Acte IV • Le Jeu de La Taupe
Scène I
Okay.
Je craque sur un mec.
Mais c'est pas comme craquer sur un musicien ou un acteur quelconque. Là, c'est pour de vrai. Forcément. C'en est presque délirant.
Car, enfin, me voilà étendu sur la moquette du sous-sol de Ryu, et tout ce qui compte au monde, c'est le dernier mail de Baiko. Ryu et Kiyoko déblatèrent sur la philosophie du voyage temporel à la con. Sans se douter de rien. Sans même se douter que je préfère les garçons.
Et je ne sais pas comment gérer ça. Après l'avoir annoncé à Yachi, je pensais que ce serait facile de leur annoncer. Plus facile.
Mais ça ne l'est pas. C'est impossible. Parce que même si j'ai l'impression de connaître Yachi depuis toujours, elle ne vit ici que depuis quelques mois. Et je suppose qu'elle n'a pas eu le temps de faire d'a priori sur moi. Alors que Kiyoko, je la connais depuis le cm2, et Ryu depuis l'âge de quatre ans. Et cette histoire d'orientation...ça me semble énorme. Presque insurmontable. Je ne sais pas comment leur révéler une chose pareille et retourner à ma vie de Tobio Kageyama après.
Parce que si Kiyoko et Ryu ne me reconnaissent pas, je ne me reconnaîtrai pas non plus.
Scène II
Premier samedi des vacances de Noël. On est tous assis en cercle sur la scène à manger des donuts en buvant du café dans des gobelets en plastique. Pas un seul d'entre nous ne porte un pantalon normal.
Les doigts poisseux de sucre, je me sens très loin de tout ça. Je fixe le mur de briques du fond. Intéressant, ces doubles hélices. Je vais penser à ça, tiens.
Essayer d'éviter certaines pensées, c'est comme jouer au jeu de la taupe. Chaque fois qu'on en repousse une dans son terrier, une autre pointe le museau à la surface.
Mes taupes sont au nombre de deux. La première, c'est le fait que j'ai traîné avec Ryu et Kiyoko trois fois cette semaine après les répétitions, ce qui veut dire autant d'occasions de me dégonfler. Et la deuxième, c'est Baiko, avec sa grammaire parfaite, qui ignore que je relis vingt fois chacun de mes mails avant de les lui envoyer. Baiko, si doux et pourtant si dragueur par moments. Qui pense au sexe, et à faire l'amour avec moi.
Mais vous savez... les doubles hélices. Qui tournent en rond, sinueuses.
Hinata fait son entrée au fond de l'auditorium, affublé de bigoudis dans les tifs.
—— Oh, waouh. Il a vraiment...okay.
Yachi glousse après ses propres paroles. Puis, elle sourit au rouquin, qui trébuche alors sur le néant absolu. Il se rattrape à l'accoudoir d'un fauteuil avec un sourire triomphant. Du pur Hinata. Tout fait partie du spectacle pour lui.
Monsieur Takeda rejoint le cercle sur scène et nous rappelle à l'ordre. Avec Yachi, on se rapproche du groupe. Je me retrouve à côté de Tsukichima, à qui j'adresse un sourire sarcastique. Il me donne un léger coup de poing sur le bras, le regard fixé droit devant lui. Je sais qu'il m'en veut de n'avoir toujours rien arrangé entre lui et Yachi.
—— Voilà ce qu'on va faire, les enfants, annonce Monsieur Takeda. On va affiner les numéros musicaux cette semaine. D'abord les duos, puis les grands ensembles. Pause pizza à midi, après quoi on file le tout.
Une acclamation tonne au mot "pizza". Par-dessus l'épaule du professeur, j'aperçois un grand élève que je n'avais jamais remarqué, assis sur une plate-forme. Terminal ? Il ne joue pas dans la pièce, j'aperçois un micro à son oreillette. Régisseur ? Il est occupé à griffonner quelque chose sur une feuille. Baiko m'avait évoqué le dessin.
Se pourrait-il que...?
—— Du calme. Bon, cinq minutes de pause, puis on attaque Le villageois B et la Lune. Yachi et Kageyama, préparez-vous.
Mon amie blonde me donne une tape à l'épaule, le sourire aux lèvres, tandis que je me blase en soupirant. Yachi s'enfuit aux toilettes, et de mon côté, je me relève.
Avant d'avoir pu changer d'avis, je me dirige vers la plate-forme où est assis l'élève silencieux. Je pousse doucement son genou.
—— Sympa, les pois, dis-je.
Il relève le nez. Et il me sourit sous ses cheveux, teintés de blond.
—— Sympa, les labradors.
Bon, comme il est mignon, je laisse couler, même si ce sont clairement des golden retrievers qui ornent mon bas.
Je jette un œil à sa feuille.
—— Qu'est-ce que tu dessines ?
Je ne sais pas ce qui me rend si audacieux aujourd'hui.
—— Oh, ça? Je ne sais pas, dit-il avant de repousser une mèche en rougissant.
Bon sang, ce qu'il est craquant.
—— Je ne savais pas que tu dessinais.
Ce n'est pas entièrement faux.
—— Un peu, parfois.
Il hausse les épaules et me présente son classeur.
Il dessine dans un style tout mouvement, angles aigus et lignes fortes. Pas mal. Kiyoko est meilleure. Mais peu importe. Tout ce qui m'intéresse, c'est que son croquis représente un corbeau.
Sérieux : un corbeau. Mon cœur se fige instantanément. L'animal fétiche de Baiko.
Baiko.
Je me rapproche d'un poil ; nos jambes se frôlent tout juste.
Pas sûr qu'il l'ait remarqué.
—— Comment tu t'appelles?
Il marque un temps avant de répondre, comme pris de court.
—— Atsumu. Atsumu Miya.
—— Tobio Kageyama. Enchanté.
Je lui souris, ce qu'il me rend avec un rictus en coin.
Je suis sûr à 99% qu'Atsumu est Baiko. Mais il demeure une infime probabilité que ce ne soit pas le cas. Pour une raison qui m'échappe, je ne peux me résoudre à lui poser la question. J'aurais l'air de quoi si ce n'est pas lui ?
À la place, je lui demande :
—— Alors, ce café ?
—— Pas mal, Kageyama. Pas mal.
Levant la tête, je m'aperçois que Yachi, de retour de sa pause, m'observe avec intérêt. Elle détourne les yeux sous mon regard assassin, mais ses lèvres esquissent un minuscule sourire entendu qui m'achève.
~
Scène III
Monsieur Takeda envoie quelques uns d'entre nous en salle de musique, sous la responsabilité d'Atsumu. Un scénario idéal, tout bien réfléchi.
L'endroit est sombre, effrayant, et génial le samedi, au milieu d'un établissement désert.
Au centre de la pièce se dresse un piano droit. Atsumu s'assit sur le banc, les bras croisés derrière la tête, tandis que tout le reste de la troupe s'installe comme il le peut.
—— Bon. Euh, on pourrait peut-être commencer par Start of something new ou Breaking free, dit-il en tapant du pied au sol.
Il a l'air nerveux.
Et les autres ne font rien pour arranger la situation.
D'un côté, Tsukichima essaye d'attirer l'attention de Yachi en grattant à la guitare, et de l'autre les terminales s'embrouillent pour une histoire de chewing-gum, du peu que j'ai entendu.
Personne n'écoute vraiment Atsumu à part moi. Enfin, à part moi et Hinata. Ses bigoudis toujours emmêlés à sa touffe, il s'appuie de ses mains contre le piano pour s'adresser au régisseur d'un air jovial.
—— Et si on en faisait une qui bouge, plutôt ? Du genre, I Want It All ?
Atsumu le regarde un instant avant de baisser le nez vers les touches du piano en souriant d'un "pourquoi pas". Hinata saute de joie, et je le trouve de plus en plus insupportable. Pas pour le choix de musique.
Mais plutôt parce qu'Atsumu rougit face à Hinata.
Prenant la peine de lancer un œil assassin au rouquin qu'il ne comprend pas, les premières notes résonnent déjà. Les vocalises démarrent. Les autres élèves nous rejoignent moins de dix secondes plus tard.
Et quand je ne fusille pas Hinata du regard, je souris à Atsumu.
Ou plutôt, à Baiko.
~
Scène IV, partie 1/2
—— Tutut, chaud devant !
On s'arrête tous au beau milieu du chemin pour regarder Nishinoya et Asahi tirer des chaises à roulettes hors de la salle info. Sur le point de retourner à l'auditorium, nous faisons escale pour nous amuser un peu, un samedi hivernal au beau milieu d'un établissement vide. Quelle chance que Karasuno High possède de si grands couloirs.
Le comble du bonheur : attraper le fond d'un fauteuil à roulettes des deux mains tandis qu'Atsumu Miya me pousse dans le couloir à toute berzingue. On fait la course contre deux individus : le diablotin roux, aka Hinata, et mon amie Yachi au volant. Je jette un œil de défi à Hinata, qu'il me rend accompagné d'un sourire déterminé. C'est un 1v1 de la mort : monsieur bigoudis contre pyjama golden retriever. Ça promet.
Mais Atsumu étant plutôt du genre nonchalant, ils nous mettent la pâtée, mais ça m'est égal. Les mains du régisseur me serrent les épaules, et on rit tous les deux, devant la traînée bleue floutée des rangées de casiers.
Je pose les pieds au sol pour ralentir dans une saccade. Le temps est venu de me relever, je suppose. Je lève la main pour taper dans celle d'Atsumu, mais lui préfère entrelacer nos doigts l'espace d'un instant. Avant de me contempler avec un sourire, les yeux cachés derrière ses mèches blondes. Nous desserrons les doigts, mon cœur bat la chamade. Je détourne le regard.
Je rencontre celui de Yachi, essoufflée mais souriante de victoire. Elle me charrie de ma défaite, et je lui confie que je ne la pensais pas si rapide. On finit tous les deux par rire, à s'en effondrer hilare au sol, adossés aux casiers. Elle laisse aller sa tête sur ma clavicule, je passe un bras autour de ses épaules. Kiyoko n'est pas à l'aise avec les contacts physiques, mais elle fait comme une exception avec Ryu. Mais Yachi, elle, est du genre câlin, ce dont je ne me plains pas. Ça fait du bien, parfois, un peu de tendresse. Tout semble tellement naturel et confortable entre nous, depuis ma confession dans la voiture ce soir-là. Je me sens bien là, assis contre elle, enveloppé de son parfum magique à la vanille, tandis qu'on regarde les autres faire la course chacun leur tour.
On reste assis comme ça si longtemps que des fourmis me picotent le bras. Mais ce n'est qu'au moment de regagner l'auditorium que je prends conscience des regards rivés sur nous. Deux, pour être précis.
Le premier appartient à Atsumu.
Le deuxième, c'est celui de Tsukichima, qui semble fou furieux.
• 25 juillet 2021.
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