Chapitre 32
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— Il fait de plus en plus froid, c'est dingue comme les températures chutent vite. Nous ne sommes qu'en octobre et pourtant il fait aussi froid qu'en plein hiver, chez moi.
— La Première Dynastie est la frontière entre le Royaume des Hiems et le reste du monde, c'est normal que leur climat vienne jusqu'à nous. Leur pays est couvert de neige toute l'année, et les températures sont bien plus rudes. Puis, le château et la capitale sont en altitude. Le vent a vite fait de s'engouffrer dans les gorges, et la rivière Niren n'aide pas l'air à se réchauffer. L'avantage est peut-être qu'au moins, l'été, il fait toujours frais à Imperium.
— Mais l'hiver est bien plus froid que dans les vallées, je me trompe ?
— Non, c'est exact. Il faut s'y habituer, disons.
— Je n'ose même pas imaginer combien il doit faire froid dans la forêt Wedaela...
Lyan frissonna en imaginant la température de cette gigantesque forêt, loin au Nord-est. Protégée du Royaume ennemi par une chaine de hautes montagnes, la Puissance usait de ces bois comme frontière là où les gardiennes de pierres se stoppaient. Profond, dense, mais surtout glacial, cet amas de sapins vaillants était un atout pour le Général Lucis : ses armées se trouvaient juste derrière pour surveiller la frontière, et les bois faisaient office de première ligne. Personne ne pouvait franchir la forêt sans la connaitre, et la contourner par les montagnes prenait des jours entiers. Même les habitants de la Puissance n'étaient pas capables de la franchir ; elle était un mystère aussi intriguant que dangereux, à l'image de la Première Dynastie et de la lignée Oriens.
— Vous connaissez bien la géographie du pays à ce que je vois, Lyan.
— On m'a fait apprendre par cœur la carte d'Alasia. Je peux vous citer les emplacements de tous les ponts qui longent les fleuves Eosos ou Filedis, ou encore la superficie de la forêt Haeream. Ce sont tout plein de choses un peu inutiles, mais intéressantes.
— Sérieusement ?
Le rouquin hocha la tête fièrement avant de se mordre la langue, se rendant compte qu'il étalait peut-être un peu trop le fait qu'il disposait d'une si bonne mémoire, d'une capacité d'apprentissage singulière et étonnante. Surtout, il ne voulût pas lui-même se réduire au fait d'être premier de classe ou petit génie. Aussi, même s'il sut que le bicolore ne le considérerait sans doute jamais comme un simple objet, un cerveau sur pattes, il ne voulut pas passer pour celui qui bavait ses connaissances partout pour prouver aux autres qu'ils ne savaient rien. Il était bien loin d'être le cliché de cet érudit arrogant et condescendant.
— Je peux vous poser des questions sur ce que vous savez, Lyan ? Je suis curieux, peut-être que cela m'apprendra des choses que je ne connais pas. Enfin, j'ai conscience que ma demande peut sonner étrange, vous pouvez totalement refuser. Je ne veux pas me servir de vous comme d'un livre d'histoire.
— Allez-y, dans ce cas. Ça ne me gêne pas, j'aime beaucoup partager tout ça.
Le plus grand en taille lui offrit un joli sourire alors qu'ils posaient leurs derrières dans l'herbe, au bord du lac. Il prit un temps pour réfléchir, trouver un sujet sur lequel il pourrait interroger son compagnon, puis il osa timidement poser sa première question.
— Les capitales de chaque Dynastie ?
— Dans l'ordre des dynasties : Imperium, Deimena, Saiorse, Ondivia, Neridal et Olearia.
— C'était facile, ça. On passe à plus difficile. Hm... Les noms de tous les Gardiens !
— Pour ne citer que leurs noms de famille et en suivant toujours le même paterne : Vires, Colvyr, Audax, Sophos, Tace et enfin Dulcis.
— Et les noms de tous les souverains, vous les connaissez ?
— Toujours dans le même ordre : Adaryn Oriens, Dives Enwyld, Elandore Aarzam, Rilynn Sophos, Oria Mens, puis le père d'Azriel, Jayin Orbis.
— Vous connaissez leurs Conseillers ?
— Pas tous, non, ce n'est pas quelque chose que j'ai appris.
— C'est vrai qu'on n'apprend pas ça dans les livres d'histoires. Alors... Ah ! Je sais, le jeu des alliances ! Qui est allié à qui ?
— La Première n'a de lien avec personne, elle n'a qu'un traité de commerce avec la Deuxième Dynastie qui ne l'engage à rien si conflit. La Logique est alliée au Courage grâce à un mariage vieux d'au moins sept générations, et à la Justice grâce à un traité qu'ils ont conclu il y a des décennies. Mais celui-ci est un peu particulier parce qu'il comporte des clauses spéciales. La Justice est aussi liée à l'Humilité via un mariage qui remonte à des siècles en arrière mais qui se tient toujours. La Sixième n'a pas d'alliance, elle fait cavalier seul.
— Des clauses spéciales ?
— Il est stipulé que la Justice se donne le droit de rompre l'alliance sitôt qu'une décision jugée injuste est prise. Admettons que la Logique décide subitement de priver le Courage de la route du commerce, sur un plan technique, la Justice sera forcée de suivre le mouvement car alliance. Mais si la Reine Sophos trouve que cette décision est injuste, alors elle peut se rétracter et annuler le traité. Seule la Quatrième possède ce genre de particularité sur leurs traités.
— Vous m'impressionnez, Lyan. La plupart des gens que je rencontre ne sont pas capables de décrire les choses avec tant de précision. Ils se contentent de dire que toutes les Dynasties sont alliées entre elles à l'exception de la Sixième et de la Première. Ce n'est pas faux en théorie, mais la réalité est plus complexe. Une union par mariage n'est pas si solide qu'un traité entre les Royaumes qui, lui, est inviolable, sauf cas Justice, comme vous l'avez dit. Par conséquent, le Courage n'est tenu que tacitement d'aider la Logique et vice versa, c'est une entente mutuelle car leurs ancêtres se sont liés.
— Oh, vraiment ? Quelles sont donc les différences avec alliance par traité ?
— Une alliance par traité revient à écrire explicitement tout ce que les Dynasties voulant s'allier se doivent entre elles. Le traité explique noir sur blanc ce que chaque Royaume est tenu de faire en temps de paix, et ce qui lui est obligatoire d'effectuer en cas de guerre ou de conflit. Il est impossible de le briser sans passer par les Gardiens, et ces procédures engendrent des délibérations monumentales qui s'étirent sur des jours. Au contraire, une alliance par mariage n'est que dans l'implicite. Par acquis de conscience et altruisme, les pays vont se porter plus ou moins les mêmes aides que s'ils avaient signé un traité, mais rien ne les y oblige pourtant.
— Si je comprends bien, une alliance par mariage n'engage en réalité en rien ? Cela voudrait dire que si le Courage se trouve un jour dans le pétrin, la Logique n'est pas officiellement tenue de l'aider ? L'Ordre ne pourrait pas l'y forcer... C'est une sorte de contrat moral, si je comprends bien. Il ne dépend que du bon-vouloir et de l'honnêteté des souverains.
— Exactement, Lyan. Il dépend aussi du temps qui s'écoule. La première génération sera forcément bien plus à même de respecter ce traité implicite que la dixième. Par conséquent, en cas de problème, le Courage a moins de chance d'être aidé par la Logique de nos jours que par le passé, puisque de nombreuses générations ont défilé depuis l'union des deux pays.
— C'est tellement intéressant de savoir ce genre de choses, c'est incroyable. Moi aussi j'aimerais vous questionner. J'avoue ne m'être jamais vraiment intéressé à ce genre de domaine, par pur désintérêt des autres Dynasties qui nous ont toujours ignorés. Mais les mécaniques que vous m'exposez sont époustouflantes.
— Elles sont surtout très utiles à mon métier. Dans la vie de tous les jours, elles ne sont pas très pertinentes. En temps de paix elles ne le sont pas vraiment non plus, il faut dire... Mais j'aime bien le fait d'être paré à toute éventualité. Après tout, avec Adaryn Oriens à la tête d'un Royaume aussi terrifiant que la Puissance, qui sait ce qui pourrait nous arriver. Et puis, face à un monstre comme Dives Enwyld, bonjour les dégâts...
Le plus jeune inclina la tête, étonné par cette dernière phrase. Il n'eut cependant pas le temps d'y réfléchir que le Général trouva d'autres sujets d'interrogation. Le roux y répondit à chaque fois, sans même faire le moindre effort : il n'avait pas besoin de réfléchir, tout était gravé dans sa mémoire. Plus que tout, Ehann s'amusait réellement à lui poser toutes sortes de questions sur des thèmes qui plaisaient au Prince. Il ne réagissait pas comme la plupart des gens, en se rabaissant lui-même pour valoriser l'intelligence de Lyan. Il ne faisait que complimenter sa mémoire avec sincérité. Il ne faisait aucun commentaire visant à le placer sur un piédestal, il se contentait de parler de ses connaissances comme il aurait pu faire les louanges de sa beauté, de son sourire, de sa personnalité ; il ne voyait pas ses facilités mentales comme quelque chose d'extraordinaire, ce n'était à ses yeux qu'une faculté comme une autre de Lyan.
— Oh, je sais. Les noms des souverains du Royaume des Hiems et du peuple Auster ?
— Pingal Hiems et Orane Auster.
— Et leurs capitales ?
— Conven et Hafwen.
— Pourquoi ne font-ils pas partie d'Alasia ?
— Parce qu'à l'époque du Roi Premier, fondateur d'Alasia, le clan Hiems et la dirigeante du peuple Auster ont refusé d'obtempérer. Ils ont préféré s'isoler chacun dans leurs coins pour ne pas avoir à dépendre du Roi Premier, pour gagner la main mise sur leurs terres. Ils n'étaient donc pas réellement des ennemis, simplement des gens dont on se méfiait. Mais durant la Grande Guerre, ils ont volé du terrain, et n'ont pas aidé la grande Azarya Oriens a remettre de l'ordre au sein d'Alasia. Ils sont par conséquent devenus nos ennemis.
— Vous connaissez même Azarya Oriens ?
— Qui ne la connait pas ? Sans elle, la Grande Guerre n'aurait sans doute jamais pris fin, et les femmes n'auraient jamais pu grimper sur le trône. Elle a contribué à l'écriture du Traité, bien que les Gardiens l'aient grandement modifié sans elle par la suite.
— À quoi ne savez-vous pas répondre, Lyan ?
— À cette question, je crois.
Ehann pouffa et se laissa retomber dans l'herbe, le sourire aux lèvres. Il jeta un petit coup d'œil vers son cadet, emmitouflé dans une veste épaisse, puis il ferma les paupières pour se concentrer sur le vent frais. Il écouta un instant le bruit des oiseaux dans les arbres, les clapotis de l'eau et les chuintements de l'herbe.
— Qu'allons-nous faire pour l'anniversaire du Roi, au fait ?
— Aucune idée, je ne sais pas s'il veut réellement le fêter cette année. Comme tous les ans, en réalité. Je sais que nous allons boire et faire les idiots toute la soirée comme à notre habitude. Je pense qu'il n'y aura rien de plus, comme toujours.
— Je vois... Pourquoi ne fête-t-il pas son anniversaire ? Quel jour est-ce, d'ailleurs ?
— Samedi, le vingt-six. Et pour répondre à la première question : je n'en ai pas la moindre idée. C'est un des nombreux secrets que le Roi aime garder pour lui. Avec le temps, je pense que vous vous habituerez à vivre avec tant de non-dits. On ne connait jamais vraiment Adaryn et les personnes qui peuvent prétendre le contraire sont rares.
— Alden et Mendel le peuvent ?
— En partie, oui. Ils l'ont vu grandir mais ils ne sont pas dans sa tête et, bien qu'il leur accorde une plus grande confiance qu'à nous tous, ils ne savent pas tout de lui non plus. Ils le connaissent bien, mais peut-on dire qu'ils le connaissent réellement et entièrement ? J'ai un doute. Qui peut prétendre connaitre entièrement un humain, de toute façon ?
— C'est vrai... Ce doit tout de même être frustrant de le côtoyer tous les jours mais de ne pas pouvoir poser de mots sur ses actions, sur ce qu'il pense ou ce que ses yeux disent. C'est comme vivre en permanence avec la boite de Cadivus sous le nez. Vous connaissez ce mythe ?
— Pas du tout, il ne me dit rien. Qu'est-ce que c'est ?
— J'ai lu ça dans quelques livres qui parlent des mythes et des histoires qui auraient soi-disant eu lieu au temps des Anciens, juste avant l'arrivée du Roi Premier sur le trône. Adewale Cadivus était un personnage mystérieux dont on ne peut même plus vraiment prouver l'existence. Il est celui qui a érigé la cité tout aussi mythique d'Altan. Personnellement je n'y crois pas, on aurait retrouvé des objets ou plus de preuves de l'existence de cette ville. On aurait trouvé des ruines, un palais, des habitations.
— « Altan » ? Ah, celle du mythe ?
— Exact, celle qui avait tout mais qui voulait toujours plus. Bref. On raconte que ce Adewale Cadivus, donc, possédait une boite en cristal noir, et que c'est à cause d'elle qu'il s'est perdu. La boite circulait apparemment dans sa famille depuis des générations et aurait soi-disant été la prison d'une déesse nommée Pléonexia. Le monde entier a toujours refusé d'ouvrir cette boite, sachant pertinemment qu'elle n'apporterait que le mal.
— Mais il l'a ouverte, je me trompe ? Qu'est-ce qu'il y avait dedans ?
— Justement, on ne le sait pas vraiment. Certains disent que le cœur et l'âme de la déesse s'y trouvaient enfermés, d'autres spéculent sur autre chose. Tout ce que l'on sait c'est que c'est dangereux, et que quiconque l'ouvre risque de se perdre, de sombrer dans la cupidité, la folie et la pléonexie, justement. Exactement comme Adewale Cadivus. Pire : la laisser ouverte trop longtemps c'est risquer que son malheur ne se répande sur le monde entier et qu'elle ne brise tout. C'est aussi libérer la déesse, et donner son cœur et son âme à la boite.
— Oh, je comprends mieux... C'est un peu ainsi avec le Roi. La boite de Cadivus. On sait tous pertinemment qu'il ne faut pas l'ouvrir et pourtant on en meurt d'envie. On espère tous comprendre qui il est, quand bien même a-t-on connaissance de la dangerosité de la chose. On meurt tous d'envie de trouver la clef pour ouvrir la prison de cristal, bien que l'on soit tous conscients qu'elle doit rester fermée.
— Mais la boite de Cadivus est réellement dangereuse. Il ne faut pas l'ouvrir au risque de répandre le malheur et le chaos. Vous insinuez qu'en « ouvrant » Adaryn, on répandrait le mal ?
— Pourquoi croyez-vous qu'il est fermé ? Si rien de mauvais ne pouvait s'échapper de lui, il y a longtemps qu'il nous aurait laissé comprendre ses bizarreries et sa manière de penser...
Ehann se mordit la lèvre inférieure comme s'il en avait trop dit, et Lyan fronça les sourcils, inquiet. Il prit quelques secondes pour réfléchir, tentant de comprendre ce qui pourrait être si douloureux, si dangereux dans la boite de Cadivus du Roi Puissance. Finalement, il abandonna devant le silence du Général et demanda :
— Qui possède la clef de la boite ?
— Personne. Alden et Mendel ont sans doute pu voir l'intérieur lorsqu'Adaryn était petit, mais en grandissant il a posé un cadenas. Depuis, plus personne ne voit rien. Pourtant, tout a dû grandir avec lui et je pense que même ses plus proches amis seraient étonnés s'ils jetaient un œil à l'intérieur.
— Qu'est-ce qu'il cache de si mauvais ?
— Je ne sais pas si je suis réellement supposé vous le dire. Ce que j'ai insinué c'est qu'il y a effectivement un mal en lui, mais que ce mal n'est pas proprement nocif. Ce que je viens de dire est paradoxal et délicat à décrire. Il y a quelque chose en lui qui vient du plus profond de ses entrailles, ce quelque chose est d'une noirceur infinie et Adaryn lui-même refuse toujours de laisser cette chose lui échapper.
— « Cette chose » ?
Ehann leva les yeux vers le ciel et fit la grimace, cherchant ses mots. Il s'était engagé sur un terrain pentu et se devait de réfléchir soigneusement à ses formulations. Lyan resta suspendu à ses lèvres, le regard dur, sceptique.
— Ce n'est pas réellement quelque chose de physique. Disons que c'est une force assez sombre qui a grandi avec lui. Adaryn n'a pas eu une enfance facile, comme bien des héritiers du trône. Il a dû apprendre à vivre dans une Dynastie violente, ravagée et au plus bas de sa prestance. Il en a bavé pour la redresser, il y a consacré des nuits, des jours, des semaines, des mois, des années entières. Aujourd'hui, elle n'est pas encore proprement « réparée », d'ailleurs. Elle tient juste enfin debout, elle en impose enfin et a récupéré son pouvoir. Mais elle a encore un long chemin à parcourir.
— Et... et cette chose en lui, vous pensez qu'elle pourra être libérée, un jour ?
— Je pense que non, il se l'interdit. Peut-être qu'un jour quelqu'un s'emparera de la clef et obtiendra le pouvoir de faire sortir cette chose de sa boite, cette espèce d'ombre. Mais jamais Adaryn ne l'acceptera en toute conscience. Il faudrait qu'il soit poussé dans ses derniers retranchements. Si même Alden, Dhayal ou Mendel n'ont pas la clef, personne ne l'aura. Pas si même Nawfall ne l'a pas eue. Il est l'ami le plus proche d'Adaryn.
Le faux Conseiller allait souffler de soulagement, mais son cerveau buta sur un élément. Il tourna lentement la tête vers le sol, ne voulant pas que son trouble puisse se lire sur son visage le temps de sa réflexion. Néanmoins, lorsqu'il en vint à la conclusion que sa théorie pouvait s'avérer tangible, il s'inquiéta vivement.
— Qui connait l'emplacement du kiosque, déjà ?
— Le kiosque ? Aucune idée. Lui seul, je crois. Peut-être que Nawfall le sait parce qu'ils l'ont découvert ensemble. Donc ce n'était pas forcément volontaire.
— Azriel le sait. Azriel le sait et Adaryn lui a accordé ce droit en toute conscience. Oh, mon dieu... Ehann, qu'est-ce que j'ai fait ?
— Ne... ne tirons pas de conclusions trop vite. Il lui a montré le kiosque mais est-ce vraiment ce qui représente la clef de la boite ? Est-ce qu'Adaryn donnerait vraiment à quelqu'un le droit de relâcher la pire partie de lui-même ?
— J'espère que non, parce que...
Le Prince ne termina pas sa phrase, se contenant de réfléchir en silence. Si Adaryn offrait à Azriel l'occasion d'ouvrir la boite, cela ne les plongerait que dans une douleur plus profonde encore. Le blond serait rongé par la culpabilité d'avoir eu au creux de ses mains tous les secrets du Roi, tandis que ce dernier se sentirait d'autant plus trahi par le plus jeune. Ils ne feraient que subir les vices et les malheurs de la fameuse boite de Cadivus, qui, une fois ouverte par le blond, répandrait chaos et souffrance sur tout Alasia. Un monstre dormait au plus profond du Roi Oriens, et le réveiller semblait être la pire idée jamais envisagée.
— Lyan ? Cessez donc de vous inquiéter. Il ne leur arrivera rien de mal. Pensez donc à autre chose. Vous voulez qu'on aille marcher ?
Le rouquin hocha la tête et, à peine debout, se sentit tout de suite apaisé. Le Général posa une main rassurante sur son épaule, le gratifiant d'un doux sourire. Ses yeux pétillants ne purent que captiver le plus petit en taille qui, en quelques secondes, oublia tous ses tourments pour ne se concentrer que sur le bicolore. Ils firent alors le tour du lac, les mains au fond des poches. Leurs regards se croisaient pour se fuir timidement avant que leurs rires ne brisent le silence de la nature. Leurs pas faisaient craquer les brindilles et les feuilles sur le sentier, laissant les animaux aux alentours détaler rapidement. Parfois, un poisson faisait frétiller l'eau, une grenouille sautait, ou bien un joli petit lapin courait jusqu'aux arbres pour se cacher.
Le monde tournait autour d'eux, poursuivait le cours normal de son existence, mais Ehann et Lyan ne l'écoutaient pas. Ils vivaient dans leur petite bulle, leur petit moment. Ils observaient l'extérieur en souriant, regardaient le temps défiler mais ne tentaient jamais d'aller si vite que lui. Ils avaient leur propre rythme, bien que chacun d'eux n'en possède un différent. Le premier semblait plus calme, plus lent. Il passait dans la douceur, en silence, parfois troublé par des rêves ou des rires. Le second paraissait bien plus vif, plus rapide. Il avait l'air bruyant, actif, rayonnant. L'exact opposé de son homologue. Si Azriel et Adaryn représentaient la nuit et le jour, Lyan et Ehann étaient comme le soleil et la lune. Ils étaient tous les deux brillants, bien que ce fut à différentes échelles.
— Tous les paysans sont d'accord pour dire que la neige va tomber vite cette année. J'ai hâte que vous puissiez la voir.
— J'ai hâte aussi ! Il va en tomber beaucoup ?
— Aucune idée. Une année, je me rappelle, on en a eu jusqu'aux hanches. J'espère qu'on en aura autant ! C'est amusant quand il y en a beaucoup parce qu'avec Hywell, on peut faire de vraies batailles de boules de neiges.
— Jusqu'aux hanches ?
— Oui ! Quand je vous dis que les hivers sont froids, je ne rigole pas, Lyan. Les étés sont insoutenables dans la Dynastie de l'Humilité, et les hivers sont aussi impressionnants ici.
— On se croirait vraiment dans le Royaume des Hiems, mais la neige fond, chez vous. On perdrait presque Azriel là-dedans, vu comme il est petit.
Ils rirent en imaginant Azriel enseveli sous la poudreuse. Ils firent une comparaison hilarante avec Hywell qui, au contraire du blond, touchait le mètre quatre-vingts ; ou encore Adaryn qui le dépassait d'une tête. Puis ils changèrent à nouveau de sujet, discutant légèrement, riant la plupart du temps.
— Comment vous gérez la frontière ?
— La sécurité de la Puissance est assez délicate à assurer. Vous devez le savoir, mais la Dynastie est entourée de montagne sur tout son flanc Nord, et son flanc Est, bien que le Nord soit aussi bordé par la mer. Les montagnes sont déjà une très bonne frontière naturelle, mais elles sont difficiles à surveiller. Là où elles s'arrêtent se tient la forêt Wedaela. Elle est bien trop dense et dangereuse pour être traversée, même par mes soldats. Alors je me sers d'elle comme première ligne de front.
— Vous vous servez du fleuve Eosos, aussi, je présume ?
— Exact. En première ligne il y a les montagnes et la forêt, en seconde il y le fleuve Eosos. Mes troupes se trouvent entre les deux, elles sont dispersées tout autour de la forêt. Le gros des effectifs est surtout concentré au niveau du pont, sur le haut du fleuve Eosos, et celui qui est emprunté par la Logique pour le commerce de marchandise, un peu plus au Sud. La Puissance n'est pas très peuplée au-delà du fleuve, alors mon but principal est d'assurer la sécurité de toute la partie Ouest du Royaume, et de surveiller les seuls points d'accès à cette partie du pays. Mes soldats les plus expérimentés se relaient aussi au niveau des cols, afin de bloquer toute entrée possible par les côtes, au Nord. Les massifs sont presque impraticables, mais le risque zéro n'existe pas.
— C'est pour cette raison que tout le monde nous dit de ne pas rester seuls dans la forêt du château ? Parce qu'ils pourraient réussir à venir jusqu'à Imperium par les montagnes ?
— Plus... plus ou moins. La forêt du château est grillagée sur une partie, mais s'étire loin dans les montagnes, ensuite. Il suffirait qu'un soldat Hiems ait réussi à venir jusque-là et vous seriez bien embêté.
— Ils tentent fréquemment d'envahir la Première ?
— Non. Depuis que Pingal Hiems est sur le trône, les choses se sont calmées. Ils ont une armée à la frontière, comme nous, mais ils ne font rien non plus. On se fait face sans réellement savoir pourquoi. Je pense qu'ils ne veulent pas se retirer parce qu'ils pensent que nous allons les envahir, sûrement, et nous ne voulons pas nous retirer pour la même raison. On se base sur de vieilles croyances idiotes, vous voyez ?
— Je vois. Personne ne veut de mal à personne, mais comme tout le monde a été habitué à se méfier, vous continuez.
— Exactement. Je crois que personne ne se soucie plus de la taille de nos Terres. Si nos armées se retiraient, les leurs partiraient aussi et nous serions tranquilles. J'en suis certain. Pourtant, nos ancêtres ont toujours surveillé la frontière à cause des tensions passées et des lois de l'Ordre, alors nous continuons...
— Cela peut paraitre idiot et inutile, mais je suis sûr que c'est pour notre bien que l'Ordre agit ainsi. Il doit bien y avoir une raison, sinon, ils vous feraient ménager vos efforts.
Ehann hocha la tête lentement, se laissant rêvasser étrangement. Il fit sourire Lyan qui, sans rien dire, l'observa, l'admira. Ils n'échangèrent donc rien pendant de longues minutes qui furent bien singulières pour les deux bavards qu'ils étaient. Finalement le bicolore se tourna et questionna très sérieusement son cadet :
— Mais l'Ordre nous empêche de trouver la paix et nous fait mobiliser inutilement nos armées. Elles pourraient se rendre utile au sein du pays au lieu de surveiller le vide. Ne trouvez-vous pas ça idiot ? Adaryn ne peut pas aller trouver le Roi Hiems pour lui faire part de ses ambitions. Légalement, il ne peut pas quitter la Dynastie...
— Ce qui est logique. Sortir des six Dynasties s'avère plus dangereux que de passer de l'une à l'autre. Et c'est interdit par l'Ordre, aussi.
— D'où ma problématique, Lyan.
— Je vois... Il faudrait donc que ce soit Pingal Hiems qui se présente ici, alors.
— Chose qu'il ne fera évidemment pas puisque pour ce faire, il faudrait déjà réussir à lui envoyer un messager, ce qui est prohibé aussi. Les lois nous bloquent la route. Pourtant si les deux Royaumes s'alliaient ou signaient un traité de paix, cela nous épargnerait bien des craintes. Les armées surveillent quelque chose d'inoffensif, c'est idiot, non, vous ne trouvez pas ?
Ehann se métamorphosa de nouveau. Ses yeux argentés brillèrent d'une lueur bien plus sérieuse, légèrement effrayante. Le sérieux qui régna sur son visage contrasta avec la désinvolte de son regard, avec les éclairs qui y crépitaient. Lyan ne sut pas bien comment interpréter son nouveau changement d'attitude, son intérêt soudain pour la problématique énoncée. Quelque chose en lui avait fait déclic, comme un engrenage soudainement actionné par un mot particulier. Le Conseiller factice eut donc un temps de latence avant de répondre, incertain, toujours plus perturbé par les comportements opposés du bicolore.
— Présenté ainsi, oui, ce sont effectivement des efforts vains en apparence. Mais les Gardiens s savent ce qu'ils font. Il ne serait pas prudent de changer les règles subitement, simplement parce qu'il n'y a plus de mouvement. Je reste convaincu qu'une surveillance est nécessaire, mais que déployer toutes vos armées là-bas n'est peut-être pas obligatoire, effectivement. Je suppose que c'est similaire avec le peuple Auster, non ?
— Vous supposez bien. La Logique doit surveiller un désert, il n'y a rien au Nord du Royaume des Auster. Quant au Courage, ils utilisent leur forêt et surveillent davantage puisque leurs capitales sont très proches. Mais le peuple Auster ferait mieux de se méfier d'Enwyld, si vous voulez mon avis...
— Pourquoi donc ? Je me méfierai davantage du Courage, à la place d'Orane Auster. Le fait que leurs capitales soient si proches est dangereux.
— Mais Dives Enwyld aime avoir plus que ce que tout le monde possède déjà. Voilà, on parlait de pléonexie, c'est exactement ça ! Un territoire comme celui du peuple Auster représente gros. S'il se l'appropriait, sa Dynastie deviendrait plus grande que toutes les autres. Plus grande que la Puissance. Il serait alors techniquement la première Dynastie aussi bien en taille qu'en poids ou qu'en richesse. Il ferait basculer tout le classement.
Les yeux du Général brillèrent davantage alors qu'il parlait, toujours plus passionné par ces jeux de stratégie, de réflexion. Cette lueur dans son regard fut elle aussi paradoxale, comme tout son être : démente et pourtant modérée, réfléchie et pourtant sinistre. Au loin dans ses yeux semblait gronder un orage que le Général ravala rapidement lorsque son cadet le tira de ses pensées, quoi que légèrement déboussolé. Sans le vouloir, Lyan le propulsa pourtant plus loin encore dans ses élucubrations, avec sa phrase suivante.
— Le Roi Enwyld m'a l'air bien trop idiot pour représenter la Logique.
— Au contraire, Lyan, bien au contraire... Dives Enwyld est un monstre fascinant. Il est bien trop intelligent pour nous tous. Aussi, il se cache derrière les apparences d'un idiot pour que tout le monde adopte la même pensée que vous. Si tout le monde le déteste et ne le trouve pas apte à être Roi, personne ne se méfiera de lui. Il se fiche de sa réputation, en réalité. Il ne donne l'impression de se soucier des apparences que pour que nous tombions dans le panneau plus aisément. Là, alors, il pourra frapper et mettre toute son intelligence cachée à profit. Il est fourbe. Il est fourbe, malin et minutieux. Je peux mettre ma main à couper qu'il a sans doute déjà un coup d'avance sur tout le monde.
— Un coup d'avance à quel sujet ?
— La chute.
— La chute ? De quoi parlez-vous ?
— Vous comprendrez plus tard. Vous comprendrez qui est Enwyld à ce moment aussi.
— Qui qu'il soit, il m'agace.
Ehann pouffa puis stoppa ses pas. Ils étaient enfin revenus à leur point de départ, non loin de Hywell qui semblait s'ennuyer comme un rat mort, appuyé contre un arbre. Le Général eut de la peine pour lui et Lyan pinça les lèvres. Il s'en voulait un peu de contraindre le jeune homme à le suivre partout.
— La nuit ne va pas tarder à tomber. Rentrons avant que le vent ne devienne trop frais.
— Je commençais à avoir froid, de toute façon.
— Vous... vous voulez... Vous voulez ma veste ?
Cette fois Lyan fronça réellement les sourcils, sincèrement perturbé par ce nouveau changement d'attitude. Il ne releva cependant pas et décida plutôt de secouer timidement la tête, refusant poliment en prétextant qu'il ne leur restait plus beaucoup de chemin. Après avoir signalé au soldat qu'ils rentraient au château, ils remontèrent donc lentement la longue pente qui y menait, admirant la ville de loin. Ils passèrent les portes en riant à nouveau, puis gravirent les escaliers, laissant Hywell disparaitre à la recherche du Roi. Devant la porte de la chambre de Lyan, ils s'arrêtèrent et se sourirent, ne voulant visiblement pas se détacher l'un de l'autre. Un blanc s'installa alors et leurs joues se teintaient de rouge.
— On... on se revoit au diner.
— Oui, à... à tout à l'heure. Et merci pour cet après-midi, c'était encore une jolie journée.
— Ne me remerciez pas, Lyan, c'est par envie que je vous accompagne.
Le rouquin ne sut quoi répondre, aussi, il sentit son visage et le bout de ses oreilles chauffer, gêné au possible. Il ne trouva pas comment formuler une nouvelle phrase, ni même comment entrer dans sa chambre sans avoir l'air de fuir ou d'être impoli. Il resta donc simplement immobile, la main sur la poignée, la bouche ouverte comme un poisson rouge. Son cœur battait bien trop vite, au même titre que ses pensées qui défilaient, s'écrasant sur lui comme les vagues d'une mer déchainée. Rien ne s'arrangea lorsque le bicolore ajouta une phrase maladroite.
— Je... je vous accompagne surtout parce que j'apprécie votre présence, à vrai dire.
Lyan trouva le courage de relever les yeux, trouvant ceux d'Ehann au même moment. Ils ne crépitaient plus, ils se montrèrent même aussi clair qu'un ciel dégagé, un soir de pleine lune. Déstabilisant. Ils se fixèrent sans savoir quoi dire, quoi faire, simplement rouges et timides. Le Prince se rendit compte un instant de l'étrangeté de la situation, du fait que ce petit quelque chose qui tintait leurs joues semblait prendre toujours plus d'ampleur. Ce n'était pas de l'amour, ni même une quelconque attirance : Lyan n'éprouvait rien de plus que de l'admiration pour le Général. Néanmoins, pour une raison encore indiscernable, ils se trouvaient incapables de communiquer sans rougir, de soutenir un contact visuel sans sourire.
— Je... Moi aussi...
Le roux pinça les lèvres, conscient que sa bouche n'écoutait plus sa raison. Il gardait bien en tête le fait qu'il ne pouvait pas s'attacher au bicolore, pourtant, les paroles qui quittaient ses lippes semblaient n'en avoir rien à faire ; pire, elles entrainaient son cœur. Il appréciait réellement la compagnie du plus grand, et ce dans un sens qu'il jugea sincèrement purement amical. Mais que lui arriverait-il si par mégarde les choses dérapaient plus loin ? Que lui arriverait-il s'il tombait amoureux du Général ? Quelle tournure prendrait leur mission s'il s'aventurait en terrain interdit, s'il acceptait de céder face à ses devoirs, face à son titre ?
Non, il ne devait pas songer à ce cas de figure. Il devait rester fidèle à son sang, il ne pouvait pas avoir de relation avec quelqu'un qui n'était pas de son rang. Puis, s'ils représentaient la lune et le soleil, il leur était impossible de se rejoindre, même durant l'aube ou le crépuscule. Il n'existait aucun moyen pour les deux astres de se trouver au même endroit, au même moment, au contraire de la nuit et du jour.
Ou peut-être que si.
Durant une éclipse.
Était-ce là leur solution ? Si l'aube était celle du jour et de la nuit, une éclipse était-elle celle du soleil et la lune ? Était-ce donc là la représentation d'une possible chance pour le rouquin et le bicolore ? Non, non, les titres. Il ne pouvait pas abandonner son titre. Et puis, il n'avait jamais vu d'éclipse de sa vie. Ce n'était qu'un phénomène qu'il avait étudié dans ses livres, cela n'avait lieu qu'une fois par an. Cela représentait donc une année d'attente pour quelques minutes de retrouvailles entre les deux boules de lumières. Valait-il la peine d'attendre autant pour si peu ?
Une partie de Lyan voulut dire oui, mais sa raison le ramena dans le monde réel et il oublia bien vite sa question, se cramponnant dur comme fer à ses convictions. Il ne cèderait pas : il n'avait aucune raison de croire qu'un jour, il enfreindrait la loi en tombant amoureux d'Ehann. Pour le moment, ils n'étaient que deux connaissances, maintenant deux amis, et même si leurs joues rouges trahissaient l'admiration qu'ils se portaient l'un à l'autre, les choses n'allaient pas plus loin. Lyan souffla donc doucement, rassuré, avant de se souvenir qu'il dévisageait le Général depuis une dizaine de secondes, maintenant.
— À... à tout à l'heure, donc ?
Ehann hocha la tête et lui offrit un autre sourire, puis il s'éclipsa dans sa chambre, emportant avec lui ses émotions rassurantes et apaisantes. Lyan resta dans le couloir quelques secondes, l'esprit en vrac. Il gagna finalement sa salle de bain, la tête ailleurs et le cœur battant, des interrogations plein le cerveau. Peut-être qu'il pouvait trouver le moyen d'être discret si quelque chose devait arriver ? Peut-être qu'il serait possible de passer leur relation sous silence ? Non, non, il n'était pas amoureux. Était-il amoureux ? Non. Non, il en était certain, son cœur n'était pas si fragile face aux sourires de l'homme aux cheveux noirs et blancs. Mais les rougeurs sur les joues du Général trahissaient-elles des sentiments ? Non, non, ils se connaissaient à peine et ils ne pouvaient pas, le rouquin était un Prince, pas un Conseiller. Mais, aux yeux du bicolore, il ne possédait pas de titre royal, Lyan lui mentait éhontément.
Soupirant, il laissa tomber son front contre le mur froid, les yeux accrochés au vide. Un seul mot tournait dans sa tête comme une torture, un appel au vice et à la désobéissance. Éclipse. Le seul moment de l'année où la lune et le soleil pouvaient se lier.
Éclipse. Le seul moment de leurs vies où Ehann et Lyan pourraient se lier.
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j'adore. les nouveaux noms de villes. voilà c'est tout bisous <3
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