monde. »
Je pince des lèvres.
« On se rebelle, le nouveau ? C'est l'arrivée du printemps qui te fais pousser des ailes ? »
Il me regarde à nouveau dans le blanc des yeux. Et puis il s'assoit sur la marche d'escalier, comme épuisé d'une longue marche.
« Toi aussi, tu ne crois pas à un suicide, alors ? »
J'hésite un instant à le laisser planter là ; mais mon cœur supplie mon esprit de se livrer, se décharger d'un poids. Alors, dans un soupir, je me laisse tomber sur cette marche sale d'escalier sale d'un lycée sale.
« Évidemment. Minori avait une joie de vivre inégalable au quotidien. On se disait tout. Jamais elle n'aurait fait ça sur un coup de mou. Elle était... optimiste. »
Je m'arrête là. Le nouveau se contente de hocher la tête. Un élève de Première passe en coup de vent à côté, comme pressé d'arriver quelque part. Je pose mes mains de part et d'autre de mes genoux.
« Et si... on leur prouvait l'inverse ? »
Je me tourne vers le nouveau à sa question sortie de nulle part.
« "On" ? »
« Toi et moi. »
« "Leur" ? »
« Les agents de police. »
« "L'inverse" ? »
« Le fait que Minori ne se soit pas suicidée, mais que cela vienne d'autrui. »
Je me tourne entièrement vers lui, plus impliquée.
« Alors tu penses aussi à un meurtre. »
« Oui, affirme-t-il la gorge nouée en fixant ses pieds. Par qui, ça, il va falloir le trouver. »
Je fixe un point imaginaire à son épaule pour songer un instant.
« On peut le faire. »
Il se tourne vers moi, légèrement surpris. Je me lève en lissant ma jupe.
« Tu vas pas encore te sauver à la fin de cette discussion, si ? »
« Tais-toi, dis-je en ramassant mon sac. J'ai déjà une idée. »
« Ah ? Quoi, alors ? » s'exclame-t-il en se levant.
Je descends quelques marches avant de me stopper plus bas pour me retourner vers lui.
« Tu verras bien, Ryuji. »
Il fronce d'abord les sourcils avant de réaliser ce qu'il vient d'entendre. Son visage s'illumine soudain de joie.
« Tu m'as appelé par mon prénom. »
Je souris à mon tour avant de remonter ma bretelle de sac sur l'épaule et me retourner pour continuer ma route.
« Profites-en, ça n'arrivera pas souvent. »
Je crois entendre un gloussement et je garde le sourire. Je sors du lycée et une éclaircie entre les nuages gris m'aveugle. La main en visière, je jette un œil au ciel. Puis je souris et avance, le pas léger. Peu importe où elle se trouve, j'ai la sensation que Minori me donnera l'espoir. Je vais enquêter pour toi, Minori. Tu mérites au moins la vérité.
*
Il y a plusieurs avantages à vivre seule. Celui que je préfère : on fait ce qu'on veut, quand on veut. Par exemple là, il est vingt-trois heures passées, je viens de finir mes devoirs en mangeant mon dîner, et j'ai mis mon pyjama. Tout ça en même temps, dans la même pièce. Je m'étire en baillant, assise sur ma chaise de bureau, et saisie un mouchoir afin de m'essuyer la bouche puis de le jeter par terre. Je jette mon carton de pâtes vide sur le tapis, t'en qu'à faire. J'suis peut-être sale, mais qui peut me juger de toute façon.
J'allais me tourner vers mon lit afin de me glisser sous les draps, mais je me stoppe. L'écran de mon pc portable allumé m'interpelle. J'ai le réflexe habituel d'ouvrir ma messagerie en ligne avec Minori. Je ne peux m'empêcher de relire ses textes bien trop longs et que je trouvais si peu intéressant au moment de les recevoir. J'aurais dû y porter plus d'attention. Ma gorge se noue un peu lorsque je tombe sur le gif d'un hamster qui pleure, avec en légende "pourquoi tu me réponds pas ? :(". Minori, je suis tellement désolée.
Une notification m'interpelle. J'essuie la naissance d'une larme au coin de mes yeux pour l'ouvrir : c'est le Lucky Ones. Je n'y suis pas retournée depuis la tragédie de Minori. On l'a créé ensemble, ce site débile. Mais là, ce soir, je ne peux pas m'empêcher de l'ouvrir. Même si je sais que je ne pourrais sûrement pas prendre en charge la requête du ou de la lycéenne.
Seulement, ce n'est pas une requête. J'ouvre la page et je reste perplexe ; un compte sans photo de profil, sous le pseudo de "Utilisateur08" a posté un message sur le mur du site. Pas grand-chose, une simple phrase. Mais pas habituel des textes que je reçois ici.
« Taiga t'arrives quand ? »
Les sourcils froncés, je tape sur mon clavier pour répondre immédiatement.
« C'est qui ? Arriver où ? »
Je reçois une réponse illico :
« Au gymnase, je suis dans les vestiaires. Je me suis entraînée dur comme fer toute l'aprem, tu verras que j'atteindrai les Nationales ! »
Je laisse mes doigts en suspension du clavier. Cette manière de répondre à toute vitesse, de formuler les phrases, ces détails. Qu'est-ce que...
Mes mains tremblent. Je lis, impuissante, les autres messages qui apparaissent :
« Alors ? Je vais pas passer la nuit à t'attendre ! Tu viens ? »
« Les autres sont tous partis, ça fait trop bizarre que la pièce soit silencieuse comme ça mdr !! »
« J'suis dég d'avoir loupé la philo... la leçon sur l'immortalité avait l'air trop cool ! Mais c'est pour la bonne cause après tout ! Et puis tu me raconteras !! »
« Omg y'a plus de lumière ! On se croirait dans un mauvais film d'horreur hahah »
« Purée tu vas jamais me croire mais y'a du bruit dans les douches ! C'est un fantôme tu crois ? »
« Okay t'sais quoi je vais voir mais juste pour être sûre hein ! C'est peut-être quelqu'un qu'a oublié ses affaires »
J'éteins mon ordinateur, le cœur battant.
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