Chapitre 23


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— Pourquoi tu es fâché ?

— Je suis pas fâché...

— Si, tu es fâché, regarde t'es tout ronchon.

— Je suis pas fâché, j'ai dit.

— Riel, qu'est-ce qu'il y a ?

Azriel fit la moue mais ne répondit pas, tandis que Lyan s'occupait de ses cheveux. Ils s'apprêtaient sagement dans l'optique de quitter la Première Dynastie à huit heures tapantes. La route jusqu'au château secondaire du Roi Enwyld était assez longue, aussi Adaryn avait-il ordonné à tout le monde de ne pas être en retard – et personne ne voulait le mettre en rogne de si bon matin. Les habitants de la Sensibilité se pressaient donc pour rester dans les temps.

— Bien, c'est ton droit si tu ne veux rien dire. Mais sache que tu pourras toujours me trouver si tu veux en discuter plus tard, si tu en as envie.

— J'suis pas fâché, j'ai dit. C'est pas... ça. J'sais même pas comment expliquer, c'est ridicule.

— C'est à cause du bal ?

— Non, du tout, et c'est là mon problème.

— Dans ce cas... est-ce que c'est à cause d'un certain Adaryn Oriens ?

Le blond pinça les lèvres, frustré, fronçant les sourcils. Il voulut garder le silence mais ses humeurs et ronchonnements l'emportèrent sur sa raison. Il grogna donc quelques secondes plus tard, s'expliquant enfin. Ses mots furent toutefois assez inquiétants pour Lyan.

— Il m'ignore depuis que je suis sorti dans la forêt tout seul, il y a trois ou quatre jours...

— Il t'ignore ? C'est-à-dire ? Tu crois que la mission risque d'échouer ?

— Disons qu'il m'évite dès qu'il le peut. Il me parle encore et il me répond lorsque je lui adresse la parole. Il n'est pas comme ton père qui te puni en ne te parlant plus dès qu'il est vexé, et ce jusqu'à ce que tu t'excuses. Adaryn ne m'ignore pas, pas totalement du moins. Il n'est pas immature à ce point. C'est juste que... c'est plus tout à fait exactement comme avant, et ça m'embête. Ça me frustre, surtout.

— Oh, si ce n'est que ça, alors la mission ne risque rien. En revanche, j'aurais presque pu oublier combien t'es capricieux, quand tu veux.

— Eh ! Qu'est-ce que t'insinues, là ?

— Ce que je dis c'est que tu as parfois des idées bien arrêtées sur les choses.

— Et qu'est-ce que ça veut dire, ça ? Arrête avec tes sous-entendus, j'aime pas ça.

— Ce que j'essaie de dire, plus explicitement, c'est tu as une forte préférence pour la routine et la régularité. Si on te retire ça alors tu grognes. Le Roi a instauré un paterne avec toi, un paterne dans lequel il te couvre d'attention. Et ce n'est pas un mal, tu le mérites amplement. Je suis sincère quand je dis ça : voir à quel point quelqu'un t'apprécie à ta juste valeur c'est rassurant, ça change de tous ces gens qui t'ont toujours rabaissé, chez nous. Ce n'est pas réellement ce qu'il y a de mieux pour toi au niveau de la mission, mais passons.

— Ah, ça, tu l'as dit...

— Forcément, donc, et comme pour beaucoup de choses, tu t'habitues à cette routine. C'est comme tout, lorsque quelque chose te tient à cœur c'est difficile de t'en détacher. Si je te disais subitement que tu n'as plus le droit de manger de cheese-cake, tu protesterais vivement. Et c'est ce qui te rend capricieux dans un sens sain et agréable : si l'on te retire ce que tu aimes et ce qui constitue tes habitudes, alors tu boudes, ce qui est parfaitement légitime, soit dit en passant.

— Je boude pas, j'ai dit...

Le faux Prince s'enfonça dans son siège et marmonna des choses que même Lyan ne comprit pas. Le rouquin ne fit qu'en rire, le laissant grogner tout seul dans son coin. D'une voix plus calme, plus délicate aussi, il lui proposa ensuite une solution.

— Bien. Alors on va tenter de réfléchir à tout ceci. Peut-être qu'il t'ignore parce que tu as encore commis une erreur et qu'il attend des excuses, non ? Tu sais, comme l'autre fois quand tu cherchais je ne sais plus quelle fleur.

— Des fleurs de lys. Mais non, je me suis déjà excusé d'être allé dans la forêt et il n'était plus énervé après. Je sais vraiment pas pourquoi il s'est éloigné à ce point mais c'est frustrant...

— Alors... peut-être qu'il a eu peur.

— Peur ? De moi ? Tu m'as bien regardé ? On dirait un écureuil volant en couche culotte. De quoi aurait-il peur ?

— Mais non, pas de toi, imbécile. Personne n'aurait peur de toi, Azriel, tu mesures un mètre vingt les bras levés, ça n'a pas de quoi effrayer.

— Eh ! Explique-toi au lieu de me tacler gratuitement. De quoi il a eu peur ?

— De ses sentiments.

— De ses... sentiments ?

Tout en réfléchissant, Lyan leva les yeux de la tresse qu'il était en train de confectionner pour croiser dans le miroir le regard déboussolé de son meilleur ami. Il prit quelques secondes pour formuler ses phrases, se doutant qu'amener l'information trop brutalement risquerait de froisser ou d'effrayer son cadet. Il contourna donc la chose et lui répondit plutôt par une nouvelle question, tentant de faire venir la chose plus délicatement.

— Tu n'as rien remarqué de nouveau ou d'étrange dans sa gestuelle ou ses mots ?

— Non, pas vraiment... La dernière fois qu'on s'est parlé « normalement » c'était au kiosque quand je suis sorti tout seul sans permission. La seule chose que j'ai noté c'est que ce soir-là, il avait l'air un peu absent, j'ai pas senti autant ses yeux. Je crois qu'il était déjà fâché...

— Oh, Azriel ce que tu peux être aveugle parfois. Les détails ne t'échappent jamais mais l'évidence te passe au-dessus, c'est impressionnant

— Mais t'as pas bientôt fini ? C'est ma fête aujourd'hui ? Pourquoi tu dis ça ?

— Où est-ce qu'il regardait, hein, gros malin ?

Le sourire plus qu'équivoque du véritable Prince fit rougir Azriel au moment où l'évidence lui tomba enfin sur le coin du nez. Aussitôt, sa mâchoire se décrocha et il croisa son propre regard éberlué dans le miroir. Ses joues prirent une teinte cramoisie et son meilleur ami s'esclaffa, sincèrement amusé par la scène. Une part d'eux fit taire l'inquiétude qui naquit pourtant au creux de leurs ventres, celle qui leur soufflait l'idée que la mission avançait sans qu'ils ne puissent plus rien faire pour l'arrêter.

— Alors tu crois que... tu crois qu'il est vraiment tombé dans le panneau ?

— Je crois que, malheureusement, les choses ont pris une tournure différente, Azriel.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Ce que je veux dire c'est que la disposition première impliquait que le Roi Oriens devait tomber dans un piège. Il devait finir ligoté par les liens de l'amour qu'il allait devoir supposément te porter. Dans cette métaphore, toi et moi nous serions restés sagement à notre place et à bonne distance du piège au sol. Surtout, tu aurais tâché de ne pas t'enticher de lui en retour. Aujourd'hui je pense donc que plus rien de cette image ne tient debout.

— Oui, bon... Alors c'est quoi la nouvelle métaphore ?

— J'aurais aimé que les choses ne prennent pas cette tournure, mais je crois que dans la nouvelle métaphore, vous êtes tous les deux en équilibre précaire sur une planche, au-dessus du vide. Si l'un de vous chute, le point de stabilité sera rompu et l'autre suivra également. Si le poids d'un côté est subitement retiré, l'autre risque même de tomber plus brutalement encore...

— Quoi ?

— Toi aussi tu es tombé pour lui, non ?

— Je... vois pas de quoi tu parles.

— Riel, inutile de mentir. Pas à moi. La dernière fois qu'on a abordé le sujet, les choses me semblaient déjà assez explicites. On sait tous les deux que tu ne joues plus vraiment contre le Roi, tu t'es involontairement engagé dans la partie à ses côtés.

— Dans la partie... comme aux échecs. Alors je suis un pion de son camp qui va le trahir. Exactement comme le dieu Solis avec Protéa.

— Je doute que tu ne sois qu'un pion.

— Qu'est-ce que je pourrais être d'autre ?

— Sans doute le fou. Le fou qui s'est fait prendre à son propre jeu.

— Le fou ?

Azriel fixa ses pieds, l'esprit en ébullition. Sur le damier noir et blanc, il était peut-être la pièce capable de se déplacer en diagonale, d'un bout à l'autre de l'échiquier. Il ne suivait pas les lignes droites des pions ou des tours, ni le paterne régulier des cavaliers. Surtout, il lui était permis de lire entre les lignes : sur les cases qui défilaient, il voyait déjà la fin inéluctable du roi. Le souverain Oriens finirait en échec et mat, défait par la Sensibilité perfide du Roi Orbis.

— Pourquoi tout est si compliqué ?

— C'est la vie, Azriel... Penche ta tête, s'il te plait, le temps que je termine ta tresse.

Une fois que Lyan eut terminé, Azriel fila s'observer dans le grand miroir près de son placard. Alden lui avait donné sa tenue la veille, lui offrant un clin d'œil et un sourire malicieux au passage. Il s'agissait d'une douce chemise blanche en dentelle, aussi délicate que le blond. Les manches à volants dépassaient avec grâce de la veste bleue que le Prince factice avait enfilée. Cette dernière était discrète et pourtant somptueuse : de fines broderies d'or la décoraient au niveau des manches et du col. Ils faisaient échos à ceux qui ornaient l'ourlet de son pantalon en velours noir, ainsi qu'aux perles que Lyan avait soigneusement glissées dans ses cheveux. Surtout, ils renvoyaient la clarté de ses yeux.

— Eh, sur la veste, c'est des bleuets !

Azriel se mit à sourire seul. Il observa avec attention les autres détails de son accoutrement, émerveillé. Il portait un long collier doré et le rouquin était même parvenu à lui attacher de simples boucles d'oreilles de la même teinte. Il avait ensuite fait en sorte de relever ses cheveux en demi-queue, dévoilant les bijoux mais lui laissant tout le loisir de pouvoir montrer sa tignasse blonde. De fines tresses l'ornaient, ainsi que des rubans bleus assortis au reste de sa tenue.

— Tu vas voir, je suis convaincu qu'avec ça, le Roi ne pourra plus t'ignorer une seule seconde. Je me demande même s'il va réussir à décrocher ses yeux de toi.

— Lyan... ça ne fait plus partie de la mission, ça, hein ?

— Je te mentirais si je te disais le contraire, Azriel. Je pense que le plus sage désormais, c'est de maintenir l'équilibre entre vous deux, pour que vous ne tombiez pas. Puis, le jour où il faudra que tu quittes la planche de bois, alors je serai là. Nous aurons trouvé une solution pour te sortir de cette situation, d'ici-là. En attendant, tout ce que je peux te dire, c'est peut-être de profiter.

Le cadet piqua un fard que son maquillage ne put masquer. Lyan ne s'était concentré que sur ses paupières, les sublimant d'un fin trait noir et d'un fard à paupière qui faisait ressortir la couleur de ses iris. Il n'avait touché à rien d'autre, jugeant que la tenue elle-même suffisait amplement ; il ne voulait pas risquer de lui faire de l'ombre. Il scruta donc un instant son ami et hocha la tête, fier de son travail. Azriel était magnifique et quiconque disait le contraire aurait fait preuve de mauvaise foi.

— Arrête de me regarder comme ça, t'es gênant, Lyan. Allez, on descend, je crois qu'on est les derniers, vu l'heure...

Le roux gloussa et son cadet attrapa sa petite sacoche, vérifiant que son écureuil s'y trouvait bien. Il garda ensuite le sac dans sa main, ne voulant pas ruiner les efforts de son ainé si vite en se décoiffant ou en froissant ses vêtements. Ils quittèrent la pièce et Azriel fut incapable de retenir sa curiosité plus longtemps, prenant subitement conscience de leur trajet imminent.

— Combien de temps va-t-on mettre avant d'y arriver ?

— Hywell m'a dit que nous y seront pour vingt heures.

— Ah ouais, j'sais pas ça fait combien d'heures mais... lourd.

Frewen laissa un petit rire lui échapper devant la mine déconfite d'Azriel. Ce dernier se renfrogna et se perdit un instant dans ses songes, calculant leur temps de trajet – il n'était définitivement pas une lumière en arithmétique. Il fixait le vide et marchait donc d'un air absent, comptant sur ses doigts, suivant Lyan mécaniquement. Lorsqu'il parvint à trouver le résultat de son équation, il fit la moue et le roux le tira de ses songes.

— Riel, regarde un peu, j'en connais un qui louche.

— Hein ?

L'ainé désigna Adaryn du menton, et le faux Prince posa lentement ses yeux sur lui, presque craintif. Le Roi le détaillait de la tête aux pieds, subjugué. Mendel parlait dans le vide, s'adressant au corps du noiraud mais ne touchant plus son esprit. Le monarque semblait avoir dirigé tous les fragments multicolores de son attention vers le blond : il n'existait plus une seule bribe de sa concentration qui ne fut pas focalisée sur le Prince factice. Peut-être aurait-il eu la bouche ouverte comme un poisson que la scène n'en aurait pas été moins amusante.

Azriel voulut rire de la situation, seulement, un brasier l'enveloppa tout entier, lui coupant l'herbe sous le pied. Il glissa et tomba la tête la première dans l'incendie. À nouveau, des flammes gigantesques se dressèrent autour de lui, lui tournant autour, se rapprochant toujours plus. Elles voulurent empêcher le monde entier de lorgner sur le blond, n'offrant cette possibilité qu'à un seul homme, arrogant et brûlant. Les autres semblèrent disparaitre du tableau, bloqués par ce mur de feu qui donnait l'impression de s'épaissir à mesure que les yeux d'Adaryn dévoraient le plus jeune. Ils se posèrent partout, bougeant à une vitesse hallucinante ; sa chemise, ses bijoux, ses yeux, son visage, sa veste, sa bouche. Encore. Lyan le vit aussitôt mais Azriel ne le remarqua même pas : il s'abandonna inconsciemment dans la contemplation de la tenue de son vis-à-vis, captivé à son tour.

Violet, comme les magnolias brodés sur sa veste, l'ensemble était renversant. Sa chemise en velours noir dévoilait légèrement ses clavicules et ses quelques colliers argentés. Chacun des détails de sa tenue fascina le faux Prince ; ses boucles d'oreilles, ses bagues, les magnolias, ses yeux finement décorés. Alden avait pensé à tout en préparant leurs tenues, surtout à leurs fleurs préférées. Azriel fut incapable de détacher ses yeux du plus grand, obnubilé, fasciné. Il se surprit même à rester bloqué à son tour sur la bouche désormais entrouverte du Roi. Bien qu'il eut l'air absent de l'instant, il fut sans doute le plus présent dans la pièce.

Adaryn était ailleurs. Complètement. Il semblait s'être fait prendre à son propre jeu, encerclé par ses propres flammes. Le monde autour de lui n'existait plus et les milliers de morceaux qui représentaient son attention paraissaient entièrement coincés sur le blond. Il était tout bonnement incapable de détacher ses yeux du bleuet, incapable de cligner des paupières ou même d'entendre ce qui se disait autour de lui. Intérieurement, il n'était même plus en mesure de s'agacer contre lui-même ou contre les battements précipités de son cœur. Son esprit était vide, seul un mot ricochait en boucle contre les parois de son crâne : Azriel.

— Majesté ?

— Votre Altesse ?

Les deux intéressés ne semblèrent pas disposés à se lâcher du regard. Azriel se sentait brûler dans les yeux de Adaryn, Adaryn se noyait dans ceux d'Azriel. Une étrange atmosphère plana entre eux, comme si leurs deux mondes s'entrechoquaient vivement, là, à leurs pieds. Ils n'en avaient rien à faire. Seul importait l'autre, la beauté de leurs accoutrements, de leurs visages, de leurs yeux, leurs nez, leurs lèvres. Enivrantes, envieuses. Avides.

Il leur sembla que la tension entre eux aurait pu être attrapée à main nue, que le premier geste esquissé aurait raison d'eux. Ils restaient immobiles, se fixant, silencieux. Ou presque. Leurs voix ne disaient rien, tout se jouait dans leurs regards ; dans leurs yeux tournaient, criaient, hurlaient des centaines de mots. Des milliers de mouvements voulaient être esquissés, une infinité de phrases ne désirait qu'être prononcée. Un geste en particulier leur brûlait le cœur, faisant vibrer leurs corps et bouleversant l'équilibre de leurs êtres entiers. Et puis des questions déstabilisantes s'écrasèrent sur eux : qui ferait le premier pas ? Qui oserait avancer plus loin vers l'autre ? Qui engagerait définitivement la partie ?

Le roi ou le fou ?
Le secret ou le mystère ?
Le magnolia ou le bleuet ?

— Adaryn ?

— Azriel ?

— Hein ?

Ils répondirent d'une même voix, revenant subitement à eux après ce moment de flottement étrange. Mendel semblait inquiet en observant son Roi, tandis que Lyan retenait mal son sourire taquin. Les interactions entre Azriel et Adaryn l'amusaient étrangement.

— Désolé, j'étais ailleurs.

— Adaryn, tu...

— Ça va Mendel, j'y ai pensé. Économise ta salive.

Le noiraud pivota sur lui-même avec humeur, contrarié, et sortit du hall d'entrée en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, se dirigeant vers les deux carrosses prévus pour leur voyage. En chemin, il craqua vivement sa nuque et croisa ses bras, crispé, agacé par son propre comportement. Azriel nota sa gestuelle et le fixa en silence avec inquiétude. Il ne s'en rendit pas compte, mais son propre visage prit une teinte sombre alors qu'il observait avec tristesse ces tics qu'il haïssait désormais.

— Mais il ne va jamais m'attendre, à la fin ?

La remarque de Hywell fit rire tout le monde excepté le principal concerné. Azriel remarqua alors à cet instant qu'Alden et le Conseiller du Roi semblaient être du voyage : il n'avait pas prévu leur venue, aussi, il se demanda si Adaryn n'avait pas insisté pour qu'ils les rejoignent en tant que soutien émotionnel.

— Vous venez, Majesté ?

Le blond hocha la tête puis il fut question de décider des quatuors dans chaque voiture. Après quelques tergiversions qui ne menèrent nulle part, Adaryn perdit patience, soupira et attrapa le bras d'Azriel. Il le fit monter dans un des véhicules et fit signe à Lyan de venir, geste qui n'échappa pas au Prince factice. Ehann décida donc de les accompagner, laissant Hywell et Frewen grogner dans leur coin.

— Silence, j'suis pas d'humeur.

La phrase fit mouche. Les deux escortes n'ajoutèrent rien d'autre face au ton ironiquement glacial du Roi Puissance, et montèrent dans leur carrosse. Les cochers se mirent ensuite en route et le paysage défila lentement sous les yeux émerveillés d'Azriel. Lyan, lui, se retenait de sourire comme un idiot, amusé et surtout timide face au Général qui ne cessait pas d'observer avec discrétion sa tenue et les fins détails qui la composaient.

— Y a-t-il assez de chambres chez le Roi Logique, au moins ?

— Oui.

La réponse sèche et brève fit comprendre au faux Conseiller qu'Adaryn ne voulait pas discuter ce matin. Ehann ne le vit pas de cet œil cependant, puisqu'il engagea une conversation avec le rouquin face à lui. Ils parlèrent vivement et rirent, comme à leur habitude. Adaryn ne leur prêta pas grande attention, plongé dans ses pensées et trop occupé à grogner intérieurement pour leur accorder ne serait-ce qu'une once de concentration. Il ne s'écoula alors pas cinq minutes avant qu'Azriel se ratatine contre la fenêtre, posant discrètement ses mains sur ses oreilles. Il se focalisa sur ce qu'il vit au dehors, tentant d'ignorer la discussion trop gaie et vive pour lui de si bonne heure.

Malheureusement, le rire d'Ehann portait loin et le dérangeait grandement. Il se prépara alors à un mal de crâne, à une crue de la rivière, stimulée trop vivement si tôt dans la journée. Il ferma les paupières et compta ses respirations pour se distraire, pour réguler ce torrent en lui qu'il ne maitrisait pas. Puis tout s'évapora ; un simple geste effaça le monde autour de lui et l'enferma dans une bulle de silence, dans un kiosque imaginaire. Il rouvrit les yeux et fixa longuement la main d'Adaryn sur son genou, son pouce qui traçait de faibles cercles sur le tissu de son pantalon. Il reporta ensuite son regard sur son visage mais ne vit que son profil. Têtu. Azriel esquissa un sourire malicieux.

Le noiraud observait le paysage, la tête en appui sur la paume de sa main libre. Il était assis en face du bleuet avec nonchalance, légèrement penché vers l'avant pour toucher son genou. Sa position criait le fait qu'il ne voulait pas être là, aussi, ses doigts fins sur la jambe d'Azriel contrastaient totalement avec ce personnage froid et déjà énervé à peine le soleil levé. Il semblait buté, bien décidé fuir encore un peu leurs interractions, et pourtant incapable de résister à la détresse du blond face à lui. Azriel se laissa sourire, amusé par ce personnage borné, d'apparence trop arrogant, obstiné ou insensible ; il lui sembla que son pauvre cœur fondit davantage devant la tendresse qui émanait du noiraud, face à cette partie plus secrète de sa personne. Il aurait pu jurer que sous sa couronne, au cœur même du brasier qui l'animait, se cachait un être mille fois plus doux, mille fois moins explosif.

— Azriel ?

— Hein ?

— Tu te rappelles le nom de notre professeur, petits ?

— Tu m'en demandes trop si tôt... Reviens dans une ou deux heures quand j'serai réveillé...

Le roux pouffa face au langage d'Azriel et ce dernier fit la moue, bientôt concentré à nouveau sur les gestes d'Adaryn. Le noiraud n'avait pas lâché la vitre des yeux une seule seconde, aussi, Azriel l'observa sans craindre de croiser son regard. Il se perdit dans ses pensées, apaisé par le contact du monarque sur son genou. Il se laissa dériver loin, si bien qu'une demi-heure plus tard, il retomba dans les bras de Somnus pour finir sa nuit.

Lorsqu'il rouvrit les yeux après que Lyan eut caressé gentiment ses cheveux pour le réveiller, les huit jeunes hommes se retrouvèrent tous dans une prairie. De nombreux villages se dessinaient à l'horizon et le murmure du fleuve Eosos s'entendait au loin. Ils mangèrent dans la bonne humeur, profitant du paysage de la Première Dynastie. Ils se trouvaient désormais assez loin des paysages montagneux, au milieu de champs de moins en moins pentus, quoi que toujours drôlement inclinés. Des tonnes de couleurs se confondaient autour du sentier : lavande, blé, avoine, coquelicots...

Des agriculteurs sillonnaient leurs terres avec leurs chevaux de traie, quelques moutons et brebis gambadaient çà et là. L'air était bien moins frais qu'à Imperium, le soleil réchauffait les corps et peu de nuages osaient troubler son règne. Un vent frais soufflait tout de même, provenant des montagnes et du Nord-est. Le fleuve Eosos n'aidait pas à le réchauffer : l'étendue d'eau s'étirait sur une soixantaine de mètres de large, presque la moitié de profondeur. Il tirait sa source dans les montagnes enneigées de la Puissance et filait se jeter dans le gigantesque fleuve Filedis. Ce dernier prenait naissance au Nord-est, chez les Hiems, dans l'Océan Ortus. Il était la frontière entre la Puissance et la Logique, puis, plus au Sud, celle de l'Humilité et du Courage. Sa confluence avec le fleuve Eosos avait lieu vers le centre d'Alasia, non loin de la Terre Blanche ; les voyageurs devaient ainsi passer deux ponts pour atteindre leur destination.

Ils ne trainèrent donc pas bien longtemps et remontèrent dans leurs véhicules. Cette fois-ci cependant, le Roi ne se réinstalla pas face au bleuet. Il se posta à ses côtés, sur sa gauche, sans pour autant daigner lui lancer un seul regard. Il répondit – avec bien plus d'amabilité qu'envers Lyan – à ses quelques questions sur leur temps de route mais fut catégorique dans ses gestes : il ne croiserait pas ses yeux et ne regarderait pas son visage.

Cette obstination fit rire le plus jeune mais il ne fit rien remarquer, déjà trop occupé à tenter d'ignorer la nouvelle discussion d'Ehann et Lyan. Il ne comprenait pas réellement pourquoi Adaryn, si taciturne, avait délibérément choisi de faire monter dans leur carrosse ces deux pipelettes, alors même qu'il aurait pu y installer Mendel et Alden, beaucoup moins bavards. Puis, quelques heures plus tard, lorsque les frontières de la Logique furent passées, l'évidence le frappa.

— Mais oui, c'était génial. J'adorais étudier ce genre de... Attendez, Ehann, excusez-moi. Azriel ? Azriel, doucement. Là, détends-toi. Respire.

Lyan décrocha complètement et brusquement de sa conversation avec le Général pour attraper les mains de son meilleur ami. Il lui intima de reprendre son souffle, tentant de calmer les tremblements nerveux qui secouaient ses jambes. Adaryn l'avait fait monter avec eux pour cette raison. Il avait conscience du lien qui unissait les deux jeunes hommes, il savait qu'ils étaient chacun le soutien le plus important de l'autre, tout comme il avait connaissance de la crainte qu'éprouvait le blond vis-à-vis du bal. Futé. Attentionné, surtout.

— Je... désolé.

— Ne t'excuse pas, s'il te plait.

Azriel hocha la tête et inspira un grand coup. Il s'enfonça dans le fond de la banquette, laissant sa jambe gauche tressauter inconsciemment. Inconsciemment jusqu'à ce que la main d'Adaryn ne vienne s'y poser une seconde fois, reprenant ses petits dessins sur le tissu de son pantalon, au niveau de son genou. Lyan nota ce geste et réprima un sourire, plutôt étonné par le fait que le faux Prince ne bougeait plus. Il était à nouveau concentré sur le paysage sans plus que son corps ne tremble comme une feuille. Il était toujours anxieux mais ses muscles s'étaient détendus, apaisés. Adaryn semblait avoir des pouvoirs, son toucher possédait le don d'apaiser le plus jeune à une vitesse ahurissante.

— Oh, regardez, on voit la ville.

La remarque d'Ehann fit se tourner les autres vers la vitre et seul Adaryn garda le visage vers l'opposé, perdu dans ses pensées. Lyan colla son nez contre la fenêtre, émerveillé par la cité qui se dressait au loin. Ce n'était pas la capitale de la Logique, simplement la cité qui abritait le second château du Roi. L'endroit n'en était pas moins majestueux pour autant. Adaryn les ramena tout de même à la réalité dans un murmure sérieux, d'un ton sans appel.

— Une fois sur place, restez toujours avec Frewen ou Hywell. Alden restera avec vous et je suppose qu'Ehann fera son possible aussi. Mais ne restez jamais seuls.

Lyan et Azriel hochèrent la tête et le plus vieux des deux commença à trépigner d'impatience, laissant son débit de parole augmenter davantage, émerveillé. Son excitation fut contagieuse puisque le Général lui répondit avec le sourire, emballé par les dizaines de faits étonnants que le roux exposa – il récitait avec passion les nombreux livres d'histoire qu'il avait lu au sujet de la Logique. Ehann absorba toutes ces nouvelles informations, fasciné par les milliards de choses qui tapissaient l'esprit de Lyan.

De l'autre côté du carrosse, Azriel se mit à grimacer. Il avait beau adorer son ainé, il n'était pas en état pour cette décharge de mots, ce flux incessant de bruit. Il n'eut néanmoins pas le temps de s'empêtrer dans son angoisse que la paume du Roi remonta lentement sur sa jambe, glissant doucement jusqu'au bas de sa cuisse. Azriel lui jeta un regard curieux et fut surpris de croiser enfin ses yeux. Il n'eut pas le temps de dire quoi que ce soit que le noiraud se pencha doucement vers lui pour chuchoter quelques mots tout près de son oreille.

— Surtout vous. Pas une seule seconde seul, c'est compris ?

— Compris.

— Le Roi Logique va sûrement me retenir un moment, mais quoi qu'il arrive, venez me trouver si besoin.

— Si besoin ?

Adaryn s'écarta et tapota discrètement sa tempe. Le blond comprit tout de suite qu'il faisait référence à la rivière de ses pensées et ne put que lui offrir un grand sourire, touché par ses mots et ses attentions. Seulement, son expression douce et heureuse se fana rapidement lorsque le carrosse se stoppa devant un immense palais. Décoré d'or, d'ornements, de tours, et de toutes autres sortes de richesses, il était bien plus sophistiqué et raffiné que celui de la Puissance. Pourtant, Azriel ne l'apprécia pas autant. Il y avait trop de dorures, trop de fioritures, trop de faux-semblants. Trop. Le comble était sans doute le fait que ce n'était qu'un palais secondaire et non pas le palais royal de la capitale...

— Vous êtes prêts ?

Alden hocha la tête à la demande de Mendel, une fois qu'ils furent tous descendus de leurs véhicules, puis il se glissa derrière ses deux petits cannetons. Il posa une main douce et réconfortante sur l'épaule du faux Prince et ce dernier se surprit lui-même à reculer pour tenter de s'accrocher à sa maman canard. Le rouge le remarqua et tapota gentiment le haut de son crâne, passant son autre bras autour de ses épaules.

— Je suis là quoi qu'il arrive. Si vous avez besoin de sortir, de prendre l'air ou de quoi que ce soit, n'hésitez pas, d'accord ?

— Merci Alden. Merci, beaucoup...

— Il n'y a pas de quoi, Majesté.

Hywell se posta aux côtés d'Ehann, Frewen à l'autre bout. Ainsi, ils encadrèrent les six jeunes hommes et veillèrent à leur sécurité. Azriel se retrouva bientôt entre Alden et Lyan, se sentant protégé par eux, apte à entrer dans cette salle de bal qui semblait déjà regorger de centaines de personnes. Puis, subitement, le rouge fit un pas vers l'arrière et son caneton se crispa. Il se tourna, inquiet, ne comprenant pas pourquoi son principal soutien se dérobait à lui. Il n'eut pas le temps de se questionner que corps entier frissonna, renversé par quelque chose de bien trop plaisant, un fruit de l'interdit qu'il n'aurait pas dû apprécier autant.

En tant que Prince, il fut contraint d'effectuer un pas de plus que tout le monde. Il ne fit pas en toute conscience : quelque chose l'y poussa gentiment. Quelque chose qui brûla son corps entier d'une façon qui fut bien trop agréable. Dangereusement agréable.

Un bras enlaçait fermement sa taille, il assimila l'information à l'instant où son être entier chuta dans les flammes. Lorsque les centaines de nobles présents se tournèrent vers les nouveaux venus, il comprit également que la manche violette autour de lui n'avait pas l'air décidée à le lâcher une seule seconde. Puis, quand son cœur fou dérailla, que ses oreilles implosèrent face à tout le bruit dans la salle, alors son cerveau assembla enfin toutes les pièces du puzzle : le brasier apaisait la rivière, le secret préservait le mystère. Le roi protégeait son fou. Ironique.

— Le Roi Oriens, monarque de la Première, ainsi que le Prince Orbis, héritier de la Sixième.

Le blond jeta un regard en coin vers le garde qui venait de crier leurs identités dans toute la salle puis, inconsciemment, vint triturer le bas de sa chemise. Tout le monde l'observa, le dévisagea. Il vit des femmes le fixer avec attention, des hommes le détailler avec de mauvaises lueurs dans le regard. Certaines personnes l'effrayèrent tant elles semblèrent vouloir le dévorer, d'autres lui broyèrent les tympans en riant trop fort. Pourtant, il ne fit rien remarquer.

Lyan avait l'air comblé, excité au possible. Azriel ne pouvait pas se permettre de faire une scène si tôt. À dire vrai, il n'était pas effrayé. Plus maintenant. Autour de lui tournoyaient à nouveau ces flammes si rassurantes, ce brasier ardent et impétueux. Il bloquait le poids des regards, il empêchait les autres de venir jusqu'à lui. Le blond était au cœur de l'incendie Oriens, protégé en sein. Les flammes se dressaient à ses pieds et se tenaient prêtes à anéantir quiconque aurait l'impudence de défier le Roi Puissance. Adaryn Oriens brûlait pour lui et rien ni personne ne semblait en mesure de pouvoir l'arrêter.

— Ah ! Mes amis ! Bienvenue !

Azriel pinça les lèvres, corrigeant ses pensées précédentes. Dives Enwyld ne pourrait pas transpercer le mur de flammes érigé par le noiraud, cependant pourrait-il peut-être l'affaiblir assez pour toucher la fleur délicate en son cœur... Adaryn n'était pas invincible. L'homme aux yeux d'argent savait comment ronger ses nerfs et torturer sa patience. Vicieux.

Lyan s'inclina le premier pour saluer le Roi Logique, et le bleuet l'imita aussitôt, plaçant respectueusement ses deux mains derrière son dos pour montrer son respect à l'homme couronné de bleu. Ce dernier les gratifia du salut de sa Dynastie en retour, puis il se tourna vers le Roi Puissance. Ce dernier ne se donna même pas la peine de s'incliner, ni même de le regarder : il ne s'encombrait pas avec les politesses et se fichait ouvertement du fait que son manque de réaction soit jugé comme un affront. Pire encore, il ignora royalement le souverain Enwyld pour ne se concentrer que sur le blond à ses côtés.

— Azriel.

Alors que le blond commençait à s'agiter, Adaryn le força délicatement à le regarder. Avec précaution, il attrapa son menton comme il aimait tant le faire. Leurs yeux ne se cherchèrent pas une seconde, se trouvant comme par automatisme. L'ainé esquissa alors un léger rictus malicieux, arrogant, celui-là même qui lui allait sans doute un peu trop bien, maintenant. Azriel croulait toujours plus dans les eaux du prohibé, fou de ce qu'il y trouvait.

— N'ayez pas peur, mh ? Ignorez-les, tous autant qu'ils soient. Je suis là, et le premier qui osera vous importuner aura affaire à moi.

Sa main libre vint dégager une mèche blonde du front du Prince factice, puis il se pencha de nouveau. Azriel crut un instant que le temps s'était arrêté rien que pour eux, pour que les derniers mots du Roi aient tout le loisir de faire délirer son cœur sans être dérangés, pour que le souffle de sa voix s'envole jusqu'à ses oreilles afin de le rassurer entièrement sur cette soirée à venir.

— Je ne laisserai personne toucher à mon bleuet.

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J'AI TROP HÂTE J'AIME TEEELLEMENT LA PARTIE DU BAAAAL AAAAAH :D

à tout bientôt hehehe <33

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