Chapitre 35


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    — Elle est donc là, ta clef ?

    — Shht...

  Nawfall ricana, entrant dans l'enceinte du kiosque. Il marcha sans un bruit jusqu'à son meilleur ami, observant l'être délicat qu'il tenait tout contre lui. Azriel s'était laissé bercer par le bruit de la pluie ainsi que les caresses du Roi dans ses cheveux. Il dormait paisiblement, les jambes sur les cuisses du noiraud, la tête dans son cou, protégé par ses bras. Le jeune homme aux cheveux blancs se mit à sourire tendrement avant de revenir à la charge, parlant tout bas pour ne pas réveiller le blond.

    — Tu sais ce que tu fais, au moins ?

    — Mh.

    — T'es bien sûr qu'il te suivra ?

  Adaryn resta silencieux quelques secondes, laissant son regard descendre sur le bleuet qu'il enlaçait. Il fronça les sourcils tout en détaillant son visage et se laissa happer par ses pensées quelques secondes. Finalement, tout en hochant la tête avec conviction, il souffla :

    — Oui. Il ne me laissera pas. J'en suis certain.

    — L'assurance mène au manque de vigilance, Adaryn. Tu le sais mieux que quiconque.

    — Je sais. Je reste sur mes gardes, ne t'inquiètes pas... Si jamais il s'avère que je me trompe, alors tant pis. J'aurais mal mais je continuerais. Il le faut, de toute façon.

    — Je doute que tu continues.

    — Quoi ? Pour qui te me prends ?

    — Premièrement parce que tu m'as l'air de t'être enfoncé déjà trop loin dans tout ça. Deuxièmement : t'as oublié Loralai ?

  Le plus jeune se renfrogna, marmonnant, serrant les dents. Il se leva doucement, allongea Azriel sur la balancelle puis le recouvrit d'une couverture avant de faire assoir son petit écureuil à ses côtés. Il déposa ensuite un léger baiser sur son front et fit signe à Nawfall de le suivre. L'averse étant passée, ils purent s'éloigner un peu du petit bâtiment pour grimper sur l'un de leurs grands rochers favoris.

  Depuis tout petits, ils escaladaient de géant de pierre, s'asseyant à son sommet pour toucher le haut des arbres, admirer la mer de bleuet à leurs pieds, se rapprocher du ciel. Adaryn garda cependant un œil sur le Prince, voyant son visage depuis son perchoir.

    — Qu'est-ce que tu veux dire ?

    — N'étais-tu pas certain qu'elle t'aimait ?

    — J'en savais rien, Naw. C'était une histoire de gamins. J'étais trop jeune et pas assez mûr, j'avais même pas conscience de ce que je faisais, c'était juste pour faire chier mon père. Et peut-être un peu parce qu'elle m'a bien roulé...

    — Quelle est la différence avec Azriel, dans ce cas ?

    — C'est difficile à expliquer. Il y'a... quelque chose. Il a appris le langage des fleurs pour parler avec moi, il joue aux échecs assez souvent, aussi. Il...

    — Qui te dit qu'il ne fait pas ça pour t'attendrir ?

    — Naw, il arrive à poser sa main sur mon dos.

  Silence. L'ainé acquiesça lentement, fixant Azriel en réfléchissant. Il eut l'air légèrement sceptique, quoiqu'il ne le verbalisa pas. Adaryn le fixa avec une pointe d'inquiétude, comme cherchant l'approbation de son meilleur ami. Nawfall était comme son frère, aussi, le Roi Oriens tendait toujours inconsciemment à le rendre fier, à lui prouver qu'il marchait dans ses traces la tête haute. Lorsqu'il vit la moue que le Gardien afficha, il pesta.

    — Des preuves qu'il t'aime, c'est pertinent, soit. Mais moi, je veux des preuves qu'il te suivra, Adaryn. L'amour est un jeu dangereux qui ne résiste pas à tous les enjeux.

    — Je sais... Mais je te promets qu'il ne me fera pas le même coup que Loralai.

    — Ce n'est pas ta parole que je cherche, c'est la sienne. J'ai bien compris que vous vivez l'amour fou, mais tâche de ne pas te laisser aveugler par tout ça, hm ? Ce serait idiot que je doive m'opposer réellement à toi si tu dépasses les limites, Adaryn.

  Nawfall lui jeta un regard assez lourd de sens. Sa voix était froide, presque atone. Le fils Sophos était un personnage assez particulier, plus stable sur ses appuis que n'importe qui. Bien qu'il porte Adaryn dans son cœur, à ses yeux, rien ne pouvait détrôner la notion de justice. Alasia le pensait souvent incapable d'aimer, de chérir qui que ce soit. Le jeune homme aux cheveux blancs s'en fichait : il n'était pas porté sentiments et se définissait lui-même comme un être humain ne désirant pas aimer. Il ne ressentait d'attirance pour personne, et n'y voyait aucun problème. Il se montrait donc parfois assez tranchant, sec et cassant.

    — Le plan passe toujours en priorité ?

    — Qu'est-ce que tu veux dire ?

    — S'il ne te suit pas, tu continueras ?

  Adaryn resta silencieux, posant ses yeux sur le bleuet endormi. Il inclina légèrement la tête sur le côté, et son esprit sembla enclencher des milliers de rouages qui provoquèrent un nuage de fumée. Quelques cendres se perdirent dans ses réflexions, avant que les flammes ne ravagent toutes ses convictions. Voyant que son cadet hésitait, Nawfall se montra plus sévère, plus explicite et catégorique :

    — Le plan passe toujours avant Azriel, hm ?

  Le noiraud pinça les lèvres. Il mordilla ensuite l'intérieur de sa joue en fronçant les sourcils, sentant le regard réprobateur de son ainé, braqué droit sur lui. Il s'agita légèrement, oppressé par le poids de cette conversation. Finalement, au pied du mur, il céda et marmonna quelques mots peu convaincants.

    — Ouais... Je crois.

    — Adaryn.

    — Oui, oui, le plan passe avant... lui...

  Ses yeux crièrent le contraire, mais Nawfall ne le vit pas, se fiant à sa bouche. Adaryn lui-même tenta d'ignorer la voix de son cœur, se focalisant sur celle de sa raison. Il avait construit et préparé toutes ses petites manigances depuis des années, il ne pouvait pas risquer de tout abandonner par amour, pas risquer d'abandonner des mois et des mois de travail pour quelqu'un d'autre, aussi amoureux soit-il. Du moins, c'est ce qu'il tenta de se faire croire.

    — Explique-moi ce qu'il a de si spécial pour que tu sois si hésitant.

    — Avec lui j'ai plus besoin de me forcer à survivre, Naw. C'est tout. Il rend tout bien plus facile. Il comprend tout ce que je dis même quand je ne parle pas, et moi j'ai l'impression d'être enfin utile à quelqu'un. Rien ne ressemble à ce que j'ai eu avec Loralai. Rien. Il m'a eu dès le début, dès le premier jour, je crois bien. Et pourtant, je... j'avais pas prévu ça. Pas prévu de...

    — De tomber amoureux, hm ?

    — Ouais, p't'être bien...

  L'ainé s'autorisa à rire discrètement, passant un bras autour des épaules de son cadet. Il ne fit pas attention à son dos, mais Adaryn n'eut aucune réaction. Il côtoyait Nawfall depuis toujours et le Gardien connaissait tous ses secrets. Il ne disposait peut-être pas de la clef qui ouvrirait la fameuse boite de Cadivus, mais il en avait vu l'intérieur à de nombreuses reprises, lorsqu'elle n'était pas encore scellée.

    — Alors t'es bien sûr que tu veux te lancer là-dedans ?

    — C'est pas un peu trop tard pour reculer, maintenant ?

    — Tu peux toujours rester caché et décider de ne pas sauter, finalement. J'suis le seul qui surveille vraiment ta Dynastie. Les autres sont trop occupés à gérer les histoires d'amour de ma frangine pour s'intéresser à autre chose. Puis, la Gardienne de ta Dynastie n'a jamais surveillé ton père, alors je doute qu'elle décide subitement de te surveiller toi. Ils m'ont relégué la tâche parce que je te connais et qu'il n'y a pas grand-chose à surveiller dans la Justice. À part ma sœur et ses conneries...

    — Qu'est-ce que Rilynn a encore fait ?

    — Elle s'est mise dans le crâne qu'elle allait pousser tous les Gardiens à bout sans pour autant enfreindre les règles. Quand j'te dis qu'elle est butée celle-là...

    — C'pas ta sœur pour rien.

  Adaryn pouffa, laissant sa tête retomber sur l'épaule de son ainé. Il ferma les yeux, soupirant longuement, puis il rouvrit les paupières discrètement pour s'assurer qu'Azriel dormait encore. Lorsqu'il vit son visage paisible et ses yeux clos, il se rassura.

    — Au moins, on pourra compter elle.

    — C'est vrai, mais ce n'est pas ça qui devrait te rassurer, Adaryn. La certitude qu'il nous faut, c'est la loyauté d'Azriel. J'veux bien te suivre au bout du monde. Mais parier là-dessus c'est risqué et tu le sais aussi bien que moi.

  Le Roi Puissance ne répondit rien, les pupilles rivées sur son bleuet. Il pinça les lèvres, songeant à toute allure, hochant faiblement la tête. Puis, avec un poil d'amertume et de colère dans la voix, il siffla :

    — Si vous me laissiez lui expliquer le plan entier, peut-être qu'on pourrait en avoir le cœur net... Au lieu de lui mentir et de l'entrainer à l'aveuglette. On parie dans le vide sur le fait qu'il va me suivre jusqu'au bout, alors qu'on pourrait le lui demander directement après lui avoir tout dit. Je suis certain qu'il nous suivrait, on a les mêmes valeurs et...

    — Non, c'est hors de question, Adaryn. Ce genre de choses ça ne se dit pas au premier venu. Tu te rends compte de ce que ça représente ? C'est comme si tu allais piocher un inconnu dans la rue et que tu lui avouais tout. C'est irréfléchi et irresponsable.

    — C'est pas un inconnu, il...

    — Adaryn, j'ai dit non. Tant qu'on ne pourra pas avoir entièrement confiance en lui, c'est non. Je veux sa parole et son honnêteté la plus totale avant que tu puisses lui avouer. Imagine un peu s'il n'est pas si emballé par l'idée, hm ? Alors quoi ? Il va fuir et aller tout révéler. Et toi, exactement comme avec Loralai, tu n'auras plus que tes yeux pour pleurer.

    — Mais si on ne lui explique rien comment tu veux qu'il ait confiance en nous, hein ? Si on ne se montre pas d'abord dignes de sa confiance, comment pourrait-il nous prouver la sienne en retour ? Ce serait comme demander à une fleur de pousser sans eau ni terre ; il lui faudrait se fier aveuglément au soleil, en priant vainement pour que ce soit suffisant.

    — Adaryn. J'ai dit non. Arrête de discuter. De toute façon, si on lui explique, il sera complice et condamnable par les Gardiens. Tu ne voudrais pas lui infliger ça, hm ?

    — Mais...

    — Tu sais pertinemment que tes émotions sont tes premières ennemies, Adaryn. Et tes sentiments finiront par t'aveugler si tu ne sais pas les maitriser. Aimer c'est à double tranchant. Alors tâche d'obéir pour une fois dans ta vie, et ne dit rien. Sinon, je ne pourrais pas te suivre. C'est compris ?

  Adaryn craqua sa nuque, contrarié. Il croisa les bras et les décroisa aussitôt pour attraper un morceau de roche assez calcaire qui trainait à côté de lui. Par accès de colère et sans réfléchir, il écrasa l'objet jusqu'à l'émietter contre la pierre, passant ses nerfs ainsi. Nawfall le vit faire mais ne céda pas, fidèle à ses convictions.

  Il eut un léger pincement au cœur en comprenant la frustration de son ami, mais il ne flancha pas. Le noiraud ne pouvait pas tout risquer pour des amourettes. Il ne pouvait pas s'emballer et tout révéler à n'importe qui sous prétexte de sentiments qui, peut-être, ne dureraient pas bien longtemps. Pour tenter de le convaincre définitivement, le plus grand avança un dernier argument.

    — Puis, outre Azriel, il y a Lyan, aussi. S'il apprend quoi que ce soit, il n'hésitera pas à tout révéler, et tu seras cuit. Alors prends ton mal en patience. Ton amoureux transi saura le moment venu, et il pourra trancher ce jour-là. Tu verras bien s'il décide de te suivre ou s'il te tourne le dos. Mais quoi qu'il choisisse de faire, il ne pourra plus nous empêcher d'agir.

    — Mh. Si tu le dis...

    — Ne fais pas cette tête, Ryn. Qu'Azriel sache le plan avant où le jour de sa mise en route, ça ne devrait rien changer. S'il est loyal et qu'il partage réellement tes convictions, il suivra.

    — J'en suis pas persuadé. À sa place, je me sentirais blessé qu'on ne me mette pas au courant d'un truc aussi grand. J'ai surtout peur qu'il se sente utilisé et trahi, Naw...

    — Si tu ne fais pas l'imbécile et que tu ne laisses rien fuiter avant, il n'y a pas de raison qu'il se sente utilisé, Adaryn. En revanche, si tu ne sais pas tenir ta langue et que tu lui révèles quoi que ce soit, peut-être qu'il se retournera contre toi.

    — Mh. C'est ce qu'Alden et Mendel m'ont dit aussi. Je suppose que si vous êtes trois à dire non, je vais devoir plier, pour une fois...

    — Dingue, ils ont réussi à te faire obéir à quelque chose ? Il va neiger des bleuets.

    — Abuse pas, je leur obéis des fois. Des fois...

    — Ça s'compte sur les doigts d'une main, j'te signale.

    — Ça va... Estime-toi heureux, j't'obéis à toi.

    — Encore heureux, tiens.

  Adaryn ricana et tourna la tête vers Azriel. Il eut un pincement au cœur, et un sourire triste vint orner son visage. Il inclina la tête sur le côté et Nawfall put voir toute la niaiserie qui en découla, toute la peine qui s'en échappa. Vraisemblablement, il s'en voulait de ne rien dire, mais le Gardien ne broncha pas : le silence du Roi Puissance leur garantirait réussite.

    — C'est étonnant comme t'as cédé vite, Ryn.

  Le noiraud redressa la tête, curieux. Nawfall lui était similaire sur beaucoup de points, et plus particulièrement sur la manière de parler : il aimait les énigmes, l'implicite. Il ne parlait pas beaucoup non plus, surtout pas en public, pas plus qu'il n'aimait livrer trop d'informations à son sujet. Adaryn avait toujours grandement pris exemple sur lui, le voyant comme un ainé modèle, un grand-frère infaillible et majestueux. Il lui vouait un respect sans faille, une admiration toujours aussi puissante que durant leur enfance. Nawfall était sans aucun doute l'une des rares personnes à pouvoir donner un ordre au Roi Puissance et à l'y faire s'y tenir.

    — Si ta vie avait été une histoire, la logique aurait voulu que tu te renfermes après Loralai, que tu bloques ton cœur et que tu ne laisses plus jamais personne y entrer. L'auteur aurait voulu que tu mettes au moins quarante chapitres avant de céder devant Azriel. Mais non, toi, t'as foncé dans le tas dès les vingt premiers.

    — Ce serait idiot. Ce n'est pas parce que quelque chose se passe mal une fois que toutes les fois suivantes seront des catastrophes. Tu sais quoi ? Je crois que préfère céder peut-être trop vite devant Azriel et risquer de me tromper plutôt que de passer bêtement à côté par égo. Puis de toute façon, que je cède dans le premier chapitre ou à la fin, tout revient au même : il m'a eu quoi qu'il arrive. Il est peut-être tombé pour moi d'abord, mais bordel, je crois que je suis tombé plus fort...

    — Tu l'aimes vraiment à ce point, hm ?

  Le plus jeune laissa couler de longues secondes puis céda, hochant doucement la tête. Un sourire indéchiffrable orna ses lippes, mêlant malice, niaiserie et bonheur pur. Il observa le joli blond et son doux visage, en transe, avant que le murmure de Nawfall ne le ramène à lui.

    — Ta lettre de l'autre fois m'a surpris. Ce changement de direction m'a étonné, mais finalement maintenant que je vois comme il te fait sourire, je comprends un peu mieux tes nouvelles motivations.

    — Mh.

    — Même avec tout ce que je viens de te dire, tu vas vraiment tout faire pour...

    — Mh. C'est une motivation supplémentaire de faire ça pour lui.

    — Si j'te connaissais pas si bien je t'aurais dit que t'es complètement fou.

    — Tu l'es tout autant puisque tu me suis.

    — Tu marques un point, mais...

    — Mais je ne dois pas oublier que tu ne pourras pas me suivre si jamais je faute. Je sais, j'ai compris. Tu radotes, papy.

  Le Gardien pouffa, souriant malicieusement, habitué au fait qu'Adaryn soit incapable d'attendre son tour pour parler. Il devinait fréquemment la fin des phrases et n'avait pas la patience de les entendre pour y répondre. Il leva donc les yeux pour observer le ciel gris, soupirant longuement devant cette météo qu'il appréciait beaucoup, à l'instar de son cadet.

  Si Nawfall avait été le modèle d'Adaryn durant leur enfance, Adaryn avait été l'influence de Nawfall toute sa vie. L'ainé s'était pris de passion pour des choses qu'il n'avait jamais pris le temps d'admirer avant de les voir avec le noiraud, il s'était trouvé un goût prononcé pour des tonnes de choses que seul le fils Oriens avait su lui montrer sous un angle inédit, plaisant.

  Le Gardien Sophos ne vouait pas la même admiration à son homologue ; il le regardait avec fierté, heureux de voir ce qu'il était devenu. Il se complaisait dans son rôle d'ainé et aimait plus que tout prendre soin de celui qu'il s'était évertué à élever indirectement, à la place des parents Oriens. Bien qu'il ne soit ni démonstratif, ni porté sentiments, il appréciait grandement celui qu'il aimait autant que sa propre sœur, et s'amusait toujours de leurs différences. L'un était clair comme la neige, l'autre sombre comme du charbon. Ils semblaient être radicalement opposés physiquement, et pourtant se ressemblaient grandement mentalement. Ils avaient chacun modelé la personnalité de l'autre en grandissant ensemble.

    — Combien de temps, encore, tu penses ?

    — Quelques mois, je pense. D'ici décembre, j'espère.

    — Malin, Ryn. Très malin, même.

    — Tu seras prêt ?

    — Ouais. Rilynn est déjà au courant, elle attend que tu lances le truc.

  Adaryn hocha la tête avant que ses pensées ne l'emportent. Il quitta la réalité de longues minutes, abandonnant Nawfall qui ne put que sourire face à sa mine sérieuse, devant cette habitude qu'il avait conservée de laisser ses pensées défiler à une vitesse folle. Il fut tout de même contraint de le ramener sur terre, bien que ce fut à contre-cœur.

    — Concentre-toi d'abord sur Azriel. Le reste on s'en fiche, pour le moment. Profite tant qu'il en est encore temps. Mais reste sur tes gardes quand même. On ne sait pas s'il te suivra réel...

    — Il me suivra. Il me l'a dit. Il me l'a promis.

    — Adaryn. On sait tous les deux qu'il y a de fortes chances pour que ce ne soit que des paroles en l'air, ne te voile pas la face. Il se peut qu'à la fin il...

    — J'ai confiance en lui, il ne me laissera pas.

  Le plus vieux n'ajouta rien, se contentant d'écouter le vent et la musique des feuilles, de l'herbe, de la nature. Adaryn l'imita et ferma les paupières quelques secondes, puis les rouvrit vivement, alerté par un léger bruit qui attira toute son attention. Azriel ronchonnait dans son sommeil, les sourcils froncés, les lèvres pincées. Il semblait avoir froid mais, surtout, avait l'air d'être prêt à se réveiller d'une seconde à l'autre.

    — Retourne au château. Il va se réveiller.

    — Et alors ?

    — Il a peur de toi. J'veux pas qu'il te croise ici, sinon il associera forcément son angoisse avec l'endroit et il ne pourra plus venir ici tranquillement.

    — Oh, je vois, pardon monsieur, j'savais pas votre trésor était si précieux.

    — J'vais te faire bouffer ton ironie par le cul. Allez, vire.

  Dans un rire, Nawfall glissa de leur perchoir, talonné par son cadet qui le poussa jusqu'à la sortie, grognant tout seul. L'ainé ne se pressa pas, avançant lentement, les mains dans les poches, ricanant. Si le jeu préféré d'Adaryn était de disparaitre sans prévenir, celui de Nawfall était de taquiner son cadet.

    — J'te savais attentionné et niais, mais pas à ce point-là, tiens.

    — La ferme.

    — Adaryn Oriens, le Roi Puissance, plié en quatre par amour. Tu parles d'un souverain.

    — Jamais tu la boucles, hein ?

    — Nan, j'aime bien te faire chier, p'tite pousse.

    — T'sais ce qu'elle te dit la p'tite pousse ?

    — Qu'elle est toujours pas devenue jolie fleur.

  Adaryn ouvrit la bouche, prêt à rétorquer. Il n'en fit rien, cependant, le bec cloué. Il se contenta de soupirer lourdement tout en sifflant de nombreuses insultes. Son ainé ne fit qu'en rire et, lorsqu'ils passèrent derrière la barrière de lierre, il ébouriffa ses cheveux noirs tendrement, souriant doucement.

    — T'as pas changé, Ryn.

    — Toi non plus. Tu me casses toujours autant les couilles.

    — Tu m'apprécierais pas autant si j'étais pas si chiant.

    — Ta gueule et retourne au château.

    — Oui maman, profite bien avec ton amoureux !

    — J'vais te...

    — Tu vas rien faire du tout, abruti.

  Nawfall s'écarta dans un rire narquois, un rictus insolent plaqué aux lèvres. Il fit un signe de la main vers son meilleur ami, le taquinant une dernière fois avant de disparaitre dans la forêt, retrouvant son chemin sans problème. Adaryn soupira alors longuement, souriant tout de même. Ils avaient beau passer leur temps à se chamailler, il portait réellement son ainé dans son cœur. Il ne voyait pas sa vie sans ses piques et ses blagues et, même s'ils ne se voyaient plus très souvent depuis que l'ainé était devenu Gardien, rien ne changeait entre eux.

  Leur relation ne bougeait pas chaque fois qu'ils se revoyaient. Ils étaient toujours ces deux petits Princes insolents à qui le trône avait toujours été refusé. Ils restaient ces enfants malicieux qui passaient leur temps à disparaitre et faire des pieds de nez à tout le monde. Plus que tout : ils conservaient ce lien fraternel qui les unissait de la même manière que Lyan et Azriel.

    — C'est toi l'abruti, déjà...

  Le monarque pouffa tout seul en pivotant sur lui-même, revenant sur ses pas. Il posa ensuite son derrière sur le sol du kiosque, glissant une main dans les cheveux blonds de son bleuet. Il l'observa ouvrir les yeux, subjugué par ce spectacle comme par celui de l'aube. Il se mit donc à sourire doucement, sentant son cœur battre un peu trop fort dans sa poitrine.

  Nawfall avait raison : il s'était laissé avoir bien trop vite par ce bleuet capricieux mais délicat. Par cette jolie fleur qui avait décidé de pousser juste sous son arbre. Était-ce un crime de lui abandonner son cœur si rapidement ? Était-ce une honte s'il ne suivait pas la logique du jeune homme sombre, froid, insensible ? Était-ce un problème s'il laissait ses sentiments éclater alors même que quelqu'un s'était amusé avec, des années plus tôt ?

  Non. Non, il était libre de faire ce qu'il voulait. Anémones, Loralai et trésor volé : tout était derrière lui. Il avait grandi, depuis. Il était devenu Roi, aussi. Il s'était affirmé, avait trouvé ses règles de vies, ses idées, sa propre logique ; et dans ses codes, il n'était stipulé nulle part qu'Azriel ne pouvait pas s'emparer de son cœur. Au contraire. Une nouvelle loi sembla voir le jour dans l'esprit du monarque : il devait le laisser faire.

  Pourquoi, comment, par quel moyen ? Il n'en savait rien et s'en fichait. Il voulait le garder auprès de lui, voir ses yeux tous les jours, entendre son rire sans cesse, ses ronchonnements aussi. Et puis son esprit singulier, sa manière de voir le monde, de comprendre les énigmes qu'il lui posait. Qu'importe la logique à la noix des contes, qu'importe son cœur soi-disant brisé en mille morceaux par une personne qui n'en valait pas la peine.

  L'histoire de Loralai n'avait fait que l'endurcir, l'agrandir afin que le blond dispose de toute la place pour s'y installer confortablement, en dépit des pensées des autres, de leurs regards, de leurs avis. Azriel occupait tout l'espace, Adaryn le réalisa à cet instant. Il avait débarqué dans son château un jour comme un autre avec ses grands yeux curieux, doux, mais surtout pareils au soleil. Ils n'avaient pas été jaloux, pas même envieux. Ils n'avaient pas été brûlants : simplement lumineux. Ils s'étaient posés sur lui sans rien dire, sans rien juger, sans rien envier. Son regard l'avait suivi alors qu'il descendait les marches de son château et qu'il accueillait ses nouveaux visiteurs. Son regard l'avait suivi sans jamais le brûler.

  Azriel était devenu la principale distraction du Roi après avoir montré sa tendance à décrocher de la réalité, à tout observer, à tout vivre singulièrement ; sitôt qu'il eut plongé dans le langage des fleurs, dans le monde du noiraud. Il s'était adapté à l'univers du plus vieux, tout en ouvrant son propre espace pour que le Roi le découvre à son tour.

  Ils s'étaient mutuellement rejoins au milieu de leur jardin. Le magnolia était descendu et le bleuet avait grimpé. Ils étaient restés équitables : aucun d'eux n'avait fourni plus d'efforts que l'autre, aucun d'eux ne se pliait en quatre plus que l'autre. Azriel n'avait besoin que d'ouvrir les yeux là où le Roi câlinait. Le blond n'avait qu'à parler là où le noiraud agissait. Il n'avait qu'à poser une main sur son dos, là où le plus grand glissait une main dans ses mèches blondes.

  Ils ne pourraient pas sauter l'un sans l'autre. Azriel allait le suivre, ils sauteraient tous les deux pour rejoindre l'endroit où le soleil se lève. L'inverse était impensable à ses yeux. Le bleuet ne pouvait plus retourner sur le sol, lui-même ne le voulait pas. Le magnolia devait le tenir tout contre lui, ne plus jamais le laisser repartir. Il ne voulait pas le voir quitter la Première. Pas sans lui, du moins.

    — Adaryn ?

  L'ainé sortit de ses songes et se pencha doucement, vérifiant en un rapide coup d'œil que son cadet avait bien compris la situation. Il posa ensuite ses lèvres sur les siennes, laissant son cœur exploser dans sa poitrine. Lorsque leurs doigts se lièrent, Azriel fut assailli par une vague de sentiments ; il s'enroula dans les émotions du Roi, sentant son organe vital battre à tout rompre. Il ne comprit pas pourquoi tout sembla éclater si violemment, pourquoi leurs sentiments avaient, soudainement, le besoin irrépressible de s'exprimer.

  À dire vrai, il n'eut pas réellement l'occasion de se questionner : Adaryn avança davantage, appuyant leurs mains liées contre la balancelle, serrant ses doigts plus fort. Ses lippes suivirent le mouvement aussi, se faisant bien plus vives, impatientes. Le blond se sentit un instant crouler sous tant de vigueur, néanmoins, il fut bientôt celui qui sembla prendre le plus de plaisir face à ce nouveau rythme, face à la force de leurs mouvements. Azriel était gourmand, Adaryn pressé. Ils ne changeaient pas ces habitudes naissantes.

  Le cadet enroula son bras libre autour du cou de son ainé, l'attirant plus près de lui encore, si bien qu'Adaryn fut contraint de relâcher le coude sur lequel il s'appuyait, déposant doucement son torse sur celui du plus jeune. Sa main libre eut alors l'occasion de se balader entre la joue du blond, son cou, son torse et sa taille. Le noiraud le sentit frissonner sous ses doigts et, lorsqu'ils s'écartèrent une fraction de secondes l'un de l'autre pour respirer, il ne put que sourire en entendant le souffle désordonné de son cadet, en sentant les battements affolés de son organe vital contre le sien.

  Son corps entier implosait sous les gestes du Roi. Cette réflexion arracha un rictus narquois au plus grand et, dans ses yeux, de nouvelles flammes s'embrasèrent. Azriel n'eut que quelques secondes pour les admirer avant que leurs bouches ne se lient à nouveau. Il n'eut que quelques secondes pour comprendre qu'Adaryn était fou. Fou du fait qu'il était celui qui lui faisait perdre le fil de ses pensées, celui qui lui offrait tant de frissons, celui qui faisait battre son cœur si fort.

    — Adaryn...

  Le concerné crut un instant qu'il allait perdre pied en entendant son prénom. Il se retint à la réalité tant bien que mal, s'accrochant fermement à la main du blond. Il dévora ses lèvres, encore et encore, comme pour se prouver à lui-même qu'il avait raison, qu'Azriel ne le laisserait pas, qu'ils sauteraient tous les deux.

  Le bleuet ne comprenait toujours pas ce qui lui arrivait mais il y prit goût rapidement, souhaitant presque que jamais cela ne s'arrête. Il laissa ses doigts glisser doucement dans les cheveux noirs de son ainé, les emmêlant au passage, tandis que la paume libre de ce dernier se posait sur sa joue. Ils semblaient avoir été propulsés dans un autre monde, un endroit où l'air n'était plus ce qui les maintenait en vie. Un univers où seules leurs bouches liées pouvaient faire battre leurs cœurs, vivre leurs corps. Un espace, un temps qui leur était propre, où rien ni personne ne pouvait les atteindre, les déranger, les séparer. Ils étaient dans leur monde.

    — Azriel...

  Le plus grand s'écarta de quelques centimètres pour fixer l'être essoufflé allongé sous lui. Il ne put que sourire en voyant ses joues rougies, ses lèvres de la même couleur, son regard pétillant, sa respiration désaccordée. En le regardant, il ne parvint pas à se retenir davantage : il grimpa enfin sur la balancelle, capturant le plus jeune dans ses bras, le laissant poser sa tête blonde sur son torse. Il l'enferma dans une étreinte ferme mais douce, puis vint déposer un dernier baiser sur le haut de son crâne, murmurant :

    — Azriel... Est-ce que vous voulez toujours me suivre ?

    — Bien sûr que oui. Qu'importe où l'on va, je vous suivrai.

  Azriel se redressa et lui montra son petit doigt, voulant marquer leur accord, donner sa parole. Adaryn y lia donc le sien, scellant ainsi définitivement leur jolie promesse. Une promesse dont le blond ne connaissait pas tout et dont la finalité lui était encore inconnue. Néanmoins, il fonça tête baissée, certain que rien ne pourrait lui arriver, là, dans les bras d'Adaryn, de celui qu'il aimait. Il murmura :

    — C'est promis.

  Le Roi esquissa un sourire rayonnant, satisfait. Il caressa tendrement les cheveux de son cadet, fixant le ciel, apaisé. Un long silence réconfortant s'empara d'eux, calmant enfin leurs cœurs et leurs souffles. Pour une fois, ce ne fut pas les questions du cadet qui brisèrent la quiétude du moment, mais bien plutôt les convictions de l'ainé.

    — Là où l'on va, plus rien ni personne ne pourra vous faire du mal, Azriel.

    — C'est possible ça ? Comment ?

    — Parce que là-bas vous ne serez plus le Prince de la Sixième.

  Azriel fronça les sourcils, pas certain de comprendre. Il sentit son cœur s'emballer lorsque son esprit l'effraya en pensant au pire, imaginant que le Roi avait percé leur secret à cause de Nawfall Sophos. Finalement, le noiraud vint balayer tous ses doutes, le rassurant et, même, lui offrant un rêve qui le fit rougir vivement.

    — Là-bas vous serez mon Roi.

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