Chapitre 33
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— Échec et mat.
— Encore ?
Adaryn pouffa devant la mine grincheuse du blond, le laissant comprendre ses erreurs tout seul. Il se contenta de l'observer sagement, le coude sur la table, la joue écrasée contre sa paume. Azriel analysa l'échiquier, les sourcils froncés, les lèvres pincées. Il observa d'abord les pions de la nuit, ceux que le monarque Puissance menait avec dextérité et attention. Il repéra rapidement la tour et le cavalier qui encerclaient le roi du jour, retranché dans un coin. Lorsqu'il comprit la faute de ses pions, il soupira, vaincu.
— Définitivement, je crois que je ne suis pas fait pour jouer aux échecs.
— Vous êtes encore bloqué face à l'inconnu. Face à l'imprévu, même.
— Comment faire, alors ? Tout apprendre ? Vous connaissez tout par cœur, vous ?
— Plus ou moins. J'ai appris un bon nombre d'ouvertures et de coups précis. Les choses se retiennent avec le temps et la pratique. Surtout, j'ai compris votre logique et votre manière de procéder, bien que vous ne tendiez à vous améliorer un peu plus à chaque fois.
— Je ne comprends pas. Je ne dois pas avoir peur de ce que je ne connais pas, mais je dois me servir de ce que je sais déjà... C'est paradoxal.
— Dites-vous simplement que les échecs sont un jeu de mémoire et de logique. Plus vous jouerez de parties, plus vous serez susceptible de retrouver une configuration semblable dans le futur et, donc, de pouvoir vous servir de ce que vous savez pour gagner. Mais l'adversaire n'est jamais prévisible à cent pour cent. C'est ici que vous ne devez plus avoir peur.
— Je ne dois plus avoir peur de quoi au juste ?
— De tomber de haut face à un geste imprévu.
— Je commence à croire que vous voulez vraiment vous jeter d'un balcon.
Le Roi ricana, alignant ses pions bleu sur le damier sans même regarder son vis-à-vis. Il n'ouvrit pas la bouche une seule seconde et la seule réponse qu'Azriel put obtenir fut son célèbre petit rictus malicieux, celui qui lui allait le mieux mais qui, sans surprise, rongea les nerfs et la curiosité insatisfaite du blond.
— Un jour vous finirez par vous faire mal...
— Alors que vienne ce jour.
— Pourquoi vous êtes si confiant ? Je ne comprends peut-être pas ce que qui se trame, mais j'ai quand même l'intuition que c'est dangereux, tout ça.
— Réfléchissez, Azriel.
— Ah bon ? J'aurais jamais deviné que c'est ce qu'il faut faire, tiens. Vous m'en bouchez un coin, vraiment.
— Arrêtez de ronchonner, vous réfléchirez peut-être mieux.
— Vous ne m'aidez pas à comprendre, je vous signale. J'ai beau retourner le problème dans tous les sens, votre histoire de saut ne m'évoque rien de plus que le mot « danger ». Vous ne voulez pas chuter accidentellement, vous voulez vous jeter délibérément de je ne sais où. Mais pourquoi ? Qu'est-ce que ça représente, tout ça ?
— Il y a une différence entre tomber sans le vouloir et sauter en pleine connaissance de cause. Là se trouve la clef de votre énigme.
— Concrètement, pour résumer, vous êtes en train de me dire : « je préfère me tuer tout seul et volontairement plutôt que par accident ». J'espère que vous en avez conscience.
Adaryn secoua la tête, affichant un sourire bien plus espiègle. Il aligna soigneusement son fou et son roi sur son côté du damier, tout en cherchant un moyen de formuler ses phrases sans trop en dévoiler. Azriel l'observa et arrangea ses propres pions distraitement, trop obnubilé par les questions qui s'entrechoquaient dans son crâne.
— Voyez ça sous un autre angle. Imaginez un saut depuis le haut d'une marche, et comparez-le avec le saut depuis le sommet d'une tour.
— Dans le premier cas vous vous foulerez peut-être la cheville, dans le deuxième il ne restera plus rien de vous. Des os brisés, à la limite...
— Je ne vous parle pas encore de l'atterrissage, Azriel. Je vous parle d'abord de la chute en elle-même. Procédez étape par étape, vous pourrez mieux analyser les choses. Voir loin et anticiper l'échec et mat, c'est une bonne logique. Mais commencer correctement avec une bonne ouverture, c'est encore mieux.
— La chute en elle-même ? Hm... Si j'ai bien suivi mes cours, les objets tombent tous à la même vitesse, qu'importe leur poids. Les seules différences entre un saut depuis une tour et un saut depuis une marche, je crois que c'est la force de l'impact.
— Exactement. Poussez la réflexion, vous y êtes presque.
— Pousser la réflexion ? Alors... Si la force de l'impact diffère ce n'est pas lié à la vitesse de la chute, c'est parce qu'en sautant de plus haut, alors vous emmagasineriez plus d'énergie. Si on faisait tomber une enclume des deux endroits, celle qui tomberait des marches abimerait à peine le sol, alors que celle qui tomberait de la tour le fissurerait et pourrait même le creuser si la tour est très haute. Mais si c'est vous qui sautez alors vous serez abimé aussi...
— Maintenant comparez une chute et un saut avec cette même logique.
Azriel inclina la tête sur le côté, les sourcils froncés. Il se laissa une seconde de flottement pour sourire intérieurement, appréciant tout particulièrement l'attention que lui portait le souverain. Il ne lui donnait pas directement les réponses, au contraire, il favorisait sa réflexion et ses propres recherches. Il lui offrait la juste dose d'indices afin de faire travailler son esprit. Ni trop peu, ni pas assez : Azriel se sentait jubiler, heureux de faire tourner ses méninges sur les secrets du Roi Oriens.
— Dans une chute involontaire il n'y aurait pas d'impulsion au départ. Au contraire, dans un saut, il est possible de prendre de l'élan. Il est possible de reculer, puis de courir droit devant et de se jeter dans le vide. Sauter et non pas tomber, c'est augmenter encore la force de chute et donc l'impact au sol. Puisque la vitesse de chute ne peut pas être modifiée, alors c'est la force de l'objet et son poids qu'il faut modifier.
— Exactement.
— Vous ne devriez pas sourire comme ça, Adaryn. Vous allez vous tuer. Vous ne devriez pas privilégier la tour, c'est complètement fou. C'est dangereux et trop haut.
— Justement.
— « Justement » ?
Le noiraud se laissa choir lentement contre le dossier de sa chaise, plantant son regard brûlant dans celui du plus jeune. Un sourire étrange étira ses lèvres tandis que le brasier de ses yeux gagnait toujours plus en ampleur. Il eut à nouveau cet air sinistre et complètement dément, celui qui effrayait Azriel autant qu'il le fascinait.
— Pour donner plus de force encore à la chute, il faut grimper toujours plus haut.
Le Prince factice resta silencieux de longues secondes, analysant la phrase qu'il venait d'entendre. Adaryn semblait soudainement terrifiant, pareil à un fou. Il voulait monter toujours plus haut vers une destination qu'il était seul à connaitre. N'était-ce pas dangereux, prétentieux ? Non, pas avec le Roi Puissance... S'il visait haut ce n'était certainement pas pour pouvoir écraser tout le monde et assoir sa suprématie sur tout Alasia. Quelque chose d'autre se cachait derrière. Derrière quoi ? La tour ? La chute ?
Le saut. La clef de l'énigme résidait dans le saut. Le Roi Puissance souhaitait se jeter délibérément dans le vide après avoir pris l'impulsion nécessaire, après avoir emmagasiné assez d'énergie afin que la force de sa chute soit suffisamment élevée pour impacter assez le sol. L'aspect métaphorique de la chose était plutôt clair, cependant l'appliquer à la réalité n'était pas une mince affaire. Que représentait la tour ? Que représentait le sol ? Que représentait réellement le saut ? Adaryn n'était pas aliéné au point de sauter réellement dans le vide, ses phrases cachaient autre chose. Mais quoi ?
— Non, rien à faire, je comprends pas.
— Vous comprendrez, ne vous en faites pas. Reprenez votre exemple de la cité d'Altan, je suis sûr que cela vous sautera aux yeux le moment venu.
— Altan...
Adaryn voulait monter haut, toujours plus haut. Comme un brasier. Un brasier ardent. Mais n'allait-il pas s'asphyxier lui-même à force de brûler trop fort ? N'allait-il pas tout faire tomber ? Tomber comme Altan... Adewale Cadivus, cette figure mythique d'un temps passé et oublié, avait su conquérir tant de terrain qu'Altan était devenue la cité la plus puissante et la plus impressionnante de toutes. Seulement, il n'avait su maitriser sa soif de pouvoir, de grandeur. Selon les légendes, le Roi Premier avait alors été contraint de le stopper avant que le monde entier ne sombre avec lui. Cadivus avait propulsé Altan vers sa chute, avait entrainé une cité entière vers l'oubli ; brisé sa gloire, son pouvoir, sa force. Tout. Mais il avait aussi supposément accompli l'inédit : il avait su briser les codes et les lois de l'époque. Surtout, il avait ouvert grand la porte au Roi Premier, et à la création d'Alasia, qui, indirectement, avait repris le principe de souverain unique et suprême – avant la division en six.
— Je crois que vous êtes complètement fou, quoi que vous soyez en train de préparer. Vous êtes intelligent, Adaryn. J'ose espérer que vous n'êtes pas de ceux qui se laissent aveugler par le pouvoir. Je ne comprends pas pourquoi vous voulez monter si haut, ni même ce que vous visez, mais soyez prudent.
— Vous comprendrez quand il le faudra, Azriel. Ce jour-là, vous verrez que mes intentions sont bien différentes de ce que vous imaginez.
— Je ne m'attends à rien. Quoi que je pense, vous ferez autre chose ou l'exact opposé.
L'ainé n'ajouta rien, se contentant de sourire malicieusement, comme à son habitude. Il laissa ensuite sa tête retomber vers l'arrière, posant ses yeux sur les étoiles. Un silence plana alors et le bleuet n'osa pas le briser. Il observa simplement ce Roi étrange face à lui, ce noiraud bien trop malin. Que préparait-il ? Quelle idée avait-il derrière la tête ? Pourquoi risquer la chute alors que sa Dynastie prospérait ? Il avait déjà tout : un Royaume de plus en plus fort, une économie à nouveau stable, une armée gigantesque et une réputation impressionnante. Il était la définition même de sa Dynastie. Adaryn Oriens, le Roi inébranlable, puissant, indomptable. Que voulait-il de plus ? Il était déjà considéré comme un Roi juste et prometteur : risquer la vie de tous ses sujets briserait cette image et ferait de lui un tyran, un homme vil et sans aucun scrupule. Tout comme le souverain d'Altan...
— Altan...
La Première Dynastie possédait déjà presque autant, si ce n'est plus que cette cité mythique. La seule différence notable résidait entre leurs dirigeants. Le jeune homme du mythe avait pour but de conquérir le monde entier, s'étirant toujours plus en longueur, tandis qu'Adaryn visait les hauteurs. Il ne visait donc pas les autres Dynasties. Mais quoi, alors ? Il n'était pas idiot au point de vouloir s'en prendre au ciel ? Pourquoi vouloir monter plus haut ?
— Sortez ça de votre tête, vous ne pourrez par le comprendre tout de suite. Jouez, plutôt.
— Ah, ouais, c'est vrai que j'ai accepté de sauter avec vous mais que j'ai pas du tout envie de comprendre où et pourquoi je vais tomber. Franchement j'adore vous suivre aveuglément.
L'ironie dans ses mots fit rire le souverain qui, après avoir posé ses deux coudes sur la table, lui offrit un énième sourire taquin. Il semblait prendre un malin plaisir à titiller la curiosité du blond, à agiter sous son nez des centaines d'indices qu'il ne pouvait pas encore comprendre.
— Vous en savez déjà bien plus que vous ne le pensez, Azriel. Je vous promets que vous saurez tout avant le saut. Vous aurez toujours moyen de vous rétracter si, finalement, une fois l'idée révélée, elle ne vous plait plus.
— J'ai promis de vous suivre, Adaryn. Quoi qu'il arrive.
— Alors jouez donc au lieu de bouder.
— Je ne boude pas.
— Si, vous êtes fâché parce que vous n'avez pas votre réponse.
— J'ai comme une envie de vous faire manger l'échiquier, là.
— J'ai comme une envie de vous voir faire, là.
— Magnolia insolent.
— Bleuet capricieux.
Azriel fronça les sourcils, agacé. Il se mit à grogner dans son coin, irrité par le fait qu'il ne parvenait pas à comprendre. Il avait beau être serviable, discret et parfois timide, cela ne le dispensait pas d'avoir des défauts, et les principaux n'étaient autre que sa curiosité débordante et sa tendance à s'agacer rapidement lorsqu'il ne parvenait pas à la rassasier.
Il n'était pas du genre à ronchonner lorsqu'il ne pouvait pas obtenir ce qu'il voulait matériellement, puisque, depuis tout petit, il avait appris à tout partager, à tout donner à Lyan. La seule chose qu'on lui ait laissée pour lui seul était sa soif de connaissance, à laquelle personne n'avait jamais posé aucune entrave. Sa mère avait toujours répondu à toutes ses questions ; son père en avait fait de même par la suite et le Prince, possédant de nombreuses connaissances, avait pu lui fournir beaucoup d'autres réponses. Quand bien même Azriel n'aimait pas l'école, il aimait découvrir. Se confronter à un mur d'énigmes comme Adaryn était donc une chose nouvelle pour le fils Caelum. Il ne parvenait pas à décrypter ses gestes, ses pensées, ses actions. Tout était flouté par la brume de secrets qui tournait autour de lui, et même ses sens pourtant plus aiguisés que la moyenne ne parvenaient pas à passer au travers.
— On dirait qu'on vous a privé de cheese-cake.
— J'vais vous priver de chouquettes, on va voir qui rira le dernier...
Adaryn ne fit que rire, amusé par le caractère à la fois explosif et doux du plus jeune. Azriel était une contradiction à lui seul : sa douceur et sa sensibilité semblaient faire face à une énergie et une fougue monstrueuse, se confrontant sans cesse, se relayant en fonction du décor qui entourait le corps dans lequel se déroulait cette bataille constante. Il pouvait être un jeune homme discret et exemplaire puis, la seconde suivante, se transformer en une tornade bruyante et incontrôlable, aux humeurs changeantes.
— Je crois que Mendel les a déjà toutes mangées.
— Sérieusement ? On les a achetées hier... Enfin, avant-hier, je crois qu'il est minuit passé.
— Déjà ? Ça m'étonne que vous ne soyez pas encore en train de baver des choses insensées à cause de la fatigue, alors.
— J'vais faire comme si j'avais pas entendu.
L'ainé lui adressa un clin d'œil malicieux puis s'étira doucement, levant les bras au-dessus de sa tête. Il soupira longuement ensuite, souriant, se délectant du fait que les yeux du plus jeune le détaillèrent longuement dans ses gestes. Il ne fit toutefois rien remarquer et se redressa pour fixer le damier d'un œil morne, lassé de jouer.
— Puisque vous n'êtes pas fatigué, vous voulez que je vous montre quelque chose de plus intéressant que les échecs ?Enfilez ça, il fait froid là-bas.
— On va où ?
— Je devrais compter le nombre de questions que vous posez en une journée, je pense que si on me donnait une pièce d'or pour chaque, je serais l'homme le plus riche d'Alasia en une semaine. Même moins, tiens.
Azriel grogna dans son coin tandis qu'Adaryn lui posait sa veste sur le dos, pouffant. Pour tenter de le faire taire, il rabattit même la capuche sur sa tête, mais cela ne le fit que bougonner davantage. Il eut alors envie de tester autre chose pour lui faire clore la bouche mais il se retint, pas certain qu'Azriel soit réellement d'accord avec son geste. Il fixa tout de même ses lippes un instant et secoua la tête. Il se résigna à supporter ses ronchonnements – qui l'amusèrent plus qu'ils ne l'énervèrent – tout en souriant tendrement alors qu'ils quittaient le kiosque.
— C'est loin ?
— Trois, quatre... c'est déjà la sixième question en l'espace de trois minutes.
Le blond fit la moue, agacé. Il croisa ses bras et se força à ne plus rien dire jusqu'à ce qu'Adaryn ne bifurque soudainement vers la gauche, une fois dans les jardins. Il se rendit compte à sa plus grande surprise que garder le silence était tâche bien plus ardue qu'escompté. Il pinça les lèvres le plus fort possible, têtu. Seulement, lorsqu'ils bifurquèrent dans les jardins et qu'ils franchirent un petit portillon, il n'y tint plus et explosa :
— On sort de l'enceinte du château ?
— Non, on va faire du patin à glace dans le grenier.
— Très drôle...
Le noiraud ricana, fier de le faire grogner davantage. Délicatement, il attrapa ensuite sa main et coinça ses doigts entre les siens. Dans la nuit noire, il ne voulut pas risquer qu'Azriel puisse trébucher, ou bien qu'il puisse s'égarer. Le plus jeune ferma presque aussitôt sa bouche et ses ronchonnements s'envolèrent avec le vent, remplacés par des songes agréables et doux. Adaryn masqua mal son rire lorsqu'il se rendit compte qu'il ne suffisait que de ce simple geste pour le faire taire, puis il continua sa route en souriant, entrelaçant plus fermement leurs paumes. Ils gravirent une longue pente, observant le reflet de la lune sur le lac s'éloigner petit à petit. Ils montaient doucement sur le flanc de la montagne, longeant la forêt. Ils ne s'arrêtèrent que de longues minutes plus tard, lorsque le château fut bien minuscule derrière eux et que le lac ne leur était plus visible. Là, ils s'assirent simplement dans l'herbe et observèrent en silence la vue imprenable qui s'offrait à eux.
Ils étaient sur une petite partie légèrement plus plane de la montagne, entourés d'herbe vivace, de fleurs colorées et de sapins vaillants. De leur petit perchoir, ils pouvaient voir le palais, et Imperium, au creux des gorges de la rivière Niren. La capitale s'étirait peu vers le Nord, au-delà du lac et vers la mer. En revanche, elle s'étendait loin dans la vallée, au Sud, bien que la grande majorité des habitations ne se trouvent au bord du cours d'eau, ou bien enclavées dans la montagne. Le paysage était atypique, renversant. Les rocheuses qui entouraient la cité faisaient offices de gardiennes, rassurantes. La nature était la réelle Reine des lieux, et rien ni personne ne semblait pouvoir la détrôner. Quelques nuages passaient même au ras du sol, un peu plus loin, faisant comprendre à Azriel qu'ils avaient gagné en altitude. Il eut l'impression d'être au sommet du monde, tout près des étoiles, loin du sol et de la vie réelle.
— Certains vous diront que c'est plus joli de venir ici en journée. Je préfère venir la nuit, quand tout le monde dort et que personne d'autre que les étoiles ne peuvent me déranger. Tiens, vous connaissez le nom de certaines étoiles ?
— Non, mais j'ai commencé à apprendre ! Je sais où sont Adhara, Elnath et Seiros ! Enfin, elle est compliquée cette étoile-là, pourquoi est-ce qu'elle s'appelle « Sirius » et « Seiros » ? Ils ne pouvaient pas se mettre d'accord ?
— Il faut croire qu'ils avaient envie de vous faire ronchonner.
— Très drôle... Dites-moi plutôt le nom des étoiles au lieu de vous moquer.
— Là-bas il y a une étoile que j'aime bien. C'est Aldebaran. C'est la première que j'ai su reconnaitre lorsque j'étais enfant, elle est facile à trouver. Il faut suivre la ceinture d'Orion, et remonter au-dessus de son arc. Sirius n'est pas loin. En bas d'Orion, il y a Rigel, aussi, juste là.
— J'aime bien la constellation d'Orion. Elle vous ressemble. Elle a l'air courageuse.
Adaryn remercia silencieusement la nuit : elle absorba les rougeurs de ses joues. Il fit le sourd et continua de pointer du doigt le nom d'autres étoiles, l'air de rien. Azriel gloussa alors dans son coin sans lui en tenir rigueur. Il leva la tête et suivit les explications de son ainé, passionné par ces nouvelles connaissances que son cerveau absorba aussitôt. Un vent frais le fit frissonner, aussi, Adaryn vint doucement glisser son bras autour de sa taille, laissant place à la mélodie du silence. Il l'attira contre lui, le laissant poser sa tête sur son épaule, lui tenant un peu plus chaud ainsi. Il reporta ensuite son attention sur la ville et les étoiles, légèrement distrait. Azriel l'observa un instant avant d'admirer le paysage, brisant le silence par la même occasion.
— J'arrive pas à croire que la Première Dynastie est réelle. Tout est tellement plus joli, plus vivant. Chez moi tout est plat, on n'a ni fleuve ni montagne, et même si la mer borde le pays, je n'ai jamais pu y aller. Même les étoiles ne brillent pas autant, il y a toujours des nuages. Tout est gris et terne. Tout est mort et enterré. Alors qu'ici tout brille, tout est fort, vibrant...
Le faux Prince posa ses yeux sur le château endormi en contrebas, puis sur l'endroit magique où ils se trouvaient. Il fixa ensuite l'horizon et les étoiles avant de clore les paupières en soupirant. Adaryn choisit ce moment pour venir perdre sa deuxième main dans ses cheveux blonds, le maintenant plus fermement contre lui, souriant lorsqu'il sentit un bras délicat entourer son torse. Son cœur s'emballa légèrement quand il nota que le bleuet n'avait pas touché à son dos, respectant son choix, puis la brise porta un chuchotement triste jusqu'à ses oreilles.
— J'ai l'impression que je commence tout juste à vivre réellement, ici...
Azriel sut pertinemment que le Roi ne pourrait pas comprendre sa peine, seulement, il se trouva obligé de la lui montrer. Tout était contradictoire dans sa tête : il se sentait vivant dans la Dynastie de celui qu'il allait tuer, il se sentait mort dans celle qu'il allait ramener à la vie. Il existait enfin dans les bras de celui qui devait disparaitre. Comme la nuit. Il n'existait qu'une fois le jour éteint. Il ne pouvait respirer et briller qu'une fois son opposé évaporé, une fois que leur moment s'échappait, que le crépuscule, s'achevait. Le crépuscule. Il le détestait, finalement. Il marquait le déclin d'Adaryn, son assassinat et sa chute. Le crépuscule, Azriel le raya de son esprit. Il ne voulait plus jamais le voir.
— Finalement je n'aime pas le crépuscule non plus. L'aube est plus jolie.
— Pourquoi ça ?
— Parce qu'à l'aube, le jour est en sécurité, prêt à régner. La nuit ne peut plus le toucher.
Adaryn ne répondit rien. Il acquiesça lentement et resserra son étreinte autour du plus jeune, silencieux. Azriel crispa inconsciemment une main sur la chemise noire de son ainé, le regard triste, les lèvres pincées. Le Roi laissa planer un court silence avant de murmurer quelques mots étonnants, visiblement aussi surprenants pour lui-même que pour le blond.
— J'ai toujours détesté le crépuscule parce que j'avais peur de la nuit. Mais maintenant que je l'ai entre les bras, j'ai envie d'apprendre à l'apprécier.
— Vraiment ?
— Mh, vraiment. Même si je pense que je ne pourrai jamais l'apprécier autant que l'aube, j'essaierai de l'aimer, le crépuscule.
— L'aube est quand même plus jolie, il faut dire. Elle a une signification plus particulière que le crépuscule, je trouve. Elle veut dire qu'un nouveau jour arrive, que tout un tas de nouvelles possibilités se créent.
— Elle veut surtout dire qu'une nouvelle nuit est passée.
Le blond fronça les sourcils et redressa la tête, étonné par cette confession de mi-voix. Le souverain ignora un instant son regard curieux pour fixer les fleurs à ses pieds, cherchant comment formuler ses prochains mots.
— Avant d'apprendre à connaitre la nuit, j'en étais terrifié. Surtout, j'avais... j'avais peur de ne jamais revoir le jour. Quand la Dynastie était au plus bas, j'ai souvent perdu espoir, et j'avais peur que la nuit vienne engloutir tout ce que j'avais déjà reconstruit.
— Oh... Alors l'aube est encore plus douce et rassurante que ce que je pensais.
— Mh. À mes yeux, c'est est un instant où plus rien ne brûle, mais elle est aussi le moment où je peux souffler. L'aube, c'est un temps infime durant lequel je peux enfin respirer. L'instant où je peux me dire : « j'ai réussi à tenir, une nuit de plus est passée ».
— J'espère que vous ne craignez plus autant la nuit, maintenant.
— Plus maintenant. C'était avant, quand je me sentais encore complètement... mort. Un peu comme vous avant d'arriver à Imperium. J'ai... j'ai toujours l'impression de survivre dans une existence qui n'est pas totalement mienne, mais depuis que j'ai appris à aimer la nuit, je crois que j'arrive à mieux la vivre.
Le bleuet se lova davantage contre son ainé, intrigué par la conversation, mais surtout attristé par ces mots. Le noiraud se tortilla alors légèrement sur lui-même, visiblement mal à l'aise. Azriel attrapa alors sa main et la déposa tout contre son torse, sur son propre cœur. Il n'osa d'ailleurs étonnement pas poser davantage de questions : le ton et la voix d'Adaryn indiquaient qu'il parlait d'un sujet sensible, de quelque chose qu'il ne confiait pas tous les jours. Le Roi Puissance avait été chassé pour laisser parler les faiblesses de l'homme qui portait la couronne, du magnolia brûlant.
— Des années. J'ai dû attendre des années entières pour me sentir un tant soit peu vivant. Mais c'est davantage de la survie que de la vie... Beaucoup pensent que j'ai dû patienter jusqu'à mes dix-sept ans, jusqu'à mon couronnement. Certains pensent même que je me la suis toujours coulée douce au château, avant le décès de mes parents.
— Mais ce n'est arrivé que bien plus tard, hein ?
— Il y a deux ans. Les choses ne se sont stabilisée qu'il y a deux ans.
— Pourquoi vous ne pouviez pas, avant ? Je veux dire, je comprends que redresser la Dynastie a été dur, surtout à dix-sept ans. Mais avant, quand vos parents étaient encore là. Pourquoi ce n'était pas possible de vous sentir pleinement vivant ?
Adaryn se crispa. Il lâcha la main du plus jeune sans réfléchir et retint un craquement de sa nuque. Contrarié. Azriel venait de le contrarier. Ses yeux noirs s'accrochèrent sur le vide un instant et Azriel crut voir une étincelle bien plus sombre s'embraser dans son regard. Elle disparut en une fraction de secondes et le souverain gigota à nouveau comme pour se défaire de quelque chose qui aurait brûlé son dos, tiré sur sa peau. Azriel jeta un coup d'œil par-dessus son épaule, cherchant à voir si le noiraud comptait reprendre son geste nerveux avec sa paume, taper contre sa colonne vertébrale pour se défaire d'un lien invisible. Il n'en fit rien, cependant, et trancha assez sèchement :
— C'est compliqué.
Le plus jeune ne creusa pas plus loin, ne voulant ni brusquer ni forcer son ainé. Il resta silencieux, attendant une possible suite sans pour autant s'en offusquer s'il n'y en avait pas. Le noiraud le vit se mordiller le bout de la langue pour ne rien dire, très appliqué à sa tâche, aussi il pouffa légèrement avant de déposer un simple baiser sur le haut de son crâne, refermant définitivement la discussion.
Ils ne dirent alors plus rien, préférant la mélodie du vent dans les arbres, la rumeur du courant de la rivière, l'odeur humide de l'herbe et des fleurs, la clarté des étoiles. Quelques lumières brillaient encore en ville et dans le château, mais ce ne fut pas suffisant pour faire de l'ombre à la lune, qui, depuis son perchoir, les caressait tendrement de ses doux rayons. Ils semblaient hors du temps pour la nuit, plongés dans leurs propres petits mondes, leurs pensées, leurs songes. Ils s'enveloppaient dans le silence pour laisser leurs corps parler plus fort, pour que les petites attentions qu'ils s'offraient sans bruit puissent étinceler.
Leurs doigts se lièrent à nouveau et leurs yeux fixèrent le mouvement avec douceur. Lorsque leurs peaux entrèrent en contact, Azriel frissonna de tout son être, laissant Adaryn entrelacer leurs paumes avec tendresse et délicatesse. Ils n'avaient pas besoin de plus que cela pour que leurs cœurs s'emballent, pour que sur leurs lèvres ne s'étirent de doux sourires. Ils n'avaient pas besoin de plus que cela, simplement besoin d'eux-mêmes.
Adaryn Oriens, puissant et brûlant.
Azriel Caelum, sensible et glacé.
— Adaryn ?
— Mh ?
— Vous pensez que là où vous voulez sauter on pourra se sentir vraiment vivants ? Vous pensez que là où vous voulez sauter, on pourra vivre des vies qui sont totalement les nôtres ?
Le noiraud ne répondit pas tout de suite, déposant plutôt ses lèvres sur sa tempe. Puis, tout en appuyant sa joue sur ses cheveux blonds, il ferma les yeux sans rien dire et le Conseiller accepta son silence, habitué. Il laissa ses paupières se clore à son tour, souriant doucement, là, en sécurité tout près du voleur qui ne voulait plus lui rendre son cœur. Il sentit sa respiration ralentir, son palpitant l'imiter et son esprit s'embrumer lentement alors que son ami Somnus trottinait vers lui.Avant que le dieu du sommeil ne vienne l'enlacer pour la nuit, il put entendre un murmure, doux, apaisant. La voix d'Adaryn le berça et le précipita tout droit vers le repos, un sourire niais aux lèvres.
— Je l'espère fort, mon Prince.
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bonjour, j'avais pas vu qu'on était dimanche, au revoir (ptdrrr oops-)
sinon rien à voir mais on passe officiellement aux chapitres qui n'avaient encore jamais été re-postés corrigés ! j'ai trop hâte :))
<3
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