Chapitre 42

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— Ah... Monsieur Masul n'est pas là ?

— Il devrait revenir d'ici une petite heure, il est parti voir un ami pour réapprovisionner son stock de pierres. Il ne devrait plus tarder ! Mais entrez, entrez !

Azriel pinça les lèvres, fixant la jeune femme qui portait une caisse en bois remplie de livres. Ses cheveux bruns étaient emmêlés dans un chignon désordonné au possible qui dodelinait au rythme de ses pas, suivant les cliquetis réguliers des horloges au mur. Elle déposa son chargement sur un meuble qui hurla sa douleur dans un craquement sinistre, puis elle passa derrière le comptoir pour sortir un petit carnet vierge. En faisant, elle cogna son coude contre Hubert, le pot réfractaire, et s'excusa :

— Oh, pardon Hubert. Tu es toujours sur le chemin, en même temps...

Le blond sur le pas de la porte resta dubitatif, se demandant si la famille Masul pouvait secrètement communiquer avec les objets inanimés – ou du moins, avec les bocaux. Il tira légèrement sur sa lourde cape comme pour disparaitre, et n'osa pas poser sa question à voix haute.

— Je peux faire quelque chose pour vous en attendant ? Prendre commande ?

— Oh, non, merci. Je... je viens discuter avec monsieur Masul, rien de plus.

— Ah ! Dans ce cas asseyez-vous, faites comme chez vous.

Azriel pinça les lèvres, légèrement gêné, puis il se secoua et décida d'entrer timidement dans la boutique. D'un œil curieux, il fixa Cyn en cherchant déjà un sujet de conversation, souhaitant éviter un blanc gênant. Heureusement pour lui, la jeune femme reprit la parole la première, d'un ton enjoué, affichant un grand sourire aussi chaleureux que celui de son grand-père.

— On n'a pas encore eu l'occasion de faire vraiment connaissance, vous et moi. Vous... vous ne venez pas d'ici, je me trompe ?

En tirant une chaise afin de s'assoir près de la table, Azriel secoua la tête. Son appartenance à la Sensibilité était marquée au fer rouge sur son front : outre l'apparence qui n'était pas toujours significative, il n'avait pas la mentalité de la Première Dynastie ; il n'en connaissait pas les codes, ni les coutumes. Si Lyan savait plus ou moins se fondre dans la masse et rentrer dans le moule via ses bonnes manières et sa prestance innée, le Prince factice détonnait de tout et de tout le monde. Cyn le lui fit remarquer en poursuivant :

— Je m'en doutais un petit peu. En revanche, je ne saurais dire d'où vous venez. C'est d'ailleurs l'une des questions qui anime beaucoup Imperium, ces derniers temps. Les gens parlent beaucoup de vous, vous savez ?

— Oh... Vraiment ?

— Ils vous ont vu sur le marché il y a quelques temps, avec l'un des meilleurs amis du Roi. Vous avez marqué les esprits, Azriel. Les rumeurs à votre sujet vont bon train. Les habitants d'Imperium vous aperçoivent parfois au loin, sur le flanc de la montagne, là où le Roi aime d'ordinaire s'isoler. Ils vous voient avec lui, et ils se posent beaucoup de questions à votre sujet. Puis, ils vous ont vus venir à la boutique avec Son Altesse il y a quelques temps, alors l'intérêt qu'ils vous portent n'a fait que croitre. Ils ont même décidé de vous donner un petit surnom, ils vous appellent le « Prince de l'Arcane ».

— De l'Ar... quoi ?

— L'Arcane ! Vous ne connaissez pas ?

— Pas du tout, qu'est-ce que c'est ?

Cyn afficha un sourire malicieux qui dévoila toutes ses dents. Avec une pointe d'empressement et comme si Azriel venait de mettre le doigt sur son sujet préféré, elle tapa plusieurs fois dans ses mains puis s'approcha de la table, où elle invita le blond à venir s'assoir. Elle grimpa les marches quatre à quatre, fit valser la vaisselle, puis redescendit aussi vite avec une théière fumante. En versant l'eau chaude dans la tasse d'Azriel, elle commença son récit, masquant très mal sa joie.

— J'adore ce mythe, parce qu'il se mêle aussi bien à la mythologie qu'à la religion que les gens pratiquent encore aujourd'hui. Vous connaissez à peu près l'histoire de notre monde ?

— Plus ou moins. Il était une fois une terre où vivaient les Dieux et les Anciens, et puis les Hommes sont nés et puis la guerre, et puis le Roi Premier. Et puis la paix. Et puis encore la guerre. Et puis Azarya Oriens. Et puis à nouveau la paix, et les Six Dynasties, et l'Ordre.

La jeune femme ricana face à ces raccourcis, sans pour autant pouvoir les nier. Le blond sembla se prendre au jeu puisqu'il esquissa lui-même un petit rictus, amusé. Il posa ses deux mains autour de sa tasse et fixa son interlocutrice, attendant sagement la suite.

— Presque. Sans doute qu'on ne saura jamais d'où est vraiment né l'être humain, et libre à chacun de ne pas croire en tous ces Dieux qui nous auraient créés. Mais pour cette histoire, je vais vous demander d'y croire, hm ?

— On a le même âge, je pense qu'on peut se tutoyer... Tu peux aussi m'appeler Azriel.

La petite-fille du bijoutier hocha la tête puis prit place sur sa chaise. Elle se rapprocha de la table, et son regard se mit à pétiller, brillant de toute la passion qui coula subitement dans ses veines alors que son sujet préféré était abordé. Sa bonne humeur fut contagieuse puisque le Prince factice fut aussitôt entrainé dans l'aventure.

— Dans les livres d'histoires qui ne prennent pas trop le parti de la science, ni de la mythologie, on dit qu'à l'origine, le monde que nous connaissons maintenant n'était qu'une grande étendue de terre, de déserts, d'eau et de forêts... Ils disent également que les Anciens évoluaient sur cette terre, mais ils n'expliquent pas comment ils sont venus au monde, ni même comment sont nés les Hommes ensuite. Eh bien le mythe de l'Arcane pourrait l'expliquer.

— Comment ?

— Déjà, oublie cette terre où auraient évolué les Anciens, les Dieux puis les êtres humains. Cet endroit, cette terre qui deviendra plus tard Alasia, n'a été créée que bien après. À l'origine, il y avait apparemment une île qui évoluait dans le rien : elle flottait au milieu du vide, parce que rien hormis elle n'avait encore été créé – je sais que c'est difficile à imaginer pour des gens de notre époque, mais essaie de faire fonctionner ton imagination.

— Je visualise à peu près, oui.

— Eh bien cette île, c'était l'Arcane. D'elle on ne sait pas grand-chose, du moins, on ne sait pas ce qui se cachait réellement à l'intérieur. Son histoire, on la connait plus ou moins, mais ce qu'elle renfermait reste aujourd'hui le plus grand mystère de tous les temps.

La curiosité d'Azriel fut piquée à vif. Il fronça les sourcils et ouvrit la bouche pour poser une question, mais Cyn reprit la parole avant lui, plus vive et réactive.

— On raconte que les Dieux seraient nés dans l'Arcane. Et par Dieux, j'entends toutes les divinités de la mythologie, comme Solis, Séléné ou encore Somnus. Ils ont créé les anges, les Anciens, et tout un tas de créatures que nous ne pouvons même pas imaginer tant elles défient les conceptions de l'humanité.

— Et l'être humain, dans tout ceci ?

— J'y viens ! Dans la légende, les Dieux auraient chargé les anges de créer une nouvelle espèce : les humains. Alors ils ont créé cette fameuse « grande étendue de terre, de déserts, d'eau et de forêts » dans le but de loger les Hommes.

— Ils ont créé notre monde dans l'Arcane ?

— Non, en dessous ! Ainsi, l'Arcane pourrait avoir une vue d'ensemble de sa création – tu sais, il n'y a pas besoin d'être un humain pour avoir un égo surdimensionné, mais passons ! L'on raconte que l'être humain aurait été façonné sur le modèle des Anciens, car les divinités voulaient que l'humanité puisse être aussi sage. Le Dieu plus puissant de l'Arcane a ainsi chargé ses deux plus fidèles compagnons de créer les Hommes. Et ces deux anges s'appelaient Alnilam et Aldebaran. Retiens bien leurs noms, hm ?

Azriel opina du chef et porta sa tasse à sa bouche, suspendu aux lèvres de la jeune Masul. Cyn possédait le même don que son grand-père : elle usait des mots avec tant d'adresse qu'il était presque impensable qu'elle n'ait pas recours à la magie. Quelque chose dans sa voix transportait au loin, et propulsait son auditoire droit dans ce monde qu'elle créait en assemblant des syllabes les unes avec les autres. Captivante.

— Le premier ne nous intéresse pas tout de suite. C'est sur le second que je veux attirer ton attention. Alors que les premières générations d'humains ont vu le jour, Aldebaran a créé quelque chose qui a scellé le destin de l'Arcane presque aussitôt : le vice.

— Le vice ? Comment ça ?

— Il a créé la colère, l'orgueil, la gourmandise, l'avarice, la paresse et l'envie. Et tous ces « péchés » ont pris racine dans le cœur de l'Homme et ont fait de lui cette créature bien trop impure, trop loin de la sagesse des Anciens. Pour punir son acte, Aldebaran a alors été chassé de l'Arcane. Les Dieux lui ont tranché une aile, et il s'est enfui avant que l'autre ne puisse être sectionnée. Il est alors tombé du ciel, droit sur le sol de la terre des humains. Il est devenu le tout premier ange déchu. De là découle toute une religion lié à lui, mais je ne vais pas entrer dans les détails, sinon tu seras encore là demain.

— Et Alnilam, dans tout ceci ?

— Alnilam a tenté au mieux de pallier les actes d'Aldebaran. On ignore comment il s'y est pris, et tout ce que l'on sait provient de la fameuse religion qui vénérait Aldebaran. L'on raconte qu'Alnilam aurait enfermé les six péchés derrière six portes. Il a été loué par les Dieux, et le Dieu le plus puissant lui a alors offert la couronne de cette terre si majestueuse. Alnilam est devenu le Roi de l'Arcane, et il aurait donné sa vie pour préserver son Royaume.

— Mais l'histoire ne s'arrête pas là, mh ?

— Tu vises juste, Azriel. Tu t'en doutes, cela n'a pas suffi pour arrêter Aldebaran. Il est revenu à la charge avec la force d'un taureau. Et beaucoup d'anges ont rejoint son camp. Parmi eux, on compte notamment Alcyone et Elnath, ses plus fidèles amies. Mais l'on compte aussi Mérope, Astérope, Célaeno ou encore Atlas. Aldebaran s'est créé sa propre armée, et même son propre Royaume – les Abysses, qu'il a érigés sous la terre des humains.

— Eh, tous ces noms, je les reconnais...

— Oui, et tu vas comprendre pourquoi ! Petit à petit, l'armée d'Aldebaran a gagné en puissance, et ce qui devait arriver arriva : les Abysses se sont retournés contre l'Arcane. Et dans ce conflit, les six portes ont été ouvertes à nouveau. Et le vice s'est répandu au cœur de cette terre bénie, nue de toute imperfection. Et Aldebaran était à un cheveu d'obtenir la couronne de l'Arcane. Mais Alnilam s'y est opposé.

— Pourquoi est-ce qu'Aldebaran voulait à ce point être Roi ?

— Ce n'était pas tant une question de diriger l'Arcane, mais plutôt d'en posséder le pouvoir. L'Arcane suscite l'intérêt et la convoitise depuis l'aube de la civilisation. Elle renferme en elle tous les secrets du monde ; et après le temps, la deuxième ressource la plus précieuse de l'univers, ce n'est autre que le savoir, Azriel. En s'octroyant la couronne, Aldebaran aurait eu accès à un pouvoir immense, gigantesque : il aurait pu changer le cours du temps, il aurait pu éradiquer les Dieux, et même faire de l'humain un être encore plus vicieux.

— Comment ça « changer le cours du temps » ?

Azriel cligna lourdement des paupières, et Cyn pouffa discrètement, comprenant qu'elle avait été trop vite pour lui. Elle tâcha donc de ralentir la cadence, et contourna le problème : au lieu de répéter ses mots ou d'en dire trop, elle décida de mener le blond à réfléchir par lui-même. Aussi, elle lui posa une question étonnante.

— D'où penses-tu que les Anciens tirent toutes leurs prophéties, hm ?

— De... l'Arcane, je suppose ?

— Exact. On ignore comment exactement, mais ils ont trouvé le moyen de lire l'avenir. Mais pourquoi penses-tu que nous, simples mortels, nous en avons encore une trace aujourd'hui, là, sur de vieux livres qui ont traversé des millénaires ?

— Parce que... parce qu'ils avaient déjà écrit l'avenir à l'époque d'Aldebaran, et que... oh. Oh, mais oui, « changer l'avenir ». S'il avait lu l'avenir, il aurait pu l'éviter, le prévoir et surtout le changer. Et tout aurait alors pu tourner à son avantage...

— Exactement. Tous les parchemins que les Anciens ont rédigés ont été scellés. Mais quelques-uns de ces parchemins du savoir ont quitté l'enceinte de l'Arcane durant l'affrontement d'Aldebaran et Alnilam. On raconte que le fils d'Aldebaran lui-même aurait dérobé ces bouts de papiers, et qu'il les a jetés depuis le portail de l'Arcane pour qu'ils retombent entre les mains des êtres humains.

— Aldebaran avait un fils ?

— Affirmatif. Fils d'Aldebaran et d'Alcyone, Tianguan était un ange noir, né sans ailes ; un être déjà damné avant même sa naissance. Et il a marché dans les traces de son père jusqu'à la chute de l'Arcane. Mais pour qu'Aldebaran ne s'empare pas du savoir et des secrets de l'Arcane, Alnilam a fait le choix de détruire son propre Royaume. Il a fait sombrer l'Arcane, et a emporté dans sa chute Aldebaran et tous les autres.

— Et qu'est-ce qu'ils sont devenus ? Les anges sont immortels, non ?

— Hm, plus ou moins. Après avoir refermé cinq des six portes – il n'a pas eu le temps de refermer celle de l'envie – dans un ultime geste, Alnilam a changé tous les anges en étoiles. Il les a tous emprisonnés dans le ciel. Aujourd'hui, si tu regardes la constellation du Taureau, tu verras tous les acolytes d'Aldebaran. Et si tu regardes Orion, tu y trouveras Alnilam et tous ses compères. Ils se font face dans le ciel, éternellement.

Le bleuet laissa échapper un « oh » de surprise en retraçant mentalement la position des étoiles. Il fut surpris d'y trouver tous les noms des anges que Cyn venait de mentionner. Elle ne lui laissa toutefois pas le temps d'y réfléchir plus profondément qu'elle enchaina :

— Et dans ces deux constellations se trouvent le fils d'Alnilam et celui d'Aldebaran. Ou du moins, ils s'y sont trouvé bien plus tard, car ils sont les deux seuls survivants de la chute de l'Arcane. Leurs pères auraient réussi à les sauver avant que tout ne s'effondre.

— Alnilam avait un fils aussi ?

— Oui, mais l'on ne sait strictement rien de lui, si ce n'est son prénom : Rigel.

— Oh. Et que leur est-il arrivé, alors ?

— Leur histoire mérite au moins une après-midi entière. Mais pour la faire courte : ils se sont entretués après quelques siècles de vie sur la terre des humains, mais nul ne sait pourquoi. Tout ce que l'on sait, c'est qu'ils sont condamnés à se faire face dans le ciel. L'on raconte même que depuis ce jour, ils se réincarnent de génération en génération. Le Roi Premier serait ainsi une réincarnation de Rigel, et sans doute que ce fou de Cadivus était, lui, Tianguan. Mais ça, je n'y crois pas trop.

  Azriel sentit sa mâchoire se décrocher, et il resta bouche-bée, soufflé par ce retournement de situation. Les rouages de son cerveau s'enclenchèrent avec un train de retard, mais il parvint tout de même à formuler une réflexion assez rapidement, presque avec trop d'entrain :

— Alors ça veut dire que le fils d'Aldebaran était le Prince des Abysses, et le fils d'Alnilam... le Prince de l'Arcane. Et puisque nous ne savons strictement rien de lui, c'est pour ça que les habitants d'Imperium me surnomment comme lui.

— Exact. Tout ce que l'on sait de lui, c'est qu'il vient d'un endroit inconnu, dans lequel des milliers de secrets étaient gardés. Il avait la beauté des anges, la sagesse de son père et sans doute la délicatesse de sa mère. Mais il a rejoint les étoiles sans que l'humanité ne puisse rien faire d'autre que l'observer de loin, sans savoir quoi que ce soit à son sujet. Exactement comme toi. Les habitant d'Imperium ne savent pas d'où tu viens, ni même pourquoi tu es là. Ils te voient simplement là, auprès de leur Roi. Et ils ne peuvent que te voir comme un ange du bien.

— Si l'on suit leur logique, il y aurait donc un ange du mal...

Cyn esquissa alors un sourire taquin, et recula lentement. Elle appuya son dos contre sa chaise avec nonchalance, puis elle croisa les jambes et les bras. L'expression de pure insolence qui se peignit sur son visage aurait pu en faire pâlir plus d'un, mais Azriel ne cilla pas, trop habitué au brasier Oriens pour être impressionné par qui que ce fut d'autre.

— Dans les légendes, on raconte que Rigel et Tianguan s'aimaient.

— Développe, je suis nul pour saisir les insinuations...

— J'essaie juste de dire que quelque chose unit toujours Rigel et Tianguan, dans toutes leurs vies. Ils sont faits pour se retrouver jusqu'à ce qu'ils puissent briser la malédiction qui les fait toujours s'opposer. Peut-être qu'un certain Roi et toi, vous pourriez...

— Non. De toute façon... de toute façon, ce surnom ne me va pas du tout. Je suis loin d'être « l'ange du bien » qu'ils imaginent. Je viens de la terre de la désolation, là-bas, le vice est Roi, et tout est en train de pourrir de l'intérieur. Si j'ai été un ange un jour, je pense qu'on m'a coupé les ailes à moi aussi. Si je suis tombé du ciel, c'est que j'en ai été chassé parce que mon esprit a été perverti par la folie des Hommes. Et si je suis la réincarnation de quelqu'un, ce en quoi je ne crois pas, alors sans doute suis-je plutôt Tianguan.

Cyn lui décocha un sourire malicieux, puis elle sirota son thé en silence tandis qu'il fixait son reflet dans la vitre, perplexe. Ce que les habitants d'Imperium pensaient de lui était bien loin de la réalité : il n'était pas un ange venu sauver Adaryn, il était un démon qui se tenait prêt à planter dans son dos la dague de la trahison. Quand bien même l'Arcane aurait-elle existé, jamais il n'aurait été autorisé à y pénétrer. Il était déjà trop corrompu, déjà rongé par le sang qui coulerait sur ses mains. Il se rapprochait bien plus d'Aldebaran que d'Alnilam...

    — Peut-être que ce surnom ne veut rien dire. Le mot arcane est rentré dans l'usage courant pour définir quelque chose de mystérieux, inconnu et particulier. Outre le mythe, je pense que les habitants ont choisi ce surnom parce que tu es un secret pour eux : le secret du Roi Oriens.

    — Mh... mais ça ne me plait quand même pas.

— Tu sais, je pense que les choses sont écrites pour une raison, Azriel. Quelque chose se prépare, papy le sent. Et ce quelque chose gronde dans les cœurs depuis trop longtemps. Peut-être que cette identité qu'ils t'ont donnée te représente mieux que tu ne le crois. Peut-être que je me trompe aussi et que le Prince de l'Arcane est réapparu en quelqu'un d'autre. De toute façon, ce ne sont que des mythes, tu es libre d'y croire ou non.

— Eh bien je n'y crois pas. Je sais ce qui est écrit pour moi, et ça n'a rien à voir avec un avenir de héros comme celui de Rigel. Il était du côté de ceux qui se sont défendus contre le mal, moi, je...

— Est-ce qu'Aldebaran était vraiment « mauvais », à tes yeux ? N'a-t-il pas plutôt sauvé l'être humain en lui donnant des défauts ? Ne l'a-t-il pas plutôt libéré de l'autorité des Dieux en lui offrant un caractère farouche, une voix parfois fanfaronne, le goût de la vie, la passion de l'accumulation, le droit de se prélasser, et même l'envie d'indépendance, ou de liberté ?

Le blond se tut, forcé de constater que les choses n'étaient pas si radicales qu'escompté entre Aldebaran et Alnilam : les motivations de l'un étaient le mal pour l'autre, alors même qu'elles étaient le bien pour celui qui les initiait. Peut-être même que si l'univers lui en avait laissé le choix, il se serait rangé du côté des réfractaires, de ceux qui n'obéissaient pas aux ordres et qui osaient vivre leurs vies sans se plier aux directives des autres. Peut-être même que si l'univers lui avait accordé le droit de naitre autrement, il aurait pu vivre une vie meilleure, sans être le pion d'autres humains qui, sans vergogne, se servaient de leur supériorité pour assoir leur autorité. Il se trouva définitivement bien loin de ce Rigel, et bien plus proche de Tianguan... Et puis son esprit tiqua et il demanda :

— Attends, les Anciens ont écrit l'avenir de tout Alasia, non ? Alors est-ce que... est-ce qu'il existe des prophéties pour la Sixième Dynastie ?

— Bien sûr, comme pour toutes les Dynasties. Certaines sont déjà passées, d'autres attendent de se réaliser. Mais les Anciens ont volontairement utilisé des mots alambiqués pour que l'être humain ne puisse pas percer à jour les prophéties, pour qu'il ne change pas le cours du temps. L'Homme est par nature la création d'Aldebaran, après tout...

En riant avec une pointe de sarcasme, Cyn s'empara du gros livre de prophéties qui trônait toujours sur l'étagère, puis chercha le chapitre dédié à la Sensibilité. Dans un même temps, elle termina sa boisson en fredonnant une petite mélodie rythmée sur les cliquetis des horloges dans son dos, et Azriel fut presque happé par la douce harmonie qui émana de l'endroit. Puis elle reprit la parole et lut ce qui défila sous ses yeux :

— « L'horizon vacillant n'aura de cesse de s'assombrir, privé de tout astre. Lorsque ce dernier, des entraves de l'inflexible aura su se détacher, gloire et pouvoir à la Sensibilité il saura rapporter. Et pour ce faire, le cadenas du temps il devra briser, afin que, des chaines du mal, il puisse se délivrer. Grâce à l'aide de l'étranger, la lumière il pourra ainsi rapporter. »

— J'ai... rien compris.

— T'inquiète, je comprends jamais rien non plus. Leur but c'était qu'on comprenne rien, et c'est réussi. Mais j'avoue que c'est assez casse-c...

— Langage, jeune femme.

La voix douce de monsieur Masul fit sursauter les deux plus jeunes qui, en parfaite synchronisation, tournèrent la tête vers lui. Ils se levèrent vivement pour l'aider à porter les caisses qu'il soutenait difficilement, puis prirent de nouveau place autour de la table. Les deux Masul discutèrent tandis qu'Azriel se souvenait subitement du fait qu'il n'était pas venu ici pour blablater au sujet d'une prophétie, mais bien plutôt pour questionner le vieux bijoutier à propos de Lyan et du devenir de leur relation.

— Qu'est-c'qui t'amène ici, mon moineau ? Pourquoi qu'vous avez vos nez curieux dans l'bouquin des prophéties, hein ?

— À vrai dire, je venais vous poser quelques questions, mais le sujet à dévié un peu...

— Boh, t'façon z'êtes trop jeunes pour comprendre c'bouquin. Qu'est-c'tu voulais me demander, alors ?

— Disons que je me questionne de plus en plus à propos de ce que vous avez dit sur Lyan. Ses yeux, et le fait qu'il suive les ordres... Qu'est-ce que ça veut dire, exactement ?

— Ton ami il a été élevé avec l'idée qu'les lois et les ordres d'l'Ordre sont pas réfutables, ni même questionnables. Il a appris à s'cacher, à réprimer c'qui fait d'lui un être singulier, unique. Maintenant c'est juste un type qui suit aveuglément un troupeau d'moutons, pour pas être à la traine. Les gens s'suivent par peur d'être qualifié d'bizarre, de déviant. Surtout, y s'conforment sans jamais s'poser de questions, parc'que pour eux, les lois c'est les lois, et on n'a pas l'droit d'les remettre en question.

— Pourtant je sais aussi que les idées et lois de l'Ordre ne sont pas réfutables, mais vous ne me traitez pas comme lui.

— Parc'que tu n'penses pas un traitre mot de c'que tu viens d'dire, moineau. T'sais pas t'cacher, t'es toi-même. Quand bien même t'as appris qu'les règles c'est les règles, c'pas pour autant qu'tu les applique par envie, et même que tu les questionnes souvent : tu veux savoir pourquoi qu'tu dois obéir, tu veux comprendre pourquoi tu dois faire ci, ou ça. Et surtout t'as du mal à obéir quand une loi t'semble injuste. Tu suis ?

    — Mais à la fin, je finis toujours par obéir quand même...

    — L'important c'pas l'résultat, Azriel, c'est l'cheminement de pensée. Et pis, entre nous, t'as d'jà enfreint les lois de l'Ordre. Inutile d'avoir peur d'le dire mon bonhomme. J'm'en fiche moi.

Le bleuet sentit son cœur louper un battement. Il tourna la tête vers le vieillard à la manière d'une porte mal huilée, et crut presque sentir sa paupière tressauter. Il retint son souffle, n'osant plus rien dire, craignant de se compromettre ou d'entendre son véritable nom sortir de sous la moustache du marchand. Inéluctablement toutefois, le pire arriva dans un rire.

— Puis t'façon, sang royal ou non, qu'est-c'qu'ça change ?

— Oh.

— Panique pas, mon bonhomme. J'dirai rien, t'sais. J'm'en fiche, j't'aime bien comme t'es. Pis, j'suis d'ton côté, et j'y trouverai rien en allant t'balancer. Moi, j'm'en fiche.

— Mais... mais... Comment est-ce que vous avez su ?

— Ça c'est un secret, bonhomme. R'prends donc un gâteau, t'es tout pâle. Me fais pas d'malaise, hein ? Comment qu'j'explique ça au Roi, moi, après ? Il va v'nir me passer un savon ! Oh, là ! J'suis foutu si tu m'fais ça ! Le Adaryn y va m'tuer !

Azriel pouffa légèrement mais garda la bouche fermée de longues minutes encore, tentant de remettre de l'ordre dans ses pensées. Il s'attendit à ce que la rivière de ses pensées vienne l'engloutir, mais son esprit resta étonnement calme : pour une raison qu'il ne put s'expliquer, il ne fut pas inquiet de savoir que le vieux Masul avait percé à jour sa véritable identité. Le vieillard avait déjà un coup d'avance sur tout le monde, ce n'était guère étonnant.

  En revanche, il s'inquiéta tout de même de la crédibilité de son mensonge, et de l'avenir de la mission. Si le bijoutier avait pu comprendre la supercherie, sans doute que d'autres pourraient le faire aussi. Et le blond craignit les répercussions qui planaient au-dessus de sa tête. Surtout, sa gorge se noua lorsqu'il songea à Adaryn. Il était futé, et sans doute capable de rivaliser avec le vieux Masul. Et s'il apprenait la vérité, lui aussi ? Et s'il découvrait les intentions véritables du Prince de la Sixième ?

    — Doucement, moineau. T'en fais pas, va.

  Dans un geste tendre et pour détourner ses pensées de ses inquiétudes, le vieillard vint attraper le collier du bleuet, le lui montrant doucement pour dévier son attention et l'arracher à son angoisse. Il expliqua alors :

— T'veux savoir un truc ? Vos colliers, ils sont magiques. Rigole pas, j'suis sérieux, moineau ! La magie ça existe, ou ça existe pas. À toi d'voir en quoi tu crois. À mes yeux elle est réelle, et même qu'y'en a dans vos colliers. Ils ont des p'tits pouvoirs.

— Des pouvoirs ? Ça existe vraiment ?

— Mh. Fais attention à la chaleur qu'les pierres dégagent au cours d'une journée, par exemple. Si elle d'vient toute froide, inquiète-toi pour ton p'tit magnolia.

— Mais la magie ça n'existe pas...

— Ça c'est c'que des livres tous pourris ils t'ont appris, non ?

— J'sais pas si la magie caricaturée dans nos livres existe réellement, Azriel, mais celle dont papy te parle, j'peux t'assurer qu'elle est vraiment là. Peut-être qu'on ne peut pas cracher des flammes, peut-être que les créatures fantastiques n'existent pas, c'est vrai. Mais la magie a plein d'autres formes loin d'être aussi extravagantes que dans les livres, ou dans les légendes.

— Vraiment ?

— On peut voir de la magie dans un tas de choses ! La joie que les bijoux de papy apportent, par exemple. C'est magique que des petites breloques puissent faire pleurer de bonheur, non ? Qu'est-ce que je pourrais te donner comme autre exemple...

— L'langage des fleurs. Qui a décidé qu'une plante elle avait autant d'pouvoirs, hein ?

— La magie elle flotte partout autour de nous. Seulement, tout le monde n'est pas capable de la voir et c'est comme ça que papy repère les gens qui ne peuvent pas entrer ici. Ceux qui ne croient pas en la magie, c'est ceux qui suivent tristement le troupeau, volontairement ou non, par crainte d'être jugé déviant ou par envie de se conformer. C'est ceux qui sont trop obnubilés par les livres qui donnent soi-disant les réponses de l'univers, les lois à suivre. C'est ceux qui pensent que personne n'est capable de voler, ou qui te diront que si la pierre de ton collier est froide, c'est parce qu'elle est restée trop longtemps sur tes vêtements, et pas sur ta peau. En bref, ce sont les gens qui ne pensent pas par eux-mêmes, et qui sont incapables de questionner la mentalité qu'on leur a imposée.

Le vieux Masul hocha la tête aux dires de sa petite-fille, souriant chaleureusement sous sa grosse moustache. Un rire jovial lui échappa, aussi ses émotions positives et rassurantes s'écrasèrent sur Azriel. Il ne put que se détendre, gagnant un joli sourire à son tour.

— L'plus souvent, c'est ceux qui ont peur d'l'inconnu qui croient pas à la magie. Z'ont trop peur de s'aventurer dans un truc qu'leurs scientifiques expliquent pas. Pis si c'pas l'avis ou la norme, ils peuvent pas s'permettre de s'y aventurer avant ou sans l'troupeau.

— J'ai peur de l'inconnu aussi, pourtant.

— Erreur, mon p'tit bonbonne. T'as pas peur d'l'inconnu, sinon tu s'rais pas là.

— Pourtant j'en suis certain... Tout ce que je ne connais pas, tout ce que je ne suis pas sûr de pouvoir à peu près contrôler ou du moins prévoir, ça m'effraie. Je déteste les imprévus, tout ce qui me tombe sur le coin du nez sans que je puisse l'anticiper.

— T'as peur de l'imprévisible, pas d'l'inconnu, moineau.

— Quelle est la différence entre l'imprévisible et l'inconnu ?

Le vieillard fit signe à sa petite-fille d'expliquer à sa place tandis qu'il se levait pour aller chercher une boite de chocolats derrière son comptoir – non sans se cogner contre Hubert, le pot réfractaire. Cyn se racla donc la gorge avant de donner un exemple au blond afin de l'aider à comprendre.

— La peur de l'inconnu c'est la peur de quitter une zone de confort, de quitter ce qui fait routine et habitude. C'est un peu le côté d'Alnilam qu'on a vu tout à l'heure : tout est déjà connu, écrit, explicité et tout fait partie d'un quotidien défini par les lois des Dieux. En revanche la peur de l'imprévisible c'est la crainte de ce qui n'est pas sous notre contrôle. Ça n'implique donc pas l'idée de rester coincé dans une bulle de « connu ». Il est totalement possible de s'aventurer en terrain inconnu, simplement la peur arrive dès que quelque chose d'incontrôlable survient.

— Je ne suis pas sûr de bien comprendre...

— Je vais te donner un exemple concret. Aldebaran a changé l'Arcane en y faisant entrer des vices inconnus. Les anges ont surtout été effrayés parce qu'ils ne connaissaient rien à ces vices, ils étaient totalement inconnus – et pourtant, tu l'as vu, ils ont pu les contrôler et les enfermer, le côté imprévisible n'était donc pas leur problème. Pour l'imprévisible, c'est l'inverse ; en chutant de l'Arcane par exemple, Aldebaran est devenu une menace. Il était connu, mais les anges de l'Arcane l'ont redouté parce qu'il n'était plus contrôlable. Tu saisis ?

— Alors c'est... pour ça que Lyan et moi on a du mal à s'entendre, ces derniers temps...

— Comment ça ?

Azriel picora un gâteau sur la table et laissa planer un petit silence alors que son cerveau réfléchissait à vive allure. Les deux Masul ne le pressèrent pas, et attendirent qu'il reprenne la parole quelques minutes plus tard, les idées claires et une réflexion étonnante en tête.

— Il a peur de l'inconnu, et moi de l'imprévisible. Mais en pensant à l'inverse, les choses deviennent limpides : je n'ai pas peur de l'inconnu, et il n'a pas peur de l'imprévisible.

— Il n'y a que pour toi que c'est limpide, là...

— Lyan a peur de l'inconnu : il n'ose pas sortir du rôle dans lequel on l'a enfermé à la naissance, pas sortir des pensées qu'on lui a mises dans le crâne. Mais il n'a pas peur de l'incontrôlable : il sait comment réagir quand je ne lui obéis plus, et il sait comment ramener à l'ordre tout ce qui échappe à son contrôle. Mais il est terrifié par ce qu'il ne connait pas et qui s'éloigne trop des représentations qu'il a dans le crâne. Alors que moi, je... je crois que moi, j'en raffole de l'inconnu. J'ai envie de découvrir tout un tas de choses, j'ai envie de penser le monde par moi-même, j'ai envie de vivre une vie que je ne connais pas encore. Et même si j'ai peur de ce que je ne peux pas contrôler, je crois que ces derniers temps, j'ai appris à aimer l'imprévisible.

— Tu m'étonnes qu'tu l'aimes l'imprévisible, t'as vu d'qui ton cœur s'est amouraché ? J'ai jamais vu une tornade pareille, et pourtant j'ui pas tout jeune ! Un vrai fou, le Oriens.

Le faux Prince se laissa rougir légèrement en songeant à Adaryn et sa manie de n'écouter personne pour n'en faire qu'à sa tête. Il sentit son cœur battre bien plus fort et dut se rendre à l'évidence : cette imprévisibilité était ce qu'il aimait le plus chez lui. Sa fougue, son courage, son impulsivité, son assurance et la brume de secrets dans laquelle il dansait malicieusement ; il était incontrôlable, indomptable, semblable à un incendie grandiose, inarrêtable.

— Maintenant reste plus qu'à espérer qu'ton p'tit rouquin tombe amoureux d'l'inconnu.

— L'inconnu... Qu'est-ce que c'est la définition de l'inconnu dans ce cas ? Il faudrait qu'il trouve quelqu'un qui serait son inconnu, mais qui ? Le Général Lucis ? Non, il doit le connaitre trop bien, maintenant...

— Peut-être, peut-être pas. Qui connait réellement quelqu'un ?

Azriel pinça les lèvres, frustré de ne pas trouver de réponse. Il fronça alors les sourcils et tenta de réfléchir à vivre allure, mais le bijoutier coupa court à ses élucubrations en lui fourrant un chocolat dans la bouche, et en ébouriffant ses cheveux blonds affectueusement.

— N'cherche pas, moineau, c'pas ton histoire celle-là. Toi, concentre-toi sur l'incontrôlable, plutôt. C'quoi sa définition ?

Il voulut entamer une longue tirade, expliquant en détail ce mot qui l'obnubilait désormais. Seulement, il croisa le regard taquin du marchand et son discours s'envola dans les airs. Il n'avait pas besoin de faire tout un monologue, pas besoin de fouiller dans les livres non plus. Les définitions exactes de l'imprévisible et de l'incontrôlable ne se trouvaient pas dans les ouvrages qu'il avait lu en classe, pas dans les dictionnaires ou les vieux parchemins, non. Elles résidaient dans deux simples petits mots, elles tenaient sur un tout petit bout de papier bien plus impressionnant que des œuvres trop lourdes, dans douze lettres bien plus éloquentes que des pages entières.

— Adaryn Oriens.

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on a encore mis un mois à corriger un chapitre ici ou bien ? (pour ma défense, il a fallu que je monte le giga mythe de l'Arcane, et ça prend du temps ce truc ptdrrr)

le prochain chapitre n'est pas si complexe alors je pense qu'il sera prêt bien plus rapidement ! peut-être pas la semaine prochaine, mais sûrement celle d'après !!

des bisous consentis sur vos joues <3

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