「 𝘊hapitre II 」 ⁀➷ La Symphonie des Eclairs

Le paysage s'était vite transformé. Les arbres avaient fait place à un champ de pierre et à de jeunes fougères. Soleil Funèbre ne reconnaissait plus le territoire du Clan du Tonnerre, avançant dans le sillage du vent, marchant à pas lent dans l'affreux tunnel qui le mènerait à sa destination finale. La verdure se faisait rare, pour réapparaître un peu plus loin, plus luxuriante et verdoyante. Quelques fois, il redressait son museau pour humer l'air. Ces fois-là, il arrivait à percevoir l'odeur évasive des coureurs du Clan du Vent.

Il n'avait pas pris de décisions. L'incertitude l'empêchait de réfléchir clairement, noyant ses pensées sous les flots teintés de noir. Qu'allait-il donc faire alors qu'une si triste destinée le vouait à rester seul ? Et puis, à certains moments, alors que les rêves se confondaient avec la réalité dans un mélange confus et hors du temps, il se demandait qui du Clan des Etoiles ou de lui avait raison, et si un pareil futur pouvait réellement exister. Une question le tiraillait, tranchant net toutes ses interrogations et ses suppositions. Elle creusait un gouffre si grand qu'il pouvait engloutir les quatre clans.

Comment pourrait-il donc semer un tel chaos sur son passage ? 

Les nuages couvraient de gris le ciel, la brise se muait en violentes bourrasques. L'humidité planait dans l'atmosphère, s'incrustait dans son pelage aux couleurs de l'or. Soleil Funèbre leva les yeux vers la voûte étoilée. Le soleil s'était couché sans qu'il ne s'en aperçoive. L'astre continuait sa course effrénée contre la lune, sans attendre le félin et sans se retourner. Avec lui, d'autres êtres disparaissaient, s'en allaient au pays des rêves. Leur esprit s'échappait sur cette terre sans tourments, sans guerres et sans destins. Un endroit où leur conscience s'échappait pour une durée limitée, se mêlant aux autres âmes. Un espace en dehors des rivalités claniques où toutes les tribus ne faisaient qu'un. Un espace qui lui refusait l'entrée depuis maintenant une dizaine de nuit. Il était devenu prisonnier des appels désespérés qu'il entendait à chaque fois qu'il fermait les yeux. La colombe qui amenait avec elle la paix s'était envolé dans des contrées lointaines. Elle avait disparu dans un horizon qui lui était inaccessible. Derrière elle, elle laissait un félin perdu, en proie à ses cauchemars silencieux.

La tempête s'était finalement levée plus tard dans la nuit. Les nuages avaient ouverts le bal en déversant des torrent d'eau sur le sol, jouant alors les premières notes de la symphonie céleste. Peu après, les éclairs avaient à leur tour déchirés le ciel dans une lumière pure et un fracas retentissant ; le tonnerre grondait au loin, le vacarme de la nature envahissait chaque recoin, entraînant avec elles les danseurs nocturnes, inivisibles et tournoyant encore et toujours ; ils créaient leur liberté, imposaient leurs choix, crayonnaient leurs joies et effaçaient leurs douleurs. C'était bien ! C'était bon. Ils aimaient ça, et ne s'arrêteraient qu'une fois le soleil levé ; l'astre mettrait alors toutes leurs fautes à découvert, l'horizon ne serait plus fait que de honte, d'erreurs et de reproches.

L'orage continuait d'interpréter le chant des cumulonimbus, accompagné par la mélodie de la pluie et le tambourinement des caillasses sur le sol. Le vent couvrait les sons en les emportant au loin, mangeait la terre et s'échouait sur les falaises, pour continuer de courir au dessus des sifflements de l'herbe qui s'ajoutait à la sérénade du firmament. La musique du domaine d'Ether ne s'arrêta que pour reprendre de plus belle ; les sons dansaient, s'enveloppaient d'écume et s'enroulaient autour des roches pour s'écraser contre les statures sylvestres. Soleil Funèbre était témoins du spectacle qu'offrait les cieux. L'eau inondait son pelage et coulait sur le sol quand ses poils étaient trop gorgés du liquide. Il bravait la météo pour observer le concert de la voûte nocturne. Les doutes qui empoisonnaient son esprit étaient submergées par le tumulte de la nature. Il avait le courage de hurler :

- Pourquoi... POURQUOI ? Répondez-moi !

Il sortit les griffes, les fichant dans la boue. Son cœur tambourinait dans sa poitrine au même rythme que la pluie sur la roche.

- Arrêtez de fuir ! Dites-le moi, je veux des explications !

Il devait doubler le volume pour que sa voix ne se fasse pas emporter par les bourrasques. Il s'adressait directement au Clan des Etoiles, par l'intermédiaire de la colère de la nature. La toison argentée ne pourrait ignorer son appel.

Et pourtant, alors que le courage gonflait son poitrail et que ses yeux brillaient, haineux, le désespoir gagnait sa voix. Il n'était pas sûr de pouvoir gagner cette bataille. Ses miaulements se perdaient dans le bourdonnement de la tempête. Sa volonté était heurté de plein fouet par les courants. Elle vacillait dangereusement, s'effritait et s'évaporait au fur et à mesure du temps qui passe.

Il était réduit à l'état de silhouette absorbant les larmes de l'immense nappe d'étoiles qui s'étalait au dessus de sa tête. La réalité le rattrapait. Ces chats des temps anciens allaient-ils vraiment l'écouter ?

Il continuait de guetter le moindre signe. Ses oreilles étaient dressées sur sa tête, à l'affut. Il ne lui suffisait que d'un murmure.

- Nuage du Soleil ! vociférait quelqu'un derrière lui. Qu'est-ce que tu fiches, cervelle de souris ?

Cette personne devait se hisser à un volume terriblement haut pour que Soleil Funèbre l'entende. Et ce dernier ne connaissait qu'un seul félin capable de cela.

Il se retourna, les crocs découverts. Un mâle au pelage ébène essayait tant bien que mal de dominer la tempête, il forçait son corps à avancer.

- N'approche pas plus, Eclair d'Obsidienne, tempéra-t-il. Je ne sais pas ce que tu veux, mais laisse-moi tranquille.

Il se demandait si Eclair d'Obsidienne avait entendu, le tonnerre continuait de gronder. Il tonnait, accompagnait les battements de son cœur. Soleil Funèbre se sentait moins seul.

- Commençons par nous mettre à l'abri, et après on pourra discuter !

Il secoua la tête, il refusait de partir. Il attendrait des lunes s'il le faut, mais il aurait sa réponse. Ses questions n'arrêtaient pas de valser dans sa tête. Parfois, elles trébuchaient, se heurtaient de plein fouet aux limites de son esprit, mais continuaient de danser sur ce rythme fou qui lui était imposé. C'était douloureux.

Et puis tout c'était enchaîné rapidement.

Un immense filament d'un blanc laiteux avait illuminé le ciel, comme un énorme feu céleste. Il brillait, s'étirait au milieu des nuages à une allure folle. Il s'embrasait, brûlant comme le soleil, beau comme la lune. Les nuages, vaporeux, dessinaient les contours d'une silhouette féline. L'espoir le regagnait. Peut-être que finalement, il allait l'avoir, sa réponse.

Subitement, l'éclair frappa un arbre à quelques mètres de lui. Le brasier vacillait sous les assauts de la pluie, mais il brûlait encore. Il s'élevait, toujours plus haut. Des langues de feu qui caressaient la voûte, si grandes que Soleil Funèbre n'en voyait pas la cime. Puis la flamme s'éteignit, dans un crépitement épouvantable. Dans les quelques braises qui subsistaient, on apercevait un manteau de cendre qui couvrait la terre. Il s'approcha à pas légers, les moustaches frémissantes.

Dessiné dans la poudre grise, un cercle parfait barré d'un trait rappelant vaguement la forme d'un éclair. Il n'était pas sûr de sa signification, mais une chose était claire dans son esprit : le cercle représentait le soleil, par extension, lui. Ça ne l'avançait absolument pas, mais il prit le soin de graver cette image en lui. Il avait une bonne mémoire, il s'en souviendrait. Maintenant, une question se posait : que signifiait l'éclair ?

Il se tourna vers le matou noir qui attendait patiemment, bravant la tempête, puis secoua la tête. Non, impossible.

Il effaça le dessin du bout de la queue, les oreilles basses. Il lança un regard hésitant à Eclair d'Obsidienne, et jugea finalement qu'il lui devait bien cela. Il avait repéré une sorte de renfoncement dans un énorme roc qui bordait une combe minuscule. C'était parfait pour s'abriter le temps d'une parole ou deux. Il lui fit signe de le suivre, hâtif de se mettre à l'abri de cette météo abominable.

Il faillit glisser une ou deux fois, mais réussit à se glisser derrière le cadavre pierreux. Il s'ébroua, fit une rapide toilette pour remettre ses poils en ordre et se logea pous confortablement contre la roche. Toisant le mâle au pelage de jais d'un œil circonspect. Il ne le considérait plus comme un ami, plus maintenant. Pas après ce qu'il s'était passé. C'était un ennemi potentiel, voire dangereux. Il était certainement en meilleur forme que sa misérable carcasse au ventre vide, et un affrontement dans ces circonstances serait fatal pour le doré. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était l'écouter.

-...qu'est-ce que tu me veux, grogna-t-il.

- Oui, moi aussi, tu m'as manqué, ironisa Eclair d'Obsidienne.

Soleil Funèbre fouetta l'air de sa queue.

- Je n'ai pas le temps pour tes blagues.

- On a toujours le temps pour mon humour, rétorqua-t-il. Et je te signale que j'ai galopé après ton odeur pendant des jours. C'est comme ça que tu m'acceuilles ?

Il le toisa attentivement. Le noiraud semblait sérieux. Cœur de renard et crotte de souris, que faisait-il ici ?

- Je ne fais plus parti du Clan du Tonnerre, Éclair d'Obsidienne.

- Et bien c'est parfait ça, Nuage du Soleil, parce que moi non plus ! déclara joyeusement son ancien camarade.

Silence, lourd silence pesant. Soleil Funèbre avait la furieuse envie de lui sauter dessus, de lui hurler sa bêtise à la figure puis de le trainer par la peau du coup jusqu'à son camp en lui demandant de supplier au chef de le réintégrer.

Clan des Etoiles, mais qu'il est bête !

- Pardon ? fut la seule chose qu'il put dire sans vociférer.

- Tu m'as bien entendu, j'ai quitté le clan ! Etoile Rousse n'est pas vraiment le chef que j'ai cru connaître. Et puis, un peu de nouveauté, cela ne fera que du bien ! Alors, quel clan t'as décidé de rejoindre ?

Comme il ne lui répondait pas, il continua sur sa lancée :

- Le Clan du Vent, si on en croit le chemin que tu as pris ? Même si j'avoue que tu as fait un grand détour... j'imagine que tu ne voulais pas prendre le risque de croiser un guerrier du Clan du Tonnerre. M'enfin, ton choix me surprend... Quoique, tu as toujours été très rapide, et puis avec mes grandes pattes, on doit aisément pouvoir rattraper le niveau des chasseurs du-

- Stop, tais-toi !

Soleil Funèbre s'était levé, toutes griffes dehors. Il fulminait.

- Le chef t'a fait l'immense honneur de te donner le suffixe "obsidienne". Tu te rends compte à quel point tu es haut dans son estime ? Cela n'était pas arrivé depuis des générations ! Et toi, tu gâches toutes tes chances d'avoir un bel avenir à cause... pour un peu de nouveauté ?

À cause de moi ? articula-t-il mentalement. C'était ça qu'il voulait dire, à cause de moi.

- Mais qu'est-ce qui ne va pas bien dans ta tête, Eclair d'Obsidienne ? se lamenta-t-il.

- Mais j'en ai jamais voulu moi, de ce prénom à la noix.

Ses plaintes mentales s'étaient subitement stoppées sous l'effet du choc.

- Tout ce que je voulais, c'était mener une belle vie avec mon meilleur ami et ma futur compagne, dans un clan où tout irait bien, poursuivit-il. Il y aurait sûrement des hauts et des bas, mais sans ça, la vie serait d'un ennui ! ajouta-t-il avec une pointe d'ironie.

- Mais...

- Et je ne suis pas d'accord avec cette stupide prophétie. Pour moi, tu es et seras le Nuage du Soleil que j'ai toujours connu : intelligent, peut-être pas très costaud mais rusé, compatissant et serviable envers les anciens.

Il lui donna une petite tappe sur l'épaule du bout de la queue.

- Je ne suis pas ami avec n'importe qui, termina-t-il.

Secrètement, le noiraud avait espéré réussir à le convaincre d'aller de l'avant, et de ne pas abandonner et jeter son futur pour si peu.

- ...tu n'est qu'un idiot, Eclair d'Obsidienne, marmonna-t-il.

- C'est ce qui fait mon charme ! répondit-il en agitant ses oreilles pointues.

Des rires, des grognements ; deux âmes qui se retrouvaient, séparées par l'espace et le temps, liées par une amitié ombrée par la lumière. Elles avanceraient, côte à côte, pour peindre une route aux nombreux carrefours.

Il avait déjà oublié l'étrange symbole gravé dans les cendres.

- Au fait, arrête de m'appeler Nuage du Soleil. Mon nom, c'est Soleil Funèbre.

「❝」 LA SYMPHONIE DES ECLAIRS - FIN 「❞」

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