My Ordinary Life (Mikey, Shinichiro)

Voici l'OS pour tokevra, un bon 3 800 mots d'angst sur Mikey et Shinichiro ! J'ai aussi inclus Draken et Emma, tu me diras ce que tu en penses !

Bonne lecture !

TRIGGER WARNING

Cet OS aborde les thèmes de la dépression, de la perte d'un proche, ainsi que des pensées et des actes d’autodestructions.

Dans le coin de mes yeux, je te vois
Comme un éclair, un coup de tonnerre
Ta présence
T̶a̶ ̶p̶r̶é̶s̶e̶n̶c̶e̶ ̶
̶t̶a̶ ̶p̶r̶é̶s̶e̶n̶c̶e̶

Il arracha la page.

Il fixa son cahier.

Il arracha une autre page.

Il allait faire des origamis. C'était bien, les origamis.

Origami. Gami gami. Polygamie. Poly comme dans plusieurs. Gami comme gamme. Gamme de papier. Papier polygame. Game comme dans jeu. Game. Mais il jouait à quoi ?

À faire des polygamies.

Il roula le papier en boule informe. Origami fait.

— Mikey ? Ça va ?

Une voix inquiète perça son monde. Il détourna son regard de ses origamis, le déposa péniblement vers la porte de sa chambre. Il devait repeindre sa chambre, c’est vrai.

— Il est midi.

Draken avança dans la pièce. Ou il recula. Non, il avança. Il avança en reculant.

— Oui, il dit. Voix blanche. Comme le papier de ses origamis.

— On s’inquiète tous pour toi, tu sais ?

Il dit oui, encore une fois.

— Oui, il dit.

Draken inspecta le bordel qu’était sa chambre. Des cartons de nourriture préparée s'empilaient en tours maladroites. D’autres cartons crevaient, éventrés par terre, délestant leurs entrailles sur le sol. Une odeur de lait caillé et de sauce soja avarié traînait dans l’air.

Il devait ranger sa chambre.

Draken marcha sur un sachet d’il-ne-savait-quoi. Ou peut-être étaient-ce des je-ne-sais-quoi. Toujours était-il qu’il l’ignora, comme l’odeur putride.

— Et si on allait se laver ? Après tu pourras manger des taiyaki, miam !

Il sourit en disant ça. Un sourire forcé. Mikey ne savait plus depuis quand il s’était lavé. Il dit “on”, mais c’était un “tu”. Tu tu, tu lu tu tu, la petite musique dans sa tête.

Il se leva. Sa chaise lui grinça au revoir. Au revoir, brave chaise. Je t’aimais bien.

— Suis-moi.

Il le suivit. Il l’aurait suivi jusqu’au bout du monde, et même plus loin, mais il était si fatigué.

La salle de bain était petite et immense. Draken alluma la lumière. Il avait mal aux yeux. Il se déshabilla, avec l’aide de Draken. Son pyjama parti à la p̶o̶u̶b̶e̶l̶l̶e̶ lessive.

— Tiens, c’est un gel lavant à la pomme d’amour ! C’est génial ce qu’ils inventent, non ?

Il fit oui de la tête. Il ne parlait plus. Plus la force.

Draken le lavait comme on entretenait une antiquité. Avec douceur, expertise, il le rinça, et s’apprêta à lui mettre son shampooing.

— C’est à Emma mais ne lui dit rien, d’accord ?

Il ne répondit pas.

La douche terminée, il se vêtit. Ils allaient faire un tour en moto, c’était ce que Draken avait dit.

La moto.

Moto.

Mo to to.

ils allaient faire un tour en moto

(c’était ce que Draken avait dit)

C’était Draken qui conduisait, pour changer.

(certaines choses ne changeaient jamais)

Ils mirent leur casque. Draken serra bien le sien. “La sécurité avant tout !”, qu’il avait dit. Mikey posa simplement le sien sur sa tête, sans l’attacher.

La moto de Draken s'éveilla dans un ronronnement lointain et familier. Il s'accrocha faiblement à son ami.

— Dis-moi si ça va trop vite, d'accord ?

Il hocha la tête.

Ils partirent à l'aventure. La moto traversa les rues. Mikey n’en reconnaissait aucune. Il voyait le paysage défiler dans une bouillie de couleurs éteintes.

— Ça va derrière ?

— Oui.

— Bien. Attention, je vais freiner.

Il freina. Mikey se sentit partir.

— Je me suis dit qu’une promenade à la mer te ferait du bien.

Draken retira ses chaussures et ses chaussettes. Il l’imita. Ses pieds s’enfoncèrent dans le sable froid, dérangea un crabe qui s’enfuit. Il le suivit des yeux, jusqu’à ce qu’il se cache de nouveau sous le sable glacé. Ça devait être pratique, d’avoir une carapace sur soi. De pouvoir se protéger du monde.

(se protéger du monde)

Leurs pas les menèrent jusqu’à la mer, leurs pieds nus rencontrant la fraîcheur de l’eau. Mikey grimaça. Ça lui fit du bien, étrangement. Il chanta à voix basse :

Vagues, vagues,
Aussi loin
Que coule l'océan
Tu prends sous ton aile
L'âme des innocents

C'était ridicule, alors ne il ne se répéta pas. Il marcha, Draken sur les talons, qui ne fit aucun commentaire. Il devait le trouver pathétique. Tique tique, il tiqua sur une tique qui toca toc toc. Ça sonnait bien, non ?

— Respire, finit par lui conseiller le plus grand.

Il s’arrêta et inspira, fermant les yeux. L’air marin entra dans ses poumons, décrassa les litres d’oxygène sale qu’il avait emmagasiné à pourrir dans sa chambre.

Il expira et les rouvrit.

Là.

Dans le coin de ses yeux, comme une larme qui ne voulait pas couler.

— Tout va bien ? s'enquit Draken, toujours à ses côtés.

toujours à ses côtés

Il dit oui.

— Bien. Promenons-nous.

Ils se baladèrent à trois, ce jour-là.

Il s'écroula sur son lit sans même se changer. De toute façon, son pyjama préféré était à la p̶o̶u̶b̶e̶l̶l̶e̶ lessive.

Il fouilla un peu ses couvertures pour retrouver son doudou, son bout de serviette sale. Il le trouva entre deux draps.

Il le cajola. Le tissu était rêche, lui grattait la joue, mais cela le réconfortait. Il le glissa contre sa joue jusqu'à ce qu'elle devienne rouge, il voulait qu'elle saigne.

Elle ne saigna pas. Pas pas. Papa. Papa n'était plus là, mort comme un con dans un accident. Pas en héros.

Pas en héros.

Il n'arrivait pas (pas) à dormir. Alors, il se releva, et s'assit à son bureau.

À la plage
Sous les nuages
Je te vois
Toi, seulement toi
Mer de nuages
À mon âge
Que faisais-tu ?
J̶e̶

Il arracha la page. Pas d'origami cette fois-ci, elle finit à la poubelle.

Mais je ne suis pas
Comme toi
Je n'irai pas
Comme toi

C'était de la merde.

Il arracha la page. Poubelle. POUBELLE. TOUT À LA POUBELLE.

le doudou ?

À LA POUBELLE

le toman ?

À LA POUBELLE

emma ?

À LA...

non.

pas emma.

pas sa petite sœur adorée qui n'avait rien fait de mal, qui essayait seulement de vivre avec un déchet de frère comme lui, qui ne faisait que moisir dans sa chambre en attendant le temps passer

pas elle.

Il vida la poubelle dans sa chambre. Recolla les poèmes entre eux.

Il le lu à voix haute.

— Dans le coin de mes yeux...

Non, ce n'était pas ça. Sa voix tremblait trop, déchirée comme ces bouts de papier. Il se reprit.

— Dans le coin de mes yeux...

Un peu mieux.

— Comme un éclair, un coup de tonnerre...

— Manjiro ?

Sa voix derrière lui. Son sang se glaça dans ses veines. Il n'osa se retourner. Les secondes s'allongèrent en minutes, en heures, en journées entières.

— Tu lis un poème que tu as fait ? continua la voix, comme si de rien n’était.

Il ne répondit pas.

— Manjiro ? Tout va bien ?

Bien sûr que non, voulait-il répondre.

Il s'abaissa à ses côtés, toucha de ses mains d'adulte ses mots d'adolescent.

— Je les trouve jolis, tes poèmes.

Manjiro essaya de répliquer, de trouver un mot, mais il ne put qu’ouvrir la bouche et la refermer, comme un poisson hors de l’eau.

— Bah alors ? On dirait que t’as vu un fantôme !

Le coin de ses yeux lui piquait. Une larme solitaire menaçait de couler sur sa joue pâle. Il passa un coup de manche rapide dessus.

— Te moque pas de moi, chuchota-t-il, la voix brisée, je sais même pas écrire deux lignes correctes.

— Ne dis pas ça. Moi aussi j'écrivais des poèmes !

— Ouais, pour te prendre des râteaux, souffla-t-il.

— Manjiro ! On ne remue pas le couteau dans la plaie !

Malgré son ton, il riait.

— Désolé.

— Ne t'excuse pas. Vas-y, continue, fais comme si je n'étais pas là. Juste…

Il l’étreignit.

— Je vois bien que t’as envie de pleurer, même si je ne sais pas pourquoi, alors vas-y, pleure. Ça fait du bien, tu verras.

Il voulait lui dire que ce n'était pas facile, que ce n'était pas censé se produire. Mais, tout contre lui, il l’entendit. 

Boom boom
Boom boom
Boom boom

Shin était vivant.

Il retint ses larmes du mieux qu’il pu, mais il sentait bien que le t-shirt de son frère devenait mouillé. Il ne voulait plus le quitter, plus jamais. Pourtant, le plus grand se décala, lui laissa de l’espace, lui qui voulait être écrasé par le poids de l’amour.

Savant ce qu’il attendait de lui, il chuchota, la voix tremblante :

— Dans le coin de mes yeux... Je te vois.

Comme un éclair, un coup de tonnerre,
Ta présence
N'a d'égal que ton absence

(Il y avait une faute. Il ne savait pas écrire, comme Baji)

(Baji...)

Il s'arrêta, perdu dans ses pensées.

— Manjiro ?

— C'est… c’est tout, pour cette fois.

— C'était peu mais beau. Continue comme ça ! Tu pourras peut-être devenir poète, en plus d'un super pilote de moto ?

Manjiro et Mikey voulaient pleurer. Lui hurler qu'il ne devait pas être là, qu'il était un intrus dans le monde des vivants.

— Tu parles, on dirait un gamin de cinq ans qui écrit.

— Ne sois pas si dur envers toi-même. Viens, rangeons tout ça.

Tout ça, c'était ses tripes étalées par terre sous forme de mots. Le plus âgé prit les bouts de papier avec précaution, comme s'il s'agissait de morceaux de verre.

— Tu veux que je les mette où ?

— Sur mon bureau, s'il-te-plaît.

Il se releva, et Manjiro l'imita. Il imitait toujours son frère.

(allait-il imiter sa mort
exécuté comme un chien ?)

Une fois le poème à l'abri, Manjiro s'assit sur son lit. Shin le rejoignit.

— Il faudrait que tu ranges ta chambre, signala-t-il comme si de rien n'était, comme s'il ne se trouvait pas dans un dépotoir à ciel fermé, sans issue.

— Pas envie.

Pas la force.

— Je peux t'aider, si tu veux. C'est toujours plus facile, à deux !

— On peut pas faire ça demain plutôt ?

Le plus âgé rit.

— Si tu veux, Manjiro.

Il s'étira, et il l'imita. Peut-être qu'en s'étirant assez fort, il arriverait à être aussi grand que lui.

— Allez Manjiro, il se fait tard. Dormons.

Une pensée honteuse lui traînait en tête et, à voix basse, il osa la déclarer :

— Tu peux dormir avec moi ?

— Bien sûr !

Il s'allongea sur son lit, et ferma les yeux.

— Bonne nuit, Shinichiro.

Il se réveilla seul, les poèmes au sol. En se levant, il les piétina. tina tina. Nananère, c’est pas moi c’est toi.

Aujourd'hui, il se sentait fort. Il allait se laver tout seul, comme un grand. Draken sera content. Il ne serait plus un boulet, pour personne.

Il se dirigea vers la salle de bain, rempli de convictions nouvelles. Il rangerait et repeindrait sa chambre, aussi ! 

Il prit un bain bouillant, la vapeur rougissant sa peau, l’eau la brûlant. Il se sentait reconnecté à tous ses sens, dans la douleur. Il se frotta la peau jusqu’à l’écorcher, puis passa son gel douche à la pomme d’amour.

L’amour…

Shin aimait-il les pommes d’amour ? Il lui demanderait, tiens !

Le shampooing d'Emma sentait les fleurs, mais il ne savait pas lesquelles. Peut-être que Shinichiro les reconnaîtrait. Il plongea la tête sous l'eau pour laver ses cheveux, ferma les yeux, imagina un monde sans Shinichiro.

Un, deux, trois...

Les secondes coulaient dans sa tête.

...quatre, cinq, six...

Il voulait revoir son sourire, ses chocolats chauds, ses courses à moto.

Mais Shin était là.

Il n’allait pas repartir.

Non ?

S̶i̶

Il se releva dans la baignoire, éclaboussant les environs. Depuis plusieurs semaines, enfin, il avait l’impression d’être propre. Pas immonde comme les détritus de sa chambre. Il sourit.

Il ressortit de la baignoire, s’habilla, puis appela Draken. Il devait à tout prix savoir la bonne nouvelle.

Draken lui rendit visite un quart d’heure plus tard, quand il était de nouveau seul dans son lit. Un fin filet de lumière vint percer la pénombre de sa chambre, depuis la fenêtre de celle-ci.

Il n’avait toujours pas repeint sa chambre.

— Tu as passé une bonne nuit, Mikey ?

Il hocha vigoureusement la tête.

— Oui, j'ai vu Shin, hier soir.

— Tu es allé au cimetière ?

— Non, je veux dire... Il était là, avec moi.

Draken grimaça.

— C'est-à-dire ?

— Il m'a parlé, il m'a dit... Il m'a dit plein de choses, que mes poèmes-

— Mikey.

Son ton était grave. Il avait l'impression d'avoir fait une bêtise.

— Je crois que tu as besoin de parler à quelqu'un.

— Je te parle à toi.

— Mikey, tu me parles en monosyllabes, et je ne t'en veux pas pour ça. Mais, ce que je veux dire, c'est que tu as besoin de l'aide d'un professionnel.

— Pourquoi faire ?

— Tu ne peux pas vivre comme ça pour toujours.

— Parce que tu crois que ça me plaît de vivre comme ça ? Dans ma merde ?

— Mikey…

Il s’accroupit. La lueur du soleil était insupportable. Draken soupira.

— Tu n’avances pas, là. Shin ne voudrait pas-

— Retire son nom de ta bouche !

Il avait hurlé, si fort qu'il en avait écorché ses cordes vocales. Draken ne céda pas et le regarda, les sourcils froncés.

— Mikey, tu dérives, là.

— C’est toi qui comprends pas. Shin est vivant et je vais te le prouver !

Il se releva précipitamment de son lit, si vite qu’il en eut le tournis.

— Attends ! Mikey !

— N’essaie même pas de me suivre, lâcha-t-il, froid. Si tu le fais, je t’éclate la gueule.

Aussitôt il sortit dehors, encore en pyjama, démarra sa moto, et dégagea.

Il ne savait plus depuis combien de temps il roulait. Les rues se ressemblaient toutes. Toujours ces mêmes immeubles grisâtres vomissant de tristesse, avec ces mêmes gens qui en sortaient. Quel désastre. Tokyo n’était plus la belle, la grande, seulement une triste ville emprisonnée dans ses peurs.

Il poussa sa moto jusqu'à dans ses retranchements. La fit hurler. S'il pouvait s’éclater la tête contre le bitume -se l’arracher sous l’impact, se décapiter pour ne plus penser-, s’il pouvait…

Arrête-toi, lui dit Shinichiro au creux de l’oreille.

Il s’arrêta.

SS Motors.

Mikey réfléchit, mais pas Manjiro.

Il cassa une vitre pour entrer par effraction, même si l’endroit était abandonné. Des tags tapissaient les murs et le sol.

— “L’armée des enfers rôde”, lu tout haut Manjiro, parcourant du doigt le tag crasseux qui tachait le mur.

Il parcourut le squat qui était autrefois le sanctuaire de Shinichiro. Manjiro avait un peu l’impression de lire son journal intime, en étant là. Chaque poussière, chaque trace de moisi racontait une histoire. Une clef à molette oubliée dans un tiroir défoncé devenait un souvenir chaleureux. Il se souvenait que, malgré sa maladresse en amour, Shinichiro était un as de la mécanique.

— Shin ? appela-t-il tout haut.

Sa voix résonna en un écho.

— Tu es là, conclut-il. Je sais que tu es là. Tu ne m'as jamais quitté.

Il prit la clef à molette.

— Shin ? Pourquoi tu ne me réponds pas ? J’ai fait quelque chose de mal ? Shin !

Il tournait sur lui-même, essayant de capter, dans le coin de son œil, son grand frère adoré.

— Shin ! À quoi tu joues ?

Sa voix commençait à craqueler, à montrer des signes de fêlures. Il était une antiquité qui allait s’effondrer avec la bâtisse.

— Shin ! Je t’en supplie, réponds-moi !

Personne.

P̶e̶r̶s̶o̶n̶n̶e

Encore personne. Et encore. Et encore. Et encore-

Il pleurait.

Il allait inonder la salle de ses larmes, faire crever pour de bon ce rêve.

Il hoqueta dans ses larmes, chercha de ses mains (mains ? Il avait des mains ?) quelque chose, peut-être un truc, un bidule, pour se raccrocher à la réalité.

Il ne trouva que du vide.

Et sa clef à molette.

Il la regarda un instant, la vue brouillée.

Il leva son bras qui la tenait de quelques centimètres, pour l'apercevoir dans toute sa grandeur. C’était une clef à molette basique, mais elle était légendaire car elle avait appartenu à son frère.

Elle appartenait à son frère.

Son frère qui était toujours là.

Qui ne l’abandonnerait pas.

D’un geste tremblant, il la leva et frappa. Une fois, deux fois, dix fois. Contre ses jambes. Chaque coup faisait bondir son cœur dans sa poitrine. Il cria à en réveiller les ombres et les rats. Chaque coup était un souvenir de lui, lui qui riait, qui chauffait une tasse de chocolat, qui gagnait une course de moto.

Lui qui écrivait des poèmes, lui qui achetait des conneries pour lui et Emma, lui qui faisait le ménage et la cuisine, lui qui triait ses chaussettes toutes noires, lui qui chantait faux au karaoke, lui qui jouait au foot avec eux, lui qui réparait les motos, lui qui changeait les ampoules, lui qui râlait devant la télévision, lui qui salait toujours un peu trop le ragoût, lui qui reprisait mal les chaussettes et les trous dans les vêtements, lui qui se battait, et qui, toujours, continuera à se battre.

Car lui était toujours là.

Quand il s’arrêta enfin, il s’effondra, le souffle haché, ses jambes tremblantes et marquées. Le silence revint, l’enveloppant.

Il était seul.

— Nan, tu crois qu’il est cané ?

— C’est Mikey l’invincible quand-même ! Parle mieux de lui !

— Je dis ça parce qu’il a pas l’air très vivant quand-même…

— Attends ! Il bouge ! Recule-toi !

Il rouvrit les yeux, perdu. Où était-il, déjà ?

Il aperçut du coin de l’œil deux filles. Il retourna sa tête pour mieux les voir.

— Vous êtes qui, vous ?

Elles se regardèrent entre elles, comme si l’une avait la réponse pour l’autre.

— Je…

— On est des membres des Trash Panda. On traîne ici parce que c’est un chouette endroit pour se raconter des histoires.

— On est venu pour notre sortie habituelle, et on t’a vu… ça va ?

Si ça allait ?

— J’ai l’air d’aller bien ? cracha-t-il, à terre.

Il détestait avoir l’air faible, mais en plus devant des inconnues- ça le dépassait.

— D’accord, d’accord, fit celle qui semblait être la plus jeune. T’as pas l’air bien, tu veux qu’on appelle un médeci-

— FOUTEZ-MOI LA PAIX !

Sa voix avait fait vibrer les vitraux encore intact. Les deux filles reculèrent, comme si elles se trouvaient face à un animal blessé.

— On veut juste t’aider Mikey, rétorqua la plus âgée, qui portait une veste Hello Kitty sur ses larges épaules.

— Ouais ! Juste t’aider ! Après si tu préfères rester à crever ici, c’est toi qui vois ! cracha la plus jeune, les jambes tremblantes.

Rester à mourir ici…

Quelle douce idée. Il pourra ainsi être un fantôme, et retrouver Shinichiro.

(Mais Shin n’était pas mort)

— Je vais appeler un médecin, fit la plus grande. T’as l’air en sale état.

Mikey voulut la contredire, mais ses jambes refusèrent de lui obéir ; il ne s’était pas raté.

La plus jeune se rapprocha de lui, et il eut le réflexe de décaler sa tête. Trop proche. Trop faible.

— Reste avec nous champion, lui chuchota-t-elle.

(Reste avec nous, Shin.)

Il s’était retrouvé à l’hôpital. Pour une fois, il était celui dans le lit. Tout le monde semblait parler autour de lui, mais il n’écoutait rien. Une infirmière avait pris sa tension. Une autre avait regardé ses jambes. Il n’avait rien dit. Il était resté éveillé tout du long, se demandant comment sa famille et Draken allaient réagir ; auraient-ils honte de lui ? Pitié ? Il ne voulait ni de l’un, ni de l’autre.

Les deux filles l’avaient vite abandonné dès que l’ambulance était arrivée. Il ne savait pas s’il devait les haïr ou les remercier.

La nuit tombait. Les bruits des couloirs s’éteignaient. Alors qu’il s’apprêtait à fermer les yeux, il le vit.

Assis sur son lit. Tout sourire.

— Shin ! cria-t-il en se redressant d’un coup.

— Alors mon petit champion, comment ça va ?

Il essaya de bouger ses jambes. Rien.

— Je vais bien ! Pourquoi t’es pas apparu la dernière fois ? Je te réclamais !

— Manjiro…

Shinichiro pris une grande inspiration.

— Manjiro, écoute… Tu dois apprendre à vivre sans moi.

— Sans toi ? Alors que tu es là, en face de moi, avec un cœur qui fait boom boom ? Pourquoi je devrais vivre sans toi ? Pourquoi tu peux pas rester tout le temps ? Pourquoi ?

Ses mots déferlaient de sa bouche, tel le déluge qui tua tous les hommes. Pourquoi, pourquoi, il voulait savoir pourquoi Shinichiro ne pouvait pas rester ici, avec eux, heureux pour toujours.

— Je suis mort, Manjiro.

Il hurla.

Il devint aveugle, il s’était crevé les yeux, il ne voulait plus voir la vérité, seulement la douceur du mensonge.

— C’est faux, c’est faux, menteur, menteur ! T’es vivant, sinon ton cœur ne battrait pas… T’es un menteur, un menteur et un tricheur, voilà ce que tu es !

— Manjiro, tu peux penser tout le mal que tu veux de moi, je voudrais juste entendre tes poèmes une dernière fois…

Il hoqueta. Les larmes lui montèrent de nouveau aux yeux, lui qui pensait qu'il n’avait plus de larme à pleurer. Il dut lui avouer :

— Je m'en souviens pas.

— Alors je vais t’aider.

Il prit une respiration tremblante, et commença :

Dans le coin de mes yeux, je te vois
Comme un éclair, un coup de tonnerre,
Ta présence
N'a d'égale que ton absence
Je suis là
Entends ma voix
Mer de nuages
À mon âge

Shinichiro devint de plus en plus transparent, Manjiro pouvait voir le mur blanc de l’hôpital derrière lui. Il ravala ses larmes et continua, la voix tremblante :

À la plage
Sous les nuages
Je te vois
Qu’aurais-tu fais
Sous les ombres
Je serai
Grand, beau et fort
Je ne suis pas
Comme toi

— C’est bien Manjiro, continue ! lui souffla Shin, son éternel sourire sur son visage, de plus en plus intangible, de plus en plus flou.

Adieu mon frère
Où tu vas
Je n’irai pas

Shinichiro disparu pour de bon. Manjiro pleura toutes les larmes de son corps ; il n’en pouvait plus. Shin ne pouvait pas être parti, c’était impossible. Il devait être là, il était là, c’était…

impossible.

— Mikey !

Il détourna sa tête vers la porte de sa chambre d’hôpital. Il reconnaîtrait cette voix entre mille.

Il essaya de masquer ses yeux rouges en se les essuyant avec le drap du lit. Pathétique.

— Pardonne-nous Mikey, on a eu du retard et- oh !

Draken se tenait dans l’encadrement de la porte, sa grosse carcasse bloquant la vue du couloir. Il avait l’air choqué, il avait dû voir ses yeux rouges.

— Mikey !

Emma gigota derrière lui, voulant le voir à tout prix. Son cerveau tambourinait dans sa tête. Il ne voulait pas la voir.

— Je… Je vais vous laisser, souffla Draken, en se décalant, laissant Emma pénétrer dans la pièce.

La jeune fille inspecta la salle un instant, réfléchissant sûrement à comment la redécorer. Elle peindrait les murs en rose.

(il devait repeindre sa chambre)

Elle se tourna vers lui, les larmes aux yeux. Doucement, comme pour ne pas le brusquer, elle se rapprocha de lui.

— J’ai cru que j’allais te perdre… Ne nous refais plus jamais ça, je t’en prie !

— Emma…

Il ne pleura pas.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top