Chapitre 37


⋆ ♚ ⋆

— Hywell, tu commences déjà à baver...

— J'bave pas j'pleure d'la bouche. C'tes conneries Lucis, ça m'a rendu triste.

    — Quel boulet...

  Ehann soupira tout en écartant légèrement le verre du garde rapproché du Roi, veillant sur lui malgré leur tendance à toujours se crêper le chignon. Lyan le remarqua depuis l'autre bout de la table et ne put que sourire, touché par l'attention que portait le Général à son entourage. En face de lui, Alden buvait doucement, écoutant toutes les conversations en souriant, sans y prendre part. Frewen était assis à côté de lui mais n'avait que du jus de fruit dans son verre, ne désirant pas s'alcooliser. Plus loin, Nawfall et Mendel s'étaient lancés dans un combat de regards, persuadés qu'ils gagneraient grâce aux verres qu'ils avaient déjà ingurgités – qui ne se comptaient bientôt plus sur les doigts de la main.

  Au milieu de toute cette cacophonie se trouvaient Adaryn et Azriel, tous les deux perdus dans leurs songes, dans leurs petits mondes. Le Roi fixait l'extérieur, atone. De l'autre côté de la table, le faux Prince fixait le vide, peu préoccupé par ce qui se passait autour de lui. Il triturait le ruban de la petite boite, dans sa poche, l'esprit totalement absent. Il s'était laissé emporter par ses réflexions sur les fourchettes, les trouvant bien plus passionnantes que le bruit ambiant qui lui tapait sur les nerfs.

  Ils n'avaient beau être que neuf, le brouhaha que l'alcool provoquait était épuisant, bien qu'amusant. De plus, le blond ne pouvait pas vraiment s'occuper autrement : son rouquin préféré avait décidé d'admirer Ehann. Il ne lui restait donc plus que ses couverts et le cadavre d'une quatrième part de cheese-cake aux myrtilles qu'il n'avait même pas réussi à finir.

  Ils avaient terminé le repas d'anniversaire du monarque il y a quelques minutes, dans la bonne humeur et la légèreté. Ils riaient, parlaient, parfois même ils se moquaient légèrement de toutes les bêtises qu'Adaryn avait commises, petit. Il souriait alors malicieusement en se remémorant les souvenirs qui y étaient liés, puis, inéluctablement, son regard se reportait sur l'extérieur. Ses pensées semblaient plus passionnantes ; rester assis là sans rien faire l'ennuyait.

  Azriel tentait de le surveiller, guettant le moment où il déciderait de s'éclipser, mais ses spéculations sur les cuillères semblèrent bien trop importantes pour être abandonnées en cours de route. Lorsqu'il en sortit avec la conclusion que les couverts étaient en réalité tous des cousins éloignés, il fut surpris de ne trouver qu'une chaise vide là où s'était tenu son noiraud, plus tôt.

    — Lyan, tu l'as vu partir ?

    — Comment ?

    — Adaryn. Tu l'as vu partir ?

    — Qui ?

    — Lyan, tu deviens pire que moi, là. Adaryn, tu l'as vu partir ?

    — Non, désolé. File, de toute façon personne ne va te retenir.

    — Tu me raconteras si jamais Hywell fini dans la fontaine, hein ?

    — Oui, oui...

  Mais ses yeux s'étaient déjà reposés sur le Général. Le Conseiller s'en inquiéta quelques secondes avant de hausser les épaules : Lyan était assez mature pour ne pas se fourrer dans une situation trop délicate. Il était fidèle à ses principes, aussi. Il saurait se maitriser et ne pas flancher face à l'interdit.

  Azriel quitta donc la pièce discrètement, croisant simplement le regard d'Alden. Le rouge lui offrit un sourire malicieux tout en lui faisant signe de s'éclipser, retenant Frewen sur son siège. Après l'avoir remercié silencieusement, son caneton disparut dans les couloirs, tentant de trouver Adaryn. Il ne savait pas réellement où chercher : balcon, kiosque, ancienne tour de garde, salle du piano ? Où allait-il le jour de son anniversaire ?

  Il tenta de réfléchir et son esprit buta sur un endroit tout particulier qui le fit sourire. Il monta donc dans sa chambre pour enfiler une veste, puis il redescendit et sortit dans les jardins. Devant les grilles de la forêt, il bifurqua à droite, empruntant le portillon qui lui permettait de sortir de l'enceinte du château. Il avança timidement, grimpant sur la montagne en silence, triturant à nouveau le ruban qui enroulait son petit cadeau, au chaud dans sa poche. Finalement, une silhouette familière se dessina, éclairée par le coucher du soleil, et il ne put que sourire grandement, posant son derrière à ses côtés sans un bruit. Adaryn ne prononça pas un mot non plus, se contentant de gagner son petit rictus habituel. Le blond murmura alors :

    — J'ai cru que vous étiez au kiosque, pendant un moment.

    — Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ?

    — J'ai essayé d'imaginer où j'irais si j'étais le Roi d'une Dynastie puissante et prospère. J'me suis dit que j'aurais envie de l'admirer le jour de mon anniversaire, pour me dire « j'ai réussi ».

    — C'est presque ça.

    — Presque ?

  Le noiraud ne répondit pas, laissant simplement ses lèvres s'étirer davantage. Sans un bruit, ils observèrent alors Imperium et les différents villages qui se dessinaient au loin, à l'horizon. Puis, la curiosité d'Azriel eut raison de lui et sa voix brisa à nouveau le silence.

    — Je me demande si vous êtes toujours venu ici, avant d'être Roi.

    — À votre avis ?

    — J'ai envie de dire non, parce que logiquement, on n'admire pas quelque chose qu'on n'a pas encore guéri. Mais vous connaissant, je pense que vous venez ici depuis que vous êtes petit en vous disant qu'un jour vous y arriverez. Et vous l'avez fait, pas encore entièrement, mais vous avez réussi le plus gros.

  Le blond l'écouta rire doucement et l'observa s'allonger dans l'herbe, les mains derrière la tête. Il décida de ne plus briser le silence, lui offrant tout le loisir d'écouter sa musique préférée, puis il se laissa glisser à ses côtés, osant timidement poser sa tête sur son torse. Le Roi vint alors perdre l'une de ses mains dans ses cheveux dorés, puis la fit descendre sur son dos. Il le caressa doucement, comme s'il craignait de l'abimer, puis claqua un léger baiser sur le haut de son crâne. Un murmure lui échappa ensuite, presque inaudible.

    — C'est la première fois depuis longtemps que je ne reste pas seul pour mon anniversaire.

    — Quoi ?

  Azriel se redressa sur un coude, sincèrement outré, le dévisageant sans rien dire, une expression de pur étonnement sur le visage. Fronçant les sourcils, il le questionna peut-être un peu trop vivement, emporté par ses sentiments.

    — Même le Gardien Sophos ne vous accompagnait pas ?

    — Non. J'ai toujours voulu rester seul. Mais...

  Le noiraud garda la bouche close un instant qui sembla durer mille ans. Il chercha ses mots, tenta de formuler sa phrase tout en acceptant lui-même la vérité qu'il énonça, de longues secondes plus tard.

    — Mais... en quittant la salle à manger, tout à l'heure, la seule chose que je voulais c'était... c'était que vous me trouviez.

  Tout doucement, il vint poser sa main libre sur la joue de son joli bleuet, lui souriant tendrement, là, choyé par les derniers rayons du soleil. Azriel mit un certain temps avant d'assimiler les informations, perplexe. Ses propres anniversaires avaient toujours été des jours festifs. Évidemment, ils n'avaient jamais été aussi pompeux et grandioses – dans la limite de leurs moyens – que ceux de Lyan. Néanmoins, il n'en gardait que de bons souvenirs.

  Ses parents s'étaient toujours pliés en quatre pour lui faire de magnifiques cadeaux, et lorsque l'argent manquait, alors ils avaient tout fait pour que la journée soit magnifique même sans présent. Sohal s'était évertué à perpétuer cette tradition, célébrant avec sincérité la naissance du trésor le plus précieux de sa vie. Azriel trouva donc bien étrange cette tendance à l'isolement, ce manque d'intérêt pour son propre anniversaire.

    — Pourquoi est-ce que vous restez toujours seul durant vos anniversaires ?

    — Je n'ai jamais eu envie de célébrer le fait que j'existe encore.

  La phrase fut lourde, assommante. Elle avait été prononcée sans grande réflexion et dégoulinait de vérité, de sincérité. Adaryn sembla se départir entièrement de son masque de Roi inébranlable, de souverain stable sur ses appuis, de monarque fort et intouchable. Il se montra sous un autre jour, il dévoila subtilement l'humain sous la couronne, l'être vraisemblablement fragile et amoché par le temps. Azriel fut soufflé de longues secondes avant que son cœur ne parle à sa place.

    — Alors moi je le célèbrerai pour vous. Votre existence est la plus belle chose qui soit jamais arrivé dans la mienne, Adaryn. J'ignore ce qui a pu vous faire croire que votre vie ne vaut pas la peine d'être honorée, mais sachez que je compte bien vous prouver le contraire.

    — Je crois que c'est une habitude que j'ai conservé de mes parents.

    — Ils ne célébraient pas vos anniversaires ?

    — Pas vraiment... Ils le faisaient quand j'étais plus jeune, mais avec les années, ils ont arrêté. Ils ne m'ont plus rien offert, et la seule chose que je pouvais espérer d'eux c'était une journée sans réprimandes, ou sans discorde. Mes parents étaient assez... particuliers. Ils étaient tous les deux immatures sur des plans différents. Mon père était indisponible émotionnellement. Ma mère était indisponible tout court. Elle a toujours... comment dire ?

    — Prenez votre temps pour trouver vos mots, rien ne presse.

    — Disons qu'elle a rapidement regretté d'avoir eu un fils comme moi, je pense. Ou du moins, c'est toujours ce qu'elle m'a fait comprendre, peut-être involontairement, je l'ignore. J'ai toujours eu l'impression d'être la plus grande... la plus grande erreur de sa vie. Mon père n'était pas forcément plus aimant, mais il avait au moins le mérite de savoir me montrer que j'étais l'une de ses plus grandes fiertés.

    — Adaryn...

    — Quoi qu'il en soit, avec les années, mes anniversaires ne ressemblaient plus qu'à des journées comme les autres. Ils ont songé à m'offrir des cadeaux en temps et en heure jusqu'à mes douze ou treize ans, peut-être. Puis les choses se sont compliquées entre nous, et les vingt-six octobres sont devenus des journées cauchemardesques, pour moi... Je crois que c'est tout simplement un jour qui me rappelle bien trop mes parents et tout ce que je déteste à propos de moi-même.

    — Mais votre anniversaire n'est pas là pour célébrer le fait que vos parents vous ont mis au monde, Adaryn, loin de là.

  Le noiraud cligna plusieurs fois des yeux et inclina la tête sur le côté, confus. Azriel sentit son cœur se serrer face à l'expression de pure incompréhension qui se peignit sur le visage du Roi. Visiblement, il était bien trop embourbé dans sa vision des choses pour voir la réelle beauté de cette journée. Le blond décida alors de le lui expliquer le plus délicatement possible, ne souhaitant pas le brusquer.

    — Beaucoup pensent qu'un anniversaire est là pour célébrer une année supplémentaire, pour féliciter la personne d'avoir un an de plus. Ma mère, elle m'a toujours dit que mon anniversaire, c'était l'occasion pour le monde entier de célébrer le fait que je suis dans leurs vies. C'est le moment de recevoir tout un tas de jolis mots de la part de nos proches.

    — C'est assez égocentrique comme vision des choses, non ?

    — Un peu, mais on a tous le droit d'être un peu égoïste, non ?

    — Mh... Aucune idée. Je dois avouer que ça m'embarrasse toujours beaucoup d'être le centre de l'attention... C'est un comble pour un Roi, d'ailleurs.

    — Mais c'est normal pour un être humain. Vous savez quoi ? Je vais aimer votre anniversaire pour vous jusqu'à ce que vous puissiez l'apprécier assez. Jusqu'à ce que vous appreniez à le détacher de vos parents. Aujourd'hui on ne les célèbre pas eux, on vous célèbre vous. Et je vais vous dire une chose : je suis sincèrement heureux d'avoir pu vous rencontrer, Adaryn.

    — Vous...

    — Je suis sérieux, oui. Un jour, je vous promets que vous serez heureux de célébrer le fait que vous existez encore, c'est promis. Et ce jour-là, vous ne penserez plus à rien de ce que vos parents ont pu vous dire ou vous faire. Ce jour-là, j'espère que vous pourrez vous voir tel que je vous vois.

  Adaryn esquissa un sourire dénué de toute malice ou d'insolence. Il ne montrait pas souvent cette expression, elle n'apparaissait qu'à de rares occasions, lorsqu'il relâchait tout. Azriel ne manqua pas une miette de ce spectacle, émerveillé. Il eut donc un temps de latence lorsque le noiraud reprit la parole.

    — Je crois que c'est le seul cadeau qui me plait à ce point.

    — Quoi ?

    — Que vous soyez là.

  Azriel piqua un fard, pouffant légèrement, s'imaginant enrubanné dans du papier cadeau décoré d'un gigantesque ruban rouge. Il se redressa davantage pour fouiller sa poche et, tout en lui tendant la jolie petite boite, il lança d'une voix délicate :

    — Alors dites-vous que ce n'était que le premier.

  Adaryn se releva légèrement, curieux. Il se retrouva à nouveau assis dans l'herbe et attrapa le cadeau d'un mouvement malhabile. Il dénoua le ruban avec précaution, d'un geste manquant cruellement d'expérience, avant d'écarquiller les yeux lorsqu'il observa les deux bijoux qui trônaient fièrement sur leur petit coussin de protection.

    — Azriel...

     — Je ne savais pas trop lequel vous offrir, si vous vouliez avoir le bleuet ou le magnolia, alors à vous de choisir.

  Le soleil couchant fit ressortir tout l'éclat des bijoux, les laissant scintiller, briller de mille feux. Azriel fut surpris de voir les yeux du noiraud s'humidifier alors qu'ils fixaient les fleurs entre ses mains tremblantes. Il avala difficilement sa salive et posa la boite dans l'herbe, venant capturer vivement son blond préféré dans une étreinte peut-être un peu trop brusque, précipitée, mais pleine d'émotion. Il ne savait même plus quoi dire, quoi penser, comment parler, comment le remercier. Il ne put que le maintenir contre lui comme si le monde entier tentait de le lui arracher, comme si c'était là leur dernière étreinte.

  Azriel fut perturbé par cette réaction inattendue, mais un rire lui échappa. Il entoura de ses bras le cou de son ainé, le maintenant contre lui. Il le sentit trembler sous ses doigts, retenir de toutes ses forces les sanglots qui lui serraient la gorge, l'émotion qui lui nouait le ventre. Adaryn sembla bien vulnérable, sur le point d'imploser, de craquer et de laisser le brasier en lui le consumer. Il luttait par fierté, ou peut-être par crainte de céder.

  Le Conseiller le sentit se tendre doucement, aussi, avec précaution, il déplaça l'une de ses mains, et vint la poser en plein milieu de son dos. Il ne fit qu'effleurer sa veste dans un premier temps, scrutant chaque réaction du plus grand. Ce dernier ne l'enlaça que plus fort, lui donnant ainsi un accord silencieux. Le faux Prince n'hésita alors pas plus longtemps. Il déposa sa paume entière contre cette partie si sensible de son corps et, sous ses doigts, Adaryn se relâcha complètement, envoyant valser ses dernières barrières.

  Un sanglot lui échappa et le cœur d'Azriel rata un battement lorsqu'il l'entendit. Il fut partagé entre l'envie de pleurer à son tour et celle de sourire, heureux de voir que le noiraud lui accordait désormais assez de confiance pour briser entièrement son image de Roi infaillible, pour que l'être humain caché derrière les apparences féroces n'accepte de se montrer dans son entièreté. Il fit un parallèle avec Elnath et Seiros, les trouvant soudainement bien représentatives de leur propriétaire.

  Le chat noir était celui qui représentait le Roi ; farouche, caractérielle, froide et sans pitié, Elnath était la gardienne du château, elle surveillait avec minutie son territoire et son maitre. Elle jugeait les inconnus d'un œil austère, contrôlait son domaine d'un coup de patte avisé. Elle était la métaphore parfaite du Roi Puissance : infaillible, inébranlable, insolente et brûlante. Elle avait été trouvée dans la neige, solitaire et brave. Elle n'avait peur de rien et ne laissait personne lui dicter sa conduite.

  Au contraire, Seiros était plus craintive, plus fragile. Elle n'osait pas se montrer à tout le monde, elle prenait très vite peur et fuyait. Elle obéissait à Elnath et ne pointait le bout de son nez que lorsque cette dernière jugeait la situation propice. Seiros était la représentation de l'humain sous la couronne, de cette partie plus fragile et sensible d'Adaryn. Elle avait été sauvée des griffes de propriétaires qui la maltraitaient, qui l'avaient négligée. Elle était comme son maitre : abimée, méfiante et frêle. Elle cachait un cœur immense, une délicatesse infinie et une tendresse qu'on ne lui soupçonnait pas.

  Azriel buta un instant sur Adhara, ne trouvant pas sa métaphore. Il se laissa finalement sourire lorsqu'il se souvint des dires du noiraud : le chat gris avait été trouvé dans une malle de commerce, exactement comme son propriétaire lorsqu'il avait décidé de partir à l'aventure chez Nawfall Sophos, plus jeune. Adhara était donc la métaphore d'Adaryn enfant, du bambin curieux, chapardeur et joueur qu'il avait été. Elle était celle qui représentait un garçon encore inconnu aux yeux d'Azriel, mais qui débordait de vie, qui aimait courir partout et faire tourner le monde en bourrique. Elle était la flamme naissante d'Adaryn Oriens.

    — Azriel...

    — J'suis là. Promis. Pour de vrai.

  Il ne comprit pas pourquoi il avait éprouvé le besoin de rajouter ces trois derniers mots, mais il ne chercha pas à se questionner davantage. Il n'écouta plus que la petite voix dans son crâne qui lui soufflait d'attirer Adaryn plus près de lui. Il se laissa donc tomber dans l'herbe, y posant son dos, observant son ainé s'allonger contre lui. Il ne vit pas son visage une seule seconde puisque le noiraud se cacha contre son cou, accroché à lui comme à la vie. Il se laissa enlacer tendrement sans rien dire et frissonna lorsque le plus jeune caressa délicatement son dos. Azriel ne pipa mot, lui offrant le temps dont il avait besoin. Il n'était pas celui qui devait engager une nouvelle conversation le premier, il devait attendre son magnolia, attendre qu'il ne décide de relever la tête de lui-même.

  Il fut donc happé par ses pensées, tentant de comprendre la situation, les mauvais souvenirs qui coulaient dans les perles salées qui dévalaient les joues du noiraud. Adaryn n'avait pas eu la chance d'avoir des parents très aimants, c'était évident. Ses explications le criaient. Il n'avait jamais pu attirer leur attention autrement qu'en faisant des bêtises, autrement qu'en tentant d'être vu, d'être écouté ou, au moins, entendu. Il avait sans doute passé la majorité de ses anniversaires seul. Tout seul. Pourquoi ses géniteurs avaient-ils cessé de célébrer la naissance de leur fils ? Pourquoi avaient-ils visiblement décidé de l'ignorer ? L'avaient-ils véritablement négligé ? Pire : avaient-ils contribué à sa peur du regard des autres ? Avaient-ils tenté de l'aider, de l'écarter des situations angoissantes ? Des foules, des gens envieux, jaloux, malintentionnés...

  Azriel songea à Alden, Mendel et Nawfall, qui l'accompagnaient depuis toujours. Ils avaient dû être un soutien important pour lui, peut-être même le seul dont il avait pu disposer. Lui avaient-ils offert quelque chose lors de ses anniversaires ? L'avaient-ils aidé face aux milliers d'yeux qui lui brûlaient la peau ? Les parents d'Adaryn avaient-ils été cruels au point de les en empêcher ? Et puis, qui étaient-ils réellement ?

  Il y avait encore tellement de choses que le blond voulait découvrir, encore tellement de questions qui dansaient dans la brume qui entourait le plus grand. Il était prêt à attendre une vie entière s'il le fallait. Non pas pour tout savoir, plutôt pour obtenir une version plus claire de son enfance. Le reste, il ne le saurait que si Adaryn le désirait. Après tout, le secret lui allait mieux qu'à quiconque ; ne pas tout savoir de lui était quelque chose qu'Azriel appréciait énormément, et pour rien au monde il n'aurait voulu modifier ceci.

    — Azriel...

  Le murmure du noiraud fut presque inaudible. Le blond cligna plusieurs fois des yeux, pas certain de l'avoir bien entendu, puis l'ainé continua d'une voix faible qui ne lui ressemblait pas. Il s'accrocha à son cadet, tremblant comme une feuille.

    — Je... je sais pas comment...

  Adaryn se crispa, frustré de ne pas trouver ses mots, de ne pas réussir à dire ce qu'il pensait. Il songeait beaucoup pourtant, beaucoup trop vite pour sa bouche, parfois. Il sentit la main du plus jeune sur sa joue, tentant de lui faire lever doucement la tête. Il hésita quelques secondes d'abord, puis il accepta de relever la tête, rencontrant ses prunelles ambrées tout en lui exposant les quelques larmes qui glissaient encore sur ses joues. Azriel ne fit que sourire tendrement tout en chuchotant :

    — De rien.

  Aussitôt, un autre sanglot échappa au plus grand alors que son cœur explosait, heureux d'avoir été compris. Sa gorge se dénoua lentement et le nœud dans son estomac sembla se détendre pour la première fois depuis des lustres. Il fut si surpris qu'il écarquilla les yeux, ne comprenant pas comment son corps pouvait réagir si puissamment et différemment chaque fois qu'il se trouvait près du blond.

  Sans réfléchir, il vint lier leurs lèvres, et le baiser salé qui s'instaura entre eux fut plus doux que tous les précédents. Le bleuet eut l'occasion de transmettre tous ses sentiments, tout ce que son cœur criait dans sa poitrine, tout ce que la rivière dans sa tête débitait. Le magnolia put, quant à lui, exprimer sans aucun mot ce qui animait son être, ce qui lui avait tiré jusqu'aux larmes, aux sanglots. Ils le dirent de bien des manières, le crièrent depuis différents endroits, leurs têtes, leurs corps, leurs cœurs. Pourtant, ils hurlaient le même mot, en boucle et sans faiblir, vivement et sans mentir : l'amour. Celui-là même qui les faisait vibrer, respirer, pleurer.

    — Bordel...

  Azriel gloussa devant le juron avant qu'Adaryn ne vienne se lover tout contre lui, comme s'il était effrayé par l'idée qu'on lui retire sa fleur préférée. Le blond reprit alors les caresses dans son dos, attrapant la boite et les colliers de sa main libre. Doucement, il demanda dans un murmure :

    — Lequel vous voulez garder ?

    — Le... le bleuet.

  Délicatement, le Prince factice vint détacher le bijou de son emballage pour le passer autour du cou de son nouveau propriétaire. Il lui vola un baiser au passage puis s'empara du deuxième collier qu'il porta tout fièrement en souriant. S'écoula alors de longues minutes durant lesquelles le noiraud tenta de remettre de l'ordre dans ses pensées. Azriel ne cessa pas de dessiner des formes abstraites sur sa chemise, lui laissant le temps. Quand la voix de l'ainé retrouva un peu plus d'assurance, que ses sanglots disparurent complètement, il osa reprendre la parole avec un peu plus de stabilité.

    — J'ai l'impression d'être le roi d'une partie d'échecs : vous êtes le fou qui a pris mon cœur, et qui file sans plus s'arrêter. Et je ne peux faire que vous regarder...

    — Je crois que je pourrais vous dire la même chose. J'aurais dû vous fuir et ne jamais vous aimer. Pourtant, vous avez mon cœur au creux des mains, et vous avalez les cases en diagonale sans que je puisse vous rattraper.

    — Qui est le fou, et qui est le roi, alors ?

    — Bonne question.

  Adaryn se redressa légèrement pour observer le visage de son cadet dans la nuit tombante. Il baissa les yeux vers le magnolia qu'il portait désormais autour du cou puis, doucement, vint y apporter le bleuet qu'il possédait désormais lui-même. Il lia les deux objets sans un mot, fixant quelques secondes la lune et le soleil, les collant l'un à l'autre ensuite.

    — Là où le soleil se lève... Peut-être qu'on aura notre réponse là-bas.

    — Je l'espère.

    — Où est-ce que vous avez trouvé ces colliers ?

    — Chez monsieur Masul, dans la boutique tout près de l'ancienne tour de garde. Mais Alden nous a dit qu'elle est supposée être fermée et que le vieux monsieur n'ouvre que pour...

    — Les gens qu'il juge bons. C'est un vieux monsieur que j'ai déjà vu plusieurs fois. J'suis jamais rentré dans sa boutique mais quand j'allais en haut de la tour de garde, petit, il lisait son journal dans la rue, sur un banc, et il me souriait. J'ai toujours cru que j'étais fou parce que personne ne me croyait quand je disais que j'avais vu le vieux Masul.

    — Je me demande sur quoi il se base pour ouvrir sa porte ou se montrer.

    — Il a un sixième sens sûrement, comme vous. Ou bien peut-être que la magie existe vraiment, comme il le prétend... aucune idée. Je crois que je préfère ne pas savoir. C'est bien plus amusant de vivre dans l'inconnu.

    — Il était gentil, en tout cas. Il veut que je revienne le voir pour lui tenir compagnie. Il veut aussi que je revienne pour lui dire ce que vous en avez pensé du collier.

    — On ira.

    — « On » ? Vous êtes sûr de...

    — On n'est pas obligés d'y aller en journée. On ira plus tard, quand il y aura moins de monde.

  Azriel hocha la tête avant de se sentir décoller du sol. Adaryn inversa les positions sans prévenir, laissant son bleuet s'allonger contre lui à son tour. Sa main gagna à nouveau ses cheveux blonds, le faisant sourire au passage.

    — Pourquoi vous avez hésité entre les deux ?

    — Je... ne savais pas si vous vouliez le bleuet ou si vous préfériez le magnolia. Enfin, je sais quelle fleur vous préférez, mais je... je ne voulais pas... C'était un peu comme venir avec un nœud sur la tête et vous dire « surprise, c'est moi le cadeau ». J'ai trouvé ça un peu idiot...

  Le plus grand pouffa, attrapant le ruban défait qui jonchait le sol, inanimé. Il s'amusa à l'enrouler autour du visage du Conseiller, l'emballant comme un paquet cadeau. En voyant son œuvre, un rire plus vif lui échappa. Azriel fit faussement la moue puis céda, gloussant à son tour, heureux de ne plus voir de larmes sur le visage de celui qu'il aimait. Il vint se lover tout contre lui, chantonnant presque :

    — S'il ne suffisait que de ça pour vous faire sourire, j'aurais dû écouter Lyan, finalement.

  Adaryn ne répondit rien, se contentant de pouffer encore quelques secondes, le cœur léger, l'âme délestée de bien des poids. Le bleuet l'admira, trouvant quelques bêtises supplémentaires à dire, puis le silence revint entre eux, apaisant leurs cœurs, les attirants vers ce calme et cette musique qu'ils aimaient tant.

  Pour une soirée, le noiraud oublia qui il était, la couronne sur sa tête et le poids sur ses épaules. Il n'était plus le Roi Puissance : il s'appelait Adaryn Oriens, l'humain comme les autres. Il s'appelait Adaryn Oriens et il possédait la chance de tenir dans ses bras l'être le plus précieux qu'il lui ait jamais été donné de rencontrer. Il enlaçait la personne la plus importante de sa vie, le fou ou le roi qui s'était installé bien au chaud dans son cœur.

  Pour quelques heures, il n'était plus qu'Adaryn Oriens, le petit garçon courageux à qui on avait toujours dit non, l'adolescent impétueux qui avait su créer son propre Royaume ; la jeune pousse née d'une mauvaise graine, la fleur magnifique et majestueuse qui trônait fièrement en haut de son arbre. Il n'était plus qu'un simple jeune homme de vingt-quatre ans, dans les bras d'un blond tout aussi apaisé. Un simple jeune homme sans entraves ni fardeau.

Un simple jeune homme heureux, libre et amoureux.

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