Acte II • Le Rêve des Lentilles
Scène I
—— Très bien. Je suis dans la salle de bains, en train de mettre mes lentilles, et je suis incapable de savoir laquelle va dans chaque œil.
—— Okay. Et ensuite ? me demande Kiyoko, le visage enfoui dans la nuque du chien.
—— Rien. Je me suis réveillé, j'ai mis mes lentilles comme d'habitude et tout allait bien.
—— Super, ce rêve, dit-elle.
Avant d'ajouter un instant plus tard :
—— Si tu veux mon avis, c'est pour ça qu'il y a des étiquettes "droite" et "gauche" sur les étuis de lentilles.
Ryu lui fais écho, en s'affalant sur son fauteuil.
—— Ou que les gens feraient mieux de porter des lunettes au lieu de se tripoter les globes oculaires.
Le chien s'extirpe des genoux de Kiyoko pour me rejoindre.
—— Et aussi parce qu'avec tes lunettes, tu ressembles à Harry Potter, non?
Une fois. J'ai fait la remarque une fois.
—— En tout cas, ton inconscient essaie de te dire quelque chose.
Ryu peut se montrer persévérant quand il est d'humeur intellectuelle.
—— À l'évidence, ton rêve avait pour thème la vision. Qu'est-ce qui t'échappes ? Quels sont tes angles morts ?
—— Sa bibliothèque musicale, suggère Kiyoko.
Je lance un coussin à la figure de mon amie. Ryu bascule en arrière dans son fauteuil, une main derrière le crâne.
—— Vous saviez que Freud interprétait ses propres rêves tout en développant sa théorie ? Il était persuadé que tout songe revient à combler un souhait inconscient.
J'échange un regard avec Kiyoko, et je sais qu'on pense la même chose tous les deux. Peu importe qu'il raconte sans doute n'importe quoi : Ryu est plutôt craquant quand il se lance dans ses tirades philosophiques.
Bien sûr, je m'interdis strictement de flasher sur les hétéros, surtout Ryu. Mais Kiyoko, elle, est mordue. Ce qui cause tout un tas de problèmes, en particulier depuis que Yachi est entré dans nos vies.
Au début, je ne comprenais pas pourquoi Kiyoko détestait Yachi, et toutes mes questions à ce sujet se heurtaient à des réponses floues.
—— Oh, elle est géniale. Enfin, elle est pom-pom girl ! Et si mignonne, si mince. Tu ne trouves pas que ça la rend formidable ?
Il faut dire que personne ne maîtrise l'art de l'ironie comme Kiyoko.
Mais j'ai fini par remarquer les regards de Ryu. Les fameux regards appuyés et languissants à la Ryu Tanaka. Je dois admettre qu'il y a quelque chose de fascinant dans l'intensité nerveuse qui s'empare de Ryu quand il en pince pour quelqu'un.
Lorsque Kiyoko aperçoit cette expression sur le visage de Ryu, elle se referme comme une huître.
Ce qui, au final, me donne une bonne raison de joueur les entremetteurs pour Tsukichima. Si Tsukichima et Yachi se mettent ensemble, cela résoudra peut-être le problème Ryu. Comme ça, Kiyoko pourra se détendre, et l'équilibre sera retauré.
Ce n'est plus seulement moi, le problème. En fait, ce n'est même plus vraiment de moi qu'il s'agit.
Scène II
À: baiko
De: milky
ENVOYÉ LE 17 OCTOBRE À 12H06
OBJET: RE : Quand tu l'as su
Plutôt sexy ton histoire, Baiko. Pour moi, le collège, c'est comme un film d'horreur sans fin. Enfin, peut-être pas sans fin, parce que ça s'est terminé un jour, bien sûr, mais ça me reste profondément gravé dans l'inconscient. C'est vrai pour tout le monde. Impitoyable puberté.
Par curiosité : est-ce que tu l' as revu, ce mec, depuis le mariage de ton père ?
Moi, je ne sais même pas quand je m'en suis rendu compte. C'était une accumulation de petites choses. Comme ce rêve étrange avec Tom Felton. Ou mon obsession pour les One D au collège, et le moment où j'ai compris que ce n'était pas que pour leur musique.
Et puis, en quatrième, j'ai eu une copine. C'était le genre de relation où on "sortait ensemble" mais sans jamais aller nulle part en dehors de l'école.
On est allés au bal de l'école ensemble. J'avais rejoint des potes pour manger des cheetos sous les gradins. Une fille est venue me dire que ma copine m'attendait devant l'école. J'imagine qu'on devait s'embrasser. Façon collège, la bouche fermée.
S'ensuit mon heure de gloire : j'ai couru me cacher aux toilettes. Et j'y ai passé le reste de la soirée, je te jure. Après, je n'ai plus jamais reparlé à ma copine.
C'était la Saint Valentin pour couronner le tout, classe hein ? Enfin bref, si je veux être honnête, j'avais compris à cette époque. Sauf que j'ai eu deux copines après ça.
Sais-tu que ceci est officiellement l'e-mail le plus long que j'ai jamais écrit ? Je ne plaisante pas. Tu es peut-être la seule personne à avoir reçu plus de 100 caractères de ma part. C'est assez extraordinaire, non ?
Enfin, c'est tout pour ce soir. Je vais être franc : j'ai eu une journée bizarre.
Milky.
À: milky
De: baiko
ENVOYÉ LE 17 OCTOBRE À 20H46
OBJET: RE: Quand tu l'as su
Je serais donc le seul ? Voilà qui est extraordinaire, en effet. Tu m'en vois honoré, Milky. C'est drôle, parce que moi non plus je n'écris pas beaucoup. Et je ne parle jamais de tout cela à qui que ce soit. À part toi.
Si tu veux mon avis, je trouve ça déprimant que ton heure de gloire soit survenue au collège. Tu n'imagines pas à quel point j'ai détesté cette période. Tu te rappelles, cette manie qu'avaient les gens de te regarder d'un air vide avec un "Euh, okayyyy" quand tu avais fini de parler ? Tout le monde se sentait obligé de te faire sentir que, quoi que tu dises ou éprouves, tu étais toujours seul. Le pire, c'est que je faisais de même. J'en ai des haut-le-cœur rien que d'y penser.
Donc en gros, ce que j'essaie de te dire, c'est que tu devrais arrêter de remuer le passé. Nous étions tous horribles à cet âge.
Pour répondre à ta question, je l'ai revu de loin depuis le mariage - environ deux fois par an. Ma belle mère aime bien organiser des réunions de famille. Il est marié, et je crois que sa femme est enceinte. Rien de bien gênant, étant donné que tout s'est passé dans ma tête. C'est quand même ahurissant, tu trouves pas ? Qu'une personne puisse déclencher une véritable crise identitaire et sexuelle en toi, sans même s'en douter une seconde ? Je suis sûr qu'il me voit toujours comme le beau-fils bizarre de sa cousine.
Bon, je suppose que tu t'attends à cette question, mais je vais la poser quand même : si tu savais que tu étais gay, comment t'es-tu retrouvé à sortir avec des filles ?
Désolé pour ta journée. J'espère que ça va.
Baiko.
À: baiko
De: milky
ENVOYÉ LE 18 OCTOBRE À 23h15
OBJET: RE : Quand tu l'as su
Baiko,
Ah oui, le fameux "okayyy". Invariablement accompagné d'un haussement de sourcils et d'une moue en cul-de-poule bien condescendante. Oui, moi aussi je plaide coupable. Ce qu'on pouvait être nuls, tous, au collège!
Je suppose que mes histoires de filles seraient difficiles à expliquer... Disons que c'est arrivé tout seul. En gros: c'étaient des amies, puis j'ai découvert que je leur plaisais, et on s'est mis à sortir ensemble. Puis on a cassé, ce sont elles qui m'ont largué chaque fois, du coup pas de regrets. Je suis toujours ami avec la fille avec laquelle je suis sorti en troisième.
Mais en toute honnêteté... Je pense que la vraie raison pour laquelle je suis sorti avec des filles, c'est que je n'étais pas sûr à cent pour cent d'être gay. Ou alors je pensais que c'était une phase.
Je vois d'ici ta réaction: "okayyyyy".
Milky.
À: milky
De: baiko
ENVOYÉ LE 19 OCTOBRE À 8h02
OBJET: Tu n'y couperas pas...
Okayyyyyyyy
(sourcils, cul-de-poule, etc.)
Baiko.
• 19 juillet 2021.
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