Chapitre 29
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— Pouah... J'suis rincé.
La remarque d'Azriel amusa les sept autres qui, en riant, passèrent les portes du château. Ils furent tous soulagés de retrouver leur propre palais, le calme qui y régnait ainsi que la liberté qu'il leur conférait. La route avait été longue et éprouvante pour six d'entre eux, peut-être même plus qu'à l'aller. Pour Azriel et Adaryn, en revanche, tout avait été plus étrange. Gênant.
Le matin même, le Roi s'était surpris à rater l'aube, s'éveillant peu après elle et tombant sur un joli blond endormi à ses côtés. À l'image d'un coup de théâtre, Alden était arrivé au même instant pour réveiller le Prince factice, comme chaque matin. En voyant non pas une, mais bien deux fleurs dans le même lit, il s'était difficilement retenu de rire, hilare face à la mine encore endormie et égarée du Roi Puissance. Ce dernier lui avait alors jeté un regard noir, tentant de se tirer de sous les couvertures discrètement, ronchonnant dans sa barbe contre les sourires plus qu'équivoques de son aîné. Il s'était cependant figé net, retenu par le réveil du plus jeune qui, innocemment, avait ouvert les paupières sous les yeux médusés du souverain, soudain immobile. Soufflé par ce qu'il avait admiré. Captivé.
Ils s'étaient donc trouvés bien bêtes à s'observer, ne comprenant pas réellement pourquoi ils partageaient le même lit, ni même comment Adaryn avait pu rater l'aube. Ils s'étaient dévisagés de longues secondes sous le regard malicieux du jeune homme aux cheveux rouges, puis avaient décidé de faire comme si rien n'était arrivé. Aussi, dans leur véhicule, lorsque le magnolia s'était assis face au bleuet, ils n'avaient pas réussi à nouer un contact visuel sans le fuir, gênés et perturbés par leur réveil. Alden qui, pour le retour, partageait le carrosse avec eux, n'avait fait que rire, expliquant rapidement la situation à Mendel, plongeant ainsi les deux intéressés dans un embarras plus profond encore.
— Vous voulez diner ?
— Très peu pour moi, merci Alden. La route m'a coupé l'appétit.
Lyan s'inclina poliment et s'éclipsa, indiquant qu'il filait prendre une douche et qu'ils pouvaient donc ne pas servir de couverts pour lui. Mendel et Frewen firent la même remarque et le Conseiller s'éclipsa vers son bureau tandis que l'escorte garda sa place auprès d'Azriel. Ne restèrent alors plus qu'Ehann, Alden, Hywell, Adaryn et le blond.
— Bah, moi j'ai faim.
— Tu as toujours faim, Hywell.
— Eh, c'est du boulot d'être l'escorte d'Adaryn Oriens.
— C'est vrai, excuse-moi. Tu travailles tellement dur quand tu ne le perds pas dans le château ou dans les jardins...
— Lucis, j'vais te faire bouffer tes cheveux.
— Essaie un peu, je sens qu'on va rire.
Le chat et la souris disparurent dans la salle à manger, se chamaillant toujours. Alden soupira en souriant et leur emboita le pas, amusé. Frewen ne put retenir son rire lorsque le bicolore lui demanda de venir participer au débat, ce qu'il fit avec joie après s'être assuré que le Roi prenait en charge le bleuet fatigué qui somnolait debout.
— Vous voulez manger, Azriel ?
— Non, sans façon. La route m'a tout retourné l'estomac. J'crois que j'ai le mal des transports. Ou juste le mal « Dives Enwyld », ça marche aussi...
Adaryn ricana en attrapant sa main tendrement. Il n'ajouta rien d'autre et l'entraina derrière lui, sans même lui expliquer pourquoi, sans même lui indiquer leur destination. Le plus jeune ne s'en formalisa pas, habitué aux secrets qui tournaient autour du noiraud. Il le suivit donc sans un bruit puis, une fois qu'ils furent arrivés dans la salle du piano, il laissa échapper :
— Oh ! J'adore venir à cette heure-là !
Le monarque marcha jusqu'à son instrument blanc et se hissa dessus avec adresse. Il balança distraitement ses jambes dans le vide tandis qu'Azriel collait son nez contre la vitre, émerveillé par le soleil qui se couchait derrière les montagnes. Il admira le ciel comme Adaryn l'admirait lui, discrètement derrière, puis trépigna sur place, heureux de voir ce simple spectacle qui avait pourtant lieu chaque soir.
— C'est magnifique...
— Mh. J'aime moins. Je préfère l'aube.
— Pourquoi ça ?
Adaryn laissa sa tête retomber vers l'arrière, fermant les yeux pour réfléchir à ses mots. Azriel réalisa à cet instant qu'il était assis sur son piano et qu'Elnath était postée à côté de lui, stoïque. Elle le jaugeait d'un œil un peu moins féroce qu'à son habitude, visiblement de meilleure humeur aujourd'hui. Elle n'en restait pas moins légèrement méfiante, encore sur ses gardes. Elle ne semblait pas encore totalement prête à lui céder son maitre.
— Le crépuscule annonce la nuit, et j'ai toujours redouté ce moment de la journée. C'est l'instant où le ciel s'embrase, où tout s'enflamme. L'horizon devient rouge et je crois que je n'aime pas cette couleur. Ironique lorsque l'on sait que c'est celle de ma Dynastie, mh ?
— Assez cohérent avec votre personne, finalement. Mais pourquoi l'aube ne vous effraie pas tant ? Le ciel change pourtant de couleur aussi, non ?
— Parce que l'aube est le seul moment de la journée où rien ne brûle. Le ciel est doux, doré et bien plus délicat. La plupart des gens sont encore endormis, leurs yeux sont encore fermés, alors que les miens sont déjà grands ouverts. L'aube c'est... Vous savez, dans certaines histoires, ils disent que c'est une toile vierge sur laquelle vous pouvez peindre avec les couleurs de votre journée. Elle ne dépend ni de demain, ni d'hier. C'est le début du jour et la fin de la nuit.
— Oui, j'ai déjà lu ça quelque part.
— Eh bien je ne vois pas ça comme ça. L'aube, à mes yeux, c'est l'alliance des deux.
Le noiraud esquissa un sourire malin face à la mine perdue du blond, puis il sauta de son perchoir. Il marcha lentement en direction du plus jeune, les mains dans les poches. Il désigna ensuite les fenêtres orientées côté Est, vers la rivière et la ville, puis demanda :
— Que voyez-vous ?
— La nuit. Le début de la nuit.
— Et à l'Ouest, du côté des montagnes ?
— Le jour. La fin du jour, du moins.
— Faites le lien.
— Le lien ? La nuit, le jour... Dans la même pièce ! On voit les deux en même temps, « c'est l'alliance des deux ».
— Exactement. L'aube ou le crépuscule, même si je l'apprécie moins, ce ne sont pas des ruptures soudaines du jour où de la nuit. L'aube n'est pas une nouvelle toile blanche sortie de nulle part. Elle est un temps, infime, où la nuit et le jour peuvent cohabiter, se retrouver et vivre ensemble.
— Où deux opposés ont la chance de se trouver...
Azriel pinça les lèvres, fixant son ainé, l'air grave. Il se détourna finalement pour observer le ciel qui s'assombrissait toujours plus, ne voulant pas risquer de croiser ses yeux sombres, ceux-là même qu'il était supposé faire pleurer. Il préféra admirer le jour. Adaryn appuya alors son dos contre la vitre observa la nuit face à lui. Il jeta rapidement un petit coup d'œil vers Elnath aussi, la voyant se détendre petit à petit. Puis il posa à nouveau les yeux sur Azriel et, d'une oreille étonnement attentive, écouta ce qu'il murmura tristement.
— Mais l'un fini toujours par anéantir l'autre. Ils ne sont pas faits pour vivre ensemble. La nuit l'emporte sur le jour et le jour l'emporte sur la nuit.
— Ils ne se battent pas, Azriel. Le jour ne gagne pas sur la nuit tout comme la nuit ne gagne pas sur le jour. Ils se succèdent équitablement. En hiver, les nuits sont plus longues, en été ce sont les jours. Puis en automne et au printemps, le temps est presque équitable.
— Ils doivent attendre des heures et des heures pour ne profiter l'un de l'autre que quelques minutes. Est-ce que l'attente vaut vraiment le coup ?
— Oui. Parce que pendant que l'un brille, l'autre peut l'admirer en silence.
— Mais ce n'est qu'un avantage parmi des centaines de points négatifs, Adaryn... Ils ne peuvent pas s'approcher l'un de l'autre sans se faire disparaitre, sans se faire du mal. Si le jour veut toucher la nuit, il la brûle. Si la nuit veut aimer le jour, elle le glace. À part se faire du mal, ils ne font rien.
— Faux. Lorsque l'aube arrive, c'est l'occasion pour eux de pouvoir s'enlacer sans risquer de faire du mal à l'autre. C'est la même chose au crépuscule.
— Mais c'est risqué et douloureux.
— Leurs sentiments n'en valent pas la peine ?
Le bleuet pivota la tête pour observer le noiraud qui, entre temps, avait lâché le plus jeune du regard pour observer l'horizon côté Est. Ils ne se regardaient pas, comme si un contact visuel pouvait ruiner l'instant. Le magnolia ne lâcha pas des yeux le ciel noir et étoilé qui apparaissait lentement, en face de lui. Il admirait la nuit.
— Je... je ne sais pas. Est-ce vraiment intelligent d'aimer tout en risquant de briser l'autre à tout instant ? N'est-ce pas plutôt être inconscient que de privilégier les sentiments alors même que le danger est connu ?
— Mais cette crainte du danger n'offre-t-elle pas plus de plaisir encore à tenir l'être aimé dans ses bras ? Cette peur lancinante que l'autre puisse s'échapper à tout instant, n'est-elle pas celle qui pousse à aimer ? N'est-il pas meilleur de savourer chaque seconde accordée lorsque le temps est compté ?
— Avec la crainte constante que l'autre peut finir blessé ?
— Avec la dose d'adrénaline que le danger peut apporter.
Azriel reporta son regard sur les montagnes, Adaryn tourna la tête vers lui. Le cadet observa les rayons du soleil couchant se refléter sur les monts, sur les arbres orangés et les quelques sapins haut perchés. L'ainé admira le visage de cette jolie fleur bleue, ses grands yeux ambrés et ses cheveux dorés. Ils semblaient ne jamais vouloir faire se lier leurs regards, comme le jour et la nuit. Ils attendaient l'aube ou le crépuscule, le bon moment.
— C'est risqué.
— Alors est-ce mieux que le jour et la nuit continuent de se fixer sans rien faire ? Qu'ils cèdent face à la peur de briser l'autre et qu'ils fassent taire leurs cœurs ? Si tel est le choix de la nuit, alors le jour le respectera.
— Je ne doute pas du fait que le jour et la nuit pourraient être heureux durant l'aube et le crépuscule. Mais comment pourraient-ils profiter pleinement l'un de l'autre en sachant que le temps les presse ? Comment pourraient-ils profiter pleinement de leur amour s'il ne leur est même pas permis d'être certain que l'autre ne finira pas blessé ?
— En sachant qu'ils sont tous les deux les meurtriers de l'autre, je pense qu'ils profiteraient bien plus de ces moments de tendresse, sans se soucier du temps qui les presse.
— Votre logique me dépasse. Comment... comment est-ce que le jour et la nuit pourraient être heureux en sachant qu'ils sont tous les deux en danger dans leur relation ? Comment pourraient-ils oser risquer la santé et la sécurité de l'autre ?
— Peut-être parce qu'ils y croient.
— Ils y croient ?
— En eux. En leur relation. En leurs cœurs.
— Comment y croire ?
— En ignorant tout ce pour quoi ils existent. Ils ne sont plus que deux moments. Les deux moitiés d'un pendentif. Ils ne sont plus « le jour », plus « la nuit ». Ils ne sont qu'eux. Juste eux.
Azriel tourna la tête, Adaryn en fit de même. Ils ne fixèrent plus l'extérieur, pourtant ils observèrent toujours la nuit et le jour ; la première était aussi délicate qu'un cours d'eau, le deuxième aussi farouche qu'un brasier. Leurs yeux s'accrochèrent enfin, prêts à ne plus jamais se délier, prêts à ne plus jamais s'abandonner. Le plus jeune se trouva contraint de chuchoter, comme si parler de vive voix pouvait briser leur échange.
— Comment faire si l'un des deux n'y croit pas ?
— Se lancer. Sauter. Voler.
— Vous êtes fou.
— Complètement.
L'ainé fit un pas en avant, posant doucement sa main gauche sur la joue du plus jeune. Si le regard de ce dernier était aux couleurs de l'aube, il sembla que celui du noiraud absorba les couleurs du crépuscule. La couleur flamboyante du ciel se refléta dans ses yeux noirs, mimant une flamme dansante, gracieuse, majestueuse. Le blond ne sut que faire devant ce spectacle, aussi, il resta simplement silencieux, détaillant le visage du noiraud, s'arrêtant sûrement trop longtemps sur sa tâche de naissance, plus encore sur sa bouche. Il voulut la goûter bien plus que jamais il ne l'avait voulu.
— Azriel, je me répète, mais me suivrez-vous ? J'ai besoin de... Je ne veux pas vous presser, ni même vous forcer à quoi que ce soit. Mais j'ai besoin d'une réponse. Besoin de certitudes.
Azriel ne pipa mot, pinçant les lèvres. Il eut envie de dire oui, envie de le suivre jusqu'au bout du monde s'il le fallait, même s'il ne pouvait se lier à lui qu'une dizaine de minutes à l'aube, au crépuscule. Il voulait y croire. Il voulait se lancer, sauter, puis voler, qu'importe où il atterrirait. Il voulait réellement y croire, dépasser ses craintes et l'aimer alors même qu'il pourrait être son meurtrier. Mais le pouvait-il alors qu'il n'était qu'un pion du Roi Sensibilité ? Avait-il seulement le droit d'avoir ses propres rêves, ses propres ambitions, ses propres envies, lui, le Conseiller du Prince de la Sixième ? Non. Bien sûr que non.
« Ils ne sont plus que deux moments. Les deux moitiés d'un pendentif. Ils ne sont plus "le jour", plus "la nuit". Ils ne sont qu'eux ». Et lui, Azriel Caelum, le simple bleuet ?
— Oui. Oui, je vous suivrai. C'est promis.
Adaryn lui offrit un immense sourire, si sincère qu'il en fut contagieux. Sur le piano, Elnath s'étira alors grassement et s'éclipsa, décidant que son Roi n'avait plus besoin de sa protection. Elle disparut dans la pièce adjacente au moment où son maitre s'écartait subitement de sa précieuse fleur, filant vers la jolie bibliothèque qui décorait le fond de la salle. Il lança ensuite un livre que le plus jeune attrapa maladroitement, puis lui indiqua le numéro de page en s'éloignant toujours plus.
— Page trente-trois.
Sans rien dire d'autre, il lui offrit un clin d'œil et disparut sans un bruit derrière une porte dérobée qu'Azriel n'avait jamais vue, laissant le blond seul avec son livre. Le silence fut lourd jusqu'à ce qu'un miaulement incertain ne le brise. Seiros pointa alors timidement le bout de son nez, curieuse. Elle gambada dans la pièce à bonne distance du Prince factice, encore méfiante.
— Mais qu'est-ce que...
Perturbé et chamboulé, Azriel mit un certain temps avant d'ouvrir l'ouvrage qu'il tenait entre les mains. Il prit le temps de saluer Seiros, puis il feuilleta les pages jusqu'à tomber sur la bonne. Il manqua de s'étouffer avec sa salive lorsqu'il vit le titre, inscrit en gros sur le haut de la feuille.
— « Bleuet. »
Sans même lire la suite, Azriel fila s'assoir sur le siège du piano. Ses mains tremblaient bien trop et ses jambes flageolantes ne semblaient plus en mesure de le porter. Il eut un instant de panique durant lequel un million de scénarios traversèrent son esprit. Qu'allait-il se passer ? Qu'allait-il devoir faire ? Qu'allait-il devoir dire ? Et s'il lui était enfin permis d'embrasser Adaryn alors comment devrait-il faire ? Et s'il lui déclarait des sentiments, comment devrait-il répondre ? Que devait-il faire ? Personne ne lui avait jamais appris à gérer ce genre de situation, aussi, il fut incapable de former un quelconque scripte de la scène dans sa tête. Il frissonna, effrayé par le fait de ne pas pouvoir planifier la suite des choses.
Il fut déboussolé par le manque d'informations sur la situation, sur ce qu'il était supposé faire, supposé dire, supposé penser. Il crut un instant que la rivière allait sortir de son lit pour lui rappeler combien il ne comprenait rien au langage des autres êtres humains, combien il lui était compliqué de suivre, de deviner ce que ses homologues attendaient de lui. Il détestait les mots, il ne savait pas les employer pour exprimer ses pensées les plus profondes, pour décrire ses propres émotions ou ses sentiments. Comment allait-il faire si l'instant présent lui demandait de répondre avec minutie ? Et s'il répondait à côté de la plaque ? Et s'il n'effectuait pas les bons gestes ? Il ne songea pas une seule seconde à la mission, déjà perdu bien loin de ses obligations.
Lorsque Seiros miaula à nouveau, il cligna lourdement des yeux et revint à lui. Un instant, il observa le piano, le soleil au loin, puis le chat devant lui. La rivière en lui se calma presque aussitôt, et il esquissa alors un sourire rassuré : il ne s'adressait pas à n'importe quel humain. Avec Adaryn il ne craignait rien. Le noiraud n'attendait rien de lui, il ne lui imposait pas un quelconque comportement, il ne lui demandait pas de rester dans le rôle d'un Prince sage et attentif. Il lui laissait le droit d'être curieux, décalé, un poil étrange et surtout sensible, rapidement dépassé par le monde autour de lui.
Avec le magnolia, Azriel ne sentait pas peser sur ses épaules le poids d'une norme typique à suivre, de phrases toutes faites à dire, d'émotions factices à jouer et décrire avec des mots creux. Il n'avait pas besoin de suivre de lois implicites, celles-là même qu'il ne savait pas toujours appliquer par manque de maitrise, par incompréhension. Avec Adaryn, il pouvait être et faire ce que bon lui semblait, penser comme il l'entendait et dire ce qui lui passait par la tête. Il n'existait aucune mauvaise réponse, aucune mauvaise question, aucun mauvais geste. Tout était juste, parce que tout était lui.
Seiros s'installa sur le haut de l'instrument et le ramena définitivement à la réalité, le surveillant sagement, attentivement. Le blond inspira alors un grand coup, rassuré, puis rouvrit l'ouvrage et posa à nouveau ses yeux sur le titre. Aussitôt, son cœur loupa un nouveau battement et il comprit que quelque chose d'autre mettait tous ses sens en alerte. Et ce quelque chose n'était autre que cette douce fleur bleue, là, dessinée sous ses yeux. Adaryn lui avait assuré qu'il saurait en temps voulu. Le Roi s'était décidé aujourd'hui, il avait statué sur le fait que le blond était apte et méritait enfin de connaitre le secret que cette plante cachait. Peut-être était-ce ceci qui l'angoissait ? Peut-être était-ce la symbolique derrière le geste du noiraud ?
— « Le bleuet symbolise un... un amour délicat et tendre. »
Il chuchotait, plus pour lui-même que pour le chat qui clignait lentement des yeux, calme, paisible. Elle semblait ne plus craindre Azriel autant que par le passé. Elle gardait ses réserves et n'avait pas l'air prête à rester trop longtemps en sa présence sans Adaryn ou Elnath, néanmoins, elle avait pris assez confiance pour rester sur son perchoir, à bonne distance de lui tout de même. Cela n'effaçait pas ses grands progrès pour autant.
— « Le bleuet est la fleur qui exprimera au-delà des mots un amour à la personne aimée. »
Il s'arrêta, les yeux écarquillés, songeant à toutes les fois où Adaryn avait déposé un bleuet sur son oreille, en silence ; à toutes ces fois où il lui avait parlé en utilisant son langage, celui des fleurs. Loin des mots, loin des yeux. Un immense sourire dévora ses lippes, bien qu'une partie de ne se mette à hurler, pleurant pour le cœur du monarque qui venait de céder face à lui. La dualité qui naquit en lui prit la forme d'un conflit entre sentiments et obligations. Son cœur se déclara vainqueur et fit taire son esprit qui, résigné, fit passer sous silence sa lente agonie.
— « Le bleuet est également le porteur de tous les sentiments purs, délicats »
Azriel n'eut pas le temps de refermer le livre qu'il sentit une main rabattre doucement une mèche de ses cheveux, venant déposer avec tendresse quelque chose sur son oreille. Il ne trouva pas le besoin de se voir dans un miroir pour comprendre. Son palpitant dérailla complètement et son corps entier se mit à frissonner, retourné par une constatation des plus époustouflantes, renversantes.
Le Roi avait posé une fleur sur son oreille.
Non, mieux encore, plus symbolique.
Adaryn venait de lui offrit un bleuet.
— Adaryn...
Le blond releva la tête vers celui qui se tenait dans son dos et se sentit fondre lorsqu'il admira son sourire, ses yeux pétillants. Il ne put que l'imiter sans réfléchir, sa joie dépassant de loin ses craintes ou son envie de fuir pour préserver le noiraud. Il se trouva bien égoïste à préférer laisser son cœur parler plutôt que sa raison, pourtant, il fit comme s'il n'en savait rien, bien trop épris par le moment.
— Vous y croyez, maintenant ?
— Toujours pas. Mais je ne me suis pas encore lancé.
Sous les yeux amusés du plus grand, Azriel se leva pour ranger le livre. Il revint ensuite lentement vers son ainé, masquant mal son air niais. Son cœur battait à tout rompre mais, dans le fond de son esprit, une voix lui hurlait de fuir, de quitter la pièce et de refuser le bleuet. Il l'ignora et murmura :
— Je vous avais dit de rester sur votre arbre.
— Êtes-vous seulement resté sur le sol ?
— Il est vrai que non, ce serait mentir que de dire l'inverse. Mais la chute qui m'attend ne me fait pas peur. Tomber ne m'effraie pas puisque je viens d'en bas.
— Tomber ne m'effraie pas. Au contraire, c'est là tout ce que j'espère, Azriel.
— Vous vous tuerez, un jour.
— Au moins j'aurais volé avant.
— Vous allez vous brûler les ailes.
— Je pourrais courir toujours plus vite au sol, dans ce cas.
— Mais vous avez réponse à tout ?
— N'êtes-vous pas celui qui cherchez habituellement tant de réponses ? Aurais-je enfin atteint les limites de votre curiosité ?
Le rire narquois du noiraud fit ronchonner le blond qui, en croisant les bras, tourna la tête pour fixer les derniers rayons de soleil. Il ne resta pas agacé longtemps puisque les doigts du plus grand vinrent se perdre dans ses cheveux. Azriel le fixa alors quelques secondes et sursauta, traversé par une idée subite. Il tourna rapidement sur lui-même pour observer tous les vases de la pièce, l'esprit bloqué sur une idée bien précise. Il n'en démordrait pas avant d'avoir trouvé l'objet de sa convoitise.
— Quelle mauvaise bête vous a encore piqué, mh ?
— Ah ! Laissez-moi réfléchir.
Le bleuet ignora le pouffement du Roi pour sourire grandement lorsqu'il trouva ce qu'il cherchait, trop obnubilé par sa tâche pour songer à son comportement ou ses mots. Il fila jusqu'au pot de fleurs qui ne contenait que des plantes rouges puis, usant du peu de souvenirs qu'il avait de son propre livre, il parvint à trouver son trésor. Il revint ensuite sur ses pas et, doucement, les joues brûlantes et les lèvres pincées, se hissa sur la pointe des pieds pour glisser la fleur sur l'oreille du noiraud. Plus pour lui-même que pour Adaryn qui connaissait déjà la signification, il se sentit obligé de murmurer :
— J'allais vous offrir un œillet rouge, au début, pour dire « amour réciproque ». Mais dans le contexte je pense que cette fleur-là est plus adaptée.
— Pourquoi ça ?
— Si ce qu'il vous manquait était la certitude que je vous suivrai, alors la voici. « Les dahlias sont synonymes d'amour éternel, solide et passionné. Ils sont preuve de fidélité et de grande reconnaissance ».
Le sourire qui décora le visage d'Adaryn fit flancher Azriel pour de bon. Son esprit perdit la bataille définitivement et son cœur l'écrasa sans aucun ménagement. Il abandonna toutes ses réserves, toutes ses craintes. Il n'en avait plus rien à faire : il sauterait avec le noiraud, où qu'il veuille aller. Il le suivrait avant de commettre l'irréparable, il s'enfuirait avec lui avant de devoir le briser. Il l'aimerait, priant chaque jour pour que le monarque de la Sixième puisse changer d'avis ou pour que le Roi Puissance trouve enfin ce nouvel endroit dont il parlait depuis la veille. Il chérirait le jour avant de l'abimer.
— Azriel...
Le souffle du plus grand s'écrasa sur les joues du blond alors qu'il rapprochait son visage du sien. Par habitude, sa main gauche vint attraper délicatement son menton, nouant entre eux un contact visuel des plus renversants. Ils se laissèrent un temps pour observer l'autre sans rien dire, sans s'approcher davantage, sans s'éloigner pour autant. Adaryn plongea dans les yeux du plus jeune, lorgna sur ses lippes. Azriel se jeta au cœur du brasier dans son regard, fixa sa jolie tache de naissance puis resta coincé sur ses lèvres.
À leurs pieds, flammes et gouttes d'eau tourbillonnèrent, se rencontrant, se repoussant, s'attirant. Elles s'élevèrent progressivement, toujours plus puissantes, toujours plus sensibles à leurs émotions. Le feu glissa droit vers le bleuet et s'insinua en lui pour apaiser la rivière. L'eau coula jusqu'au magnolia et s'infiltra dans ses veines pour rasséréner l'incendie. Azriel oublia alors toutes ses peurs et laissa son corps décider, choisissant de ne plus se torturer avec la moindre question concernant le comportement à suivre. Ainsi, il écouta la question de son ainé l'esprit tranquille.
— Vous permettez que le magnolia descende définitivement ?
— Oui, si vous laissez le bleuet monter jusqu'à lui.
Sur ce dernier échange, sur ces phrases qui, tacitement, s'assuraient de l'accord total de l'autre, ils se mirent à sourire. Leurs cœurs s'embrasèrent, se noyèrent. Autour d'eux s'éleva enfin ce mur singulier, cette barrière faite d'eux. Azriel oublia alors tout de ses obligations, de son rôle, de sa mission. Adaryn oublia tout de ses responsabilités, de son titre, de son sang. Ils n'étaient plus le Prince Orbis et le Roi Puissance. Ils n'étaient qu'Azriel Caelum et Adaryn Oriens, le mystère et le secret, le bleuet et le magnolia. Eux, juste eux.
— Il n'attendait que ça.
Un dernier rire et ils lièrent leurs lèvres doucement, les paupières closes mais le cœur grand ouvert. Adaryn laissa sa main libre glisser sur la hanche de son bleuet, l'attirant contre lui, ne voulant pas le laisser partir. Azriel agrippa timidement sa veste, souhaitant rester accroché à lui le plus longtemps possible. Son pauvre organe vital crut défaillir et son corps entier fut secoué d'un frisson bien trop agréable. Leurs corps se relâchèrent, heureux d'avoir enfin put obtenir ce qui leur faisait tant envie depuis des jours.
Ils trouvèrent leur rythme lentement, sans que l'un ou l'autre ne mène la danse. Azriel fut le plus gourmand et pourtant le plus adroit, Adaryn le plus pressé mais le plus tendre. Leurs souffles chaotiques s'échouèrent sur les joues l'un de l'autre avant que leurs lippes ne se détachent le temps d'un instant. Leurs yeux se croisèrent et aucun mot n'eut besoin d'être prononcé : ils fondirent à nouveau l'un sur l'autre, plus vivement, plus passionnément. Leurs cerveaux semblèrent disjoncter, détachés de la réalité. Ils ne vivaient plus dans le moment présent, ils n'existaient plus dans le monde du commun des mortels. Ils évoluaient dans leur univers, celui dans lequel leurs corps parlaient pour eux. Azriel ne chercha même pas à comprendre, il se laissa porter par ses envies, par les gestes hypnotisant de son ainé et tout ce qui bouillonnait en lui.
Le noiraud lâcha le menton du plus jeune, préférant venir cueillir sa main dans la sienne. Il le sentit frissonner à nouveau sous ses doigts alors que sa paume droite agrippait plus fermement sa hanche. Ils s'accrochèrent l'un à l'autre, pourtant ils perdirent pied totalement. Leurs bouches semblèrent vouloir rattraper tout le temps perdu, toutes ces fois où leurs yeux avaient lorgné sur les lippes de l'autre, voulu les capturer, les dévorer. Ils ne se privèrent de rien. Ils furent parfois maladroits, pourtant tout sembla juste. Rien ne fut parfait, mais rien ne sonna faux : ils produisirent une mélodie qui leur fut propre, et là se trouva leur plus grande satisfaction.
Le blond osa lâcher le vêtement du plus grand pour passer un bras autour de son cou, s'assurant ainsi qu'il ne pourrait plus lui échapper, qu'il ne pourrait pas s'éteindre sitôt la nuit tombée. Adaryn l'attira alors plus encore contre lui, glissant sa main dans le bas de son dos et l'entourant de son bras, priant pour que le jour ne le fasse pas s'évanouir trop vite. Jamais il ne délia leurs doigts cependant, préférant sentir sa paume contre la sienne à mesure que leurs lèvres se faisaient plus curieuses, plus vives, plus avares. Ils oublièrent le monde autour d'eux pour ne se concentrer que sur leurs cœurs tambourinant, leurs joues rouges, les bouts de leurs nez qui se chatouillaient doucement, la chaleur de l'autre, le réconfort, surtout.
Le mur imaginaire autour d'eux les préserva de l'univers entier. La rivière se tût, le brasier s'éteignit. Le bleuet termina son ascension, le magnolia acheva sa descente. Ils se lièrent enfin, envers et contre tout, là, seuls au milieu de leur propre jardin, laissant les autres fleurs perdre leurs couleurs devant celle qu'ils créèrent, devant le fracas de leurs deux mondes, devant les éclats qui s'en échappèrent. La Puissance et la Sensibilité se rencontrèrent, s'écrasèrent l'une contre l'autre. La première, comme le jour, brûla la seconde. La seconde, comme la nuit, noya la première.
— Adaryn...
L'ainé lui vola un dernier baiser, le faisant glousser au passage. Il colla ensuite son front au sien, la respiration chaotique, les joues rougies. Les yeux clos, ils ne bougèrent plus durant de longues secondes, reprenant leurs esprits, leurs souffles, assimilant lentement les choses. Adaryn fut étonnement le premier à briser le silence.
— Vous savez quoi ? Je crois que j'ai perdu notre petit jeu.
Azriel esquissa un sourire amusé et vint se blottir contre lui, entourant son cou de ses deux bras pour éviter de toucher son dos. Il nicha ensuite sa tête contre son torse, le cœur léger. Il retint à peine un soupir de soulagement lorsqu'il sentit l'étreinte du noiraud le protéger et le maintenir contre lui. Il ferma alors à nouveau les yeux, apaisé, heureux.
Il écarta pour un temps indéfini la partie la plus rationnelle de son esprit. Il avait parfaitement conscience qu'il venait de s'empêtrer dans quelque chose qu'il ne pourrait pas maitriser, qu'il venait de foncer tête la première dans le piège tendu par le Roi Sensibilité. Volontairement, il avait cédé face à son cœur, il avait fait taire sa raison et, par extension, obéi aux directives de la mission. Il avait fait un pas en avant sur l'échiquier géant. Un pas qu'il n'aurait pourtant pas su placer : était-ce un pas effectué par le pion de la Sixième, ou bien par le fou de la Puissance ? Son esprit s'était chargé de faire le geste pour le souverain Orbis, son cœur pour un magnolia réfractaire, audacieux.
L'armée des pions noirs avançait vers la Puissance pour la détruire et Azriel venait de les y aider un peu plus. L'armée des pions blancs filait droit vers l'endroit où se trouverait le soleil levant et, même s'il ne sut pas dire pourquoi, le blond fut certain qu'il venait de leur offrir un coup, un déplacement vers l'avant également. Il eut l'impression d'être une pièce d'échecs bicolore durant un instant, mi-blanche, mi-noire. Il ne sut plus réellement quel camp était le sien, quel roi était celui à qui il devait obéir. Il ne fut certain que d'une chose : il voulait courir vers le soleil avec Adaryn. Il attendrait que le jour passe pour l'enlacer au crépuscule, il attendrait que la nuit s'endorme pour l'embrasser à l'aube.
Il attendrait, tout contre Adaryn, que le destin leur soit favorable, que le sort ne les laisse vivre ensemble sans plus tenter de les blesser. Il attendrait, protégeant le cœur du noiraud, le préservant de toute attaque, de tout malheur, du monde extérieur et surtout des yeux des autres. Il attendrait, tout contre Adaryn, le jour où ils trouveraient l'endroit où le soleil se lève, où ils trouveraient ce temps si précieux, ces quelques minutes durant lesquelles ils pourraient se rejoindre sans crainte de blesser l'autre, sans risquer d'éteindre l'autre. Il attendrait et se tiendrait prêt à courir, à suivre son magnolia à l'autre bout du monde s'il le fallait. Il attendrait et se tiendrait prêt à sauter, à rejoindre le jour là où leur union ne constituait plus un crime. Il attendrait leur moment, leur instant.
Leur aube.
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hi hi ! j'crois que j'suis assez fière de ce chapitre, alors j'espère qu'il vous a plu autant qu'à moi <3
on achève ici le premier arc de Dynasty, heheh, j'ai vraiment hâte d'entamer le second ! d'ailleurs, j'ai presque fini de le corriger dans sa globalité, aussi je vais bientôt devoir aller me casser le crâne sur le troisième et dernier ptdrrr :'))
bref bref, à tout bientôt <33
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