𝗖𝗵𝗮𝗽𝗶𝘁𝗿𝗲 𝗤𝘂𝗮𝘁𝗿𝗲

Décembre 2011.

« On va en quoi après ? »

« En philo, » me répond Asako.

« Putain, encore ? J'ai l'impression qu'on ne fait que ça de notre vie, philosopher. »

« Philosopher tous les jours, c'est possible, dit Sumire en remontant ses cahiers entre ses bras. Il suffit de se demander jusqu'où et comment on peut penser autrement, comme l'a expliqué le professeur hier matin à sept heures quarante-neuf. »

Je lance un regard blasé à notre déléguée. Honnêtement, je ne sais pas trop à quoi ressemble mon groupe d'amis actuel. Il y a Asako avec qui j'ai tissé des liens depuis notre mission de cahier volé, Sumire la déléguée qui lorsqu'elle n'est pas avec nous gère le conseil des élèves ou révise je ne sais quelle leçon, Koji qui passe son temps à copier sur Sumire ou manger - ce qui est très pratique car on peut toujours lui demander un truc à grignoter -, Ami qui se maquille en marchant dans les couloirs comme elle le fait en ce moment. Et bien sûr Minori, joyeuse comme à son habitude, mais assez suspicieuse ces derniers temps. C'est peut-être à cause de moi.

« Toujours pas de nouvelles missions, Taiga ? » me demande celle-ci avec le sourire.

« Non, rien. Les gens doivent avoir la tête ailleurs, en ce moment. »

Elle hausse un sourcil puis lève les yeux au ciel en se détournant.

Bon okay, c'est sûr que c'est à cause de moi. Mais j'y peux rien, je suis obligée de mentir si je veux aider le nouveau dans sa quête. Je souffle en remontant ma bretelle de sac sur l'épaule qui glissait . Plus vite ce sera fait, plus vite je serai débarrassée de cette mission périlleuse pour mon amitié.

« Si tu veux mon avis, dit Ami dont je n'ai en aucun cas demandé l'avis, tu devrais abandonner. Les gens sont assez penseurs d'eux-mêmes pour gérer leurs passions amoureuses. »

Sumire acquiesce, apparemment d'accord avec la jolie fille. Ça m'agace un brin ; d'un parce que c'est Ami, et de deux parce que je sais qu'elle n'a pas tort. Mais aider à faire naître des histoires, c'est tout ce qu'il me reste. Vu que la seule relation que j'envisageais n'a jamais vu le jour - et ne le verra sans doute jamais -, je veux au moins en vivre à travers les autres. Cette vérité est profondément pathétique.

Alors que je me dis que cette philo me monte au crâne, on me tire par la manche. Je me retourne pour faire face à Asako, qui m'indique discrètement du doigt une silhouette. J'y porte alors attention, puis comprend de qui il s'agit ; un gringalet comme ça, il n'y en a pas deux. Et à mon grand étonnement, il s'éclipse derrière la porte d'un placard du couloir.

« Vous allez où ? » demande Minori en nous voyant partir en sens inverse avec Asako.

« Au CDI, réponds-je, à toute ! »

Je me doute que cette excuse est très mal choisie, mais c'est le premier truc qui m'est venu à l'esprit. Et puis, ça a semblé convaincre tout le monde, puisqu'ils continuent leur route sans accrocs. Il n'y a que Minori que je vois hausser un sourcil avant de s'éloigner dos à nous. Minori... Je déteste te cacher des choses, mais tu verras que ça en vaut la peine.

Cela dit, je n'en suis plus si sûre en m'arrêtant face à cette porte de placard. Non mais franchement, qui se cache là-dedans ? Ça doit puer la poussière et les produits chimiques. Rien que d'imaginer, ça me débecte.

« Ils sont partis, c'est bon ! » m'informe Asako lorsque notre groupe d'amis disparaît derrière l'angle d'un mur.

Je hoche la tête et inspire un coup avant de tourner la poignée. Qu'est-ce que je ne ferais pas pour les âmes en détresse. J'entre.

« Le nouveau ? T'es là ? »

J'aperçois du mouvement entre deux caisses, alors je devine que oui. Une fois encore, le nouveau m'accorde un regard noir.

« C'est toujours pas mon prénom. »

Je souris ; au moins, c'est bien lui. Asako nous rejoint à pas feutrés dans mon dos pendant que j'observe les recoins de la pièce minuscule.

« D'abord les gradins, maintenant le placard. T'as un truc avec les endroits confinés, non ? »

Il souffle sans prendre la peine de me répondre.

« Qu'est-ce qui ne va pas ? »

J'ai sursauté intérieurement à la question d'Asako ; je l'avais presque oublié. Faut dire qu'elle est si discrète celle-là. Néanmoins, ses yeux de poupée semblent véritablement inquiets pour le nouveau. Ce dernier secoue la tête.

« Rien. »

« C'est pas beau de mentir. »

Je me suis accroupie après avoir dit ces mots.

« Laisse-moi deviner : ça n'avance pas avec Minori ? »

Le nouveau nous offre une moue mi-gênée, mi-énervée.

« Pas vraiment, on est même sur du sur-place, là. »

Nous échangeons un regard avec Asako, blasé pour ma part. Ce type m'exaspère ; je suis prête à lui donner l'occasion de draguer ma meilleure amie avec tout mon consentement, et qu'est-ce que j'ai en échange ? Un garçon si introverti qu'il prend le placard du couloir comme sa deuxième maison.

Agacée, je le toise :

« T'avais juste à donner un cahier, je te signale. Qu'est-ce que t'as foiré pour que même ça tu le rates ? »

« Ben, fait-il hésitant, en fait... »

Je le vois se mordre la lèvre inférieure. Puis, il passe sa main sous sa veste pour en ressortir le cahier de Minori.

Laissez-moi péter un câble.

« Tu lui as même pas donné ?! Mais ça fait trois semaines que tu l'as ! Espèce de con, t'avais qu'un truc à faire ! »

Je me masse l'arête du nez pour garder mon calme. Sérieux, ce nouveau me monte à la tête, il le fait exprès ? J'ai envie de frapper quelqu'un. Asako et Ryuji semblent l'avoir compris ; ils se sont écartés de moi du mieux qu'ils le peuvent.

« Mais c'est dur, okay ? réplique sans équivoque l'autre idiot en serrant le cahier contre lui comme un bien précieux. Tu peux pas comprendre, toi tu sais aller facilement vers les gens ! »

« Ça n'a rien à voir ! ai-je répliqué du tac-au-tac. J'ai fait des efforts pour te récupérer ce cahier, maintenant c'est à ton tour de te bouger les fesses ! »

Asako à mes côtés opine, regardant le nouveau l'air de lui dire "elle a pas tort" - bon en fait j'en sais rien, mais elle a intérêt à se dire ça. Au sol, le nouveau tremble un peu. Il me fait presque pitié, là, assis par terre avec l'objet qui se rapproche le plus de l'élue de son cœur.

« J'y arriverai pas... »

Je me redresse les mains sur les genoux sans lâcher mon client du regard.

« Bien sûr que si, il faut juste de la bonne volonté. Comment tu comptes parler à Minori si tu restes ici ? »

Déterminée à parvenir à mes fins, je lui tends la main.

« Il faut que tu fasses le premier pas. Et pour ça, on va commencer par sortir de ce trou ! »

Le nouveau relève les yeux vers moi comme si j'étais une déesse - en même temps, n'en suis-je pas une ? - puis souffle un peu.

« Bon, okay. »

« Génial ! S'extasie Asako, l'air heureuse. Je savais que tu pouvais le faire ! »

Le nouveau saisit la main que je lui tends et j'échange un sourire ravi avec ma nouvelle amie. Finalement, elle est pas si mal comme coéquipière : elle apporte l'enthousiasme que j'ai parfois du mal à faire communiquer. A la suite de notre client remis en confiance, nous sortons du placard.

°

« Vous êtes sûres que j'ai pas l'air bête ? »

« Mais non, dis-je en poussant le nouveau dans le dos pour le faire avancer dans la cour de récréation, aidée par Asako. Dis-toi que si tu le fais pas maintenant, tout est terminé. »

On repère Minori dans un coin de la cour, discuter avec des amis puis les saluer en s'éloignant vers le bâtiment principal.

« Go go ! fais-je alors en lâchant notre petit ingénu. C'est maintenant ou jamais ! »

On s'éloigne avec Asako pour rester aux aguets derrière un arbre de la cour. Le nouveau fait quelques pas, puis s'arrête lorsque Minori fait de même, l'air de fouiller dans son sac. Ryuji se retourne vers nous, l'air nerveux, mais moi et Asako nous contentons d'agiter les mains comme si on voulait le pousser à distance. Alors il soupire, semble prendre son courage à deux mains, puis s'avance enfin vers ma meilleure amie.

Celle-ci redresse la tête au moment où il lui fait face. On ne peut pas entendre ce qu'ils se disent d'ici, mais Minori sourit de ravissement lorsque le nouveau lui passe le cahier. Ma meilleure amie débite ensuite à toute vitesse, l'air de dire " je l'ai cherché partout, je suis si tête en l'air, merci beaucoup ! " etc etc. Et puis ils se mettent à discuter de je ne sais quoi, et nous nous frappons la main avec Asako. Mission accomplie ! Ils ressemblent presque à ces couples clichés des comédies romantiques.

« Je sais pas ce que vous êtes en train de faire, mais c'est sûrement moins important que ce que je m'apprête à vous proposer. »

De nulle part, Ami est apparue dans notre dos, et j'ai été si surprise que je suis tombée par terre en entraînant Asako dans ma chute. Je relève la tête pour faire face à la jolie fille qui nous regarde d'un air amusé. Les deux autres qui l'accompagnent pouffent un peu, mais je les connais pas donc je m'en fous.

« Crache le morceau, alors, » lui lance-je sans prendre la peine de me relever pour ces dames.

Ami sourit puis nous tend d'un geste délicat une enveloppe.

« J'organise une soirée pour le nouvel an, il y aura toute les Terminales. Tu peux venir avec ton amie si tu veux, » dit-elle en désignant Asako qui semble ravie.

Je fixe le papier avant de le saisir entre mes doigts. C'est bien la première fois que je suis invitée à une soirée - de toute ma vie, oui.

« Au fait, ajoute-t-elle avant de se mordre la lèvre inférieure, tu pourrais t'arranger pour donner celle-ci à Ryuji ? »

Elle m'en tend une seconde. Je blêmis, échangeant un regard discret avec Asako. J'avais complétement oublié Ami et son objectif Ryuji. Je prends tout de même la missive à son nom.

« Ouais, okay. Mais pourquoi t'y es pas allée toi-même ? »

« Je le trouvais pas, répond-t-elle songeuse - je la comprends, personne n'irait chercher quelqu'un sous un gradin ou dans un placard à balais. Et puis, je veux pas lui faire comprendre mes intentions dès le début, tu saisies ? Je veux l'intriguer aussi. »

Elle finit sa phrase par un rejet de cheveux en arrière, puis nous gratifie d'un "bisou bisou" avant de s'en aller suivie de ses nouvelles gardes du corps. Asako se relève et me tend les bras pour m'aider à faire de même.

« Ça craint un peu si Ami est sur Ryuji aussi, non ? »

« Tu l'as dit, soupirai-je agacée. En plus quand il s'agit de draguer, Ami sait faire. »

« Comment on va faire, alors ? » me demande-t-elle en se tripotant les doigts, toute nerveuse.

Je la prends alors sous le bras et lève le poing en l'air.

« On va pas se dégonfler ! C'est hors de question de la laisser gagner, on va se battre, et ensemble ! »

Asako rit un peu et puis la sonnerie annonçant la reprise des cours nous oblige à rentrer à l'intérieur. Même si je suis déterminée à empêcher Ami de dérouter mon client, je crains un peu que tout ça ne parte en vrille et que je perde le contrôle. De loin, j'aperçois le nouveau qui me fait un pouce en l'air, sans se douter une seconde qu'Ami cherche à mettre le grapin sur lui. Le pauvre.

Je soupire en regagnant la classe de philosophie, envisageant déjà cette soirée du nouvel an. Je sens que ça va être désastreux - encore.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top