Chapitre 22


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Après le diner, Azriel et Lyan filèrent sur le toit, emmitouflés dans des couvertures qu'ils trainèrent de leurs chambres jusque sur leur petit perchoir. Frewen se posta dans un coin, un livre et une chandelle en main, les laissant se blottir l'un contre l'autre sans envahir leur espace personnel. Les deux garçons observèrent le ciel en silence de longues minutes, jusqu'à ce qu'Azriel ne chuchote quelques mots qui brisèrent le silence.

— Je croyais qu'on devait se faire discrets. Pourquoi tu as accepté d'aller à un bal ?

— Je... c'était idiot de ma part, je suis désolé Azriel. Je regrette sincèrement d'avoir cédé. Je crois que j'ai été séduit par l'idée de goûter à des plaisirs qui nous ont toujours été refusés. C'est futile, j'en ai conscience, mais tout est tellement plus impressionnant, ici. J'ai l'impression qu'on... comment dire ça ?

— Qu'on commence enfin à vivre. On peut réellement exister sans craindre de ne rien manger le lendemain, sans redouter que le peuple vienne retourner le château. On commence à vivre après avoir passé des années à survivre.

— Exactement... Je sais que c'était une décision idiote mais de toute façon, je suis sûr qu'avec ou sans bal, ça ne changera rien à la finalité. On est déjà fichus.

— Pas faux...

Le blond se laissa glisser sur son compagnon, posant sa tête sur ses genoux, les yeux toujours accrochés au ciel. Un long silence plana, le temps pour eux de réaliser qu'ils couraient droit vers leur propre perte. Droit vers un mur, un impact duquel ils ne pourraient pas se relever indemnes.

— Il faut juste qu'on ne croise jamais le Gardien Nawfall Sophos. Il doit connaître trop bien Adaryn pour croire à notre mensonge.

— Mendel et Alden aussi, ils ont été élevés avec lui...

— Ah. De toute façon le plan est déjà bien trop bancal. Rien ne va marcher, tout va se retourner contre nous et je vais briser Adaryn pour rien.

Le rouquin vint lui caresser tendrement les cheveux, compatissant, cherchant un sujet plus calme qui leur permettrait de passer la soirée et d'aller se coucher le cœur léger. Il ne pouvait pas se résoudre à laisser son meilleur ami se torturer l'esprit, aussi, il changea radicalement la direction de leur conversation.

— Tu penses que c'est comment un bal ?

— Aucune idée, mais ça ne m'emballe pas plus que ça, si j'peux me permettre le jeu de mot. Surtout s'il y a des centaines de gens et que c'est trop bruyant. Cela étant, tu peux aimer ça, ne te prive pas pour moi, hein ? Je resterai probablement seul dans un coin, mais je veux que tu t'amuses si c'est ce dont tu as envie. Tu le mérites, Lyan. En plus, t'as l'air de bien t'entendre avec le Général Lucis, alors fonce. Puis, autant profiter de nos vies tant qu'on le peut encore...

— Merci, Azriel.

Le cadet haussa les épaules avant de décrocher soudainement de la réalité, fixant le vide et songeant à toutes sortes de choses qui n'avaient aucun lien avec la conversation actuelle. Il revint à lui une bonne trentaine de secondes plus tard, tiré de ses rêveries par son ainé qui, de son côté, continua de cogiter sur le bal.

— J'ai peur qu'on ait l'air de faire tache avec nos habits, tu ne crois pas ? On est loin d'avoir des accoutrements aussi jolis que les gens de la Deuxième...

— Si ça ne tenait qu'à moi, j'irais en pyjama, mais il me semble qu'Alden a prévu une tenue. Il en a une pour toi aussi, j'crois. Ça ne m'enchante pas vraiment, mais je vais faire un effort, je suppose. Mais tout devrait bien se passer puisque le Roi et toi serez là. Puis Frewen, Hywell et le Général Lucis, aussi.

— Bien sûr, je ne te laisserais pas si ça ne va pas.

— Je t'ai dit de ne pas t'en faire pour moi. Si ça ne va pas, j'irais prendre l'air et je demanderais à Frewen de rester avec moi. Je préfère que tu profites, d'accord ?

Après ça, plus rien ne fut échangé et ils décidèrent donc de rentrer pour rejoindre leurs lits. Lyan se laissa gagner par le sommeil rapidement, tandis qu'Azriel se mit à fixer son plafond un long moment, sa peluche fétiche posée à ses côtés sur l'oreiller. Il appréhendait véritablement cette soirée. D'abord parce qu'elle avait lieu chez le Roi Enwyld, homme que son corps rejetait d'une puissance monstrueuse, mais surtout parce qu'être entouré de centaines de personnes représentait une épreuve pour lui. Puis il songea au bruit constant que ces gens allaient engendrer, à toute l'attention qui s'abattrait sur lui...

— Flûte...

Il se tourna, fermant les yeux, essayant d'attraper son cher Somnus pour se glisser dans ses bras. Seulement, ce dernier ne semblait pas décidé à l'accueillir ; il fuyait, courant toujours plus loin en laissant derrière lui de nombreuses inquiétudes, des mots lancinants qui ne faisaient qu'augmenter le flux de la rivière, qui ne faisaient qu'angoisser davantage le jeune homme qui, seul au milieu de ses draps, ne sut pas à quoi s'accrocher.

Il se leva donc, filant vers la fenêtre et observant le ciel. Il soupira longuement, comprenant qu'il n'allait pas s'endormir avant un long moment, puis tenta de s'occuper l'esprit pour sortir toutes ces pensées de sa tête. Il s'écoula alors une heure durant laquelle il s'amusa à tenter de nommer toutes les étoiles, trouvant même Adhara, Seiros et Elnath dans les cieux. Il essaya de se recoucher par la suite, seulement le même schéma se reproduisit.

Chaque fois que son cerveau lui intimait de dormir, ses pensées revenaient à la charge et une autre peur envahissait son cœur : et s'il ne parvenait pas à s'endormir avant qu'Alden vienne le réveiller ? Comment pourrait-il tenir debout toute la journée sans dormir ? Non, non, il fallait qu'il dorme. Dormir, dormir, dormir, dormir. Le mot résonnait dans sa tête mais ne faisait qu'éveiller davantage son cerveau. Il regarda Somnus s'enfuir toujours plus loin, ne se retournant vers lui que pour lui cracher des mots effrayants à la figure, pour faire battre son cœur trop vite, trembler son corps trop fort. En sueur et fébrile, il se redressa donc, restant assis au milieu de son lit. Il ne pourrait pas dormir cette nuit, l'évidence le frappa. Alors que faire ? Attendre que les heures passent ? Pleurer devant Alden ? Filer en douce au kiosque ?

Il écarquilla les yeux et regarda l'heure. Il pesta silencieusement en voyant l'aiguille devant le quatre ; réveiller Adaryn à cette heure lui semblait impossible. Le souverain avait besoin de sommeil aussi, et Azriel se douta qu'apparaitre dans sa chambre comme une fleur en lui demandant de sortir n'allait pas l'enchanter. Pourtant il en était certain : son insomnie ne pourrait être soignée que par le calme et la paix du kiosque, par les bleuets rassurants et les étoiles bienveillantes. Mais le noiraud lui avait interdit d'y aller seul...

— Flûte de zut...

Dans un lourd soupir, le blond se laissa retomber vers l'arrière, étalé sur le matelas comme une étoile de mer. Il fit la moue, frottant ses yeux fatigués, puis se leva d'un bond, lassé d'attendre. Il enfila deux vestes et quitta sa chambre sur la pointe des pieds. Dans les escaliers, il manqua de trébucher à cause du peu de lumière éclairant son trajet, mais il parvint à sortir dans les jardins en un seul morceau. Il passa le portail de la forêt sans crainte, puis longea le grillage. Devant la barrière d'orties, il s'arrêta et bifurqua vers le cœur de l'endroit, visant les bleuets que Frewen lui avait refusés lors de leur première venue ici.

Lorsqu'il les vit, il se mit à sourire, éclairé par la lumière de la lune qui perçait entre les feuilles des arbres. Il se laissa tomber doucement sur le sol, assis en tailleur au milieu des fleurs bleues, puis souffla lentement, plus calme qu'avant. Il ne disposait peut-être pas de la sérénité du kiosque, ni même de ses grandes pierres rassurantes, toutefois il possédait au moins les bleuets. Même si la forêt l'effrayait, là, alors qu'il se trouvait seul dans le noir, il se rassura en se disant qu'il n'était pas loin du sentier et qu'il pourrait rentrer vite au moindre bruit suspect.

Il se rendit tout de même compte qu'on lui avait formellement interdit de venir sans surveillance hors du chemin, aussi il se mordilla la lèvre inférieure, inquiet. Il chassa tant bien que mal cette constatation de son esprit, décidé à trouver le sommeil en se rassurant avec les bleuets. Il les observa donc, bien que ce fut compliqué en pleine nuit. Le temps lui parut plus léger, plus doux. Il ne sut pas combien de minutes s'écoulèrent avant que son cœur ne s'apaise, que la rivière ne se calme un peu.

Il se sentit flotter dans les méandres de sa conscience, porté par la douce fragrance des bleuets. Il garda les paupières closes, comptant ses respirations et les faisant s'allonger toujours plus. Il lui sembla un instant que le temps avait arrêté sa course pour lui, que la nuit lui accordait un moment de calme, de répit. Il quitta sa fausse couronne, il se défit de sa fausse identité : il n'exista plus que sous son véritable nom pour quelques instants. Il ne fut plus qu'Azriel Caelum, un jeune homme à l'esprit atypique et au cœur aussi doré que ses yeux. Il se laissa sourire, sentant les bleuets l'enlacer alors qu'il s'allongeait dans l'herbe, choyé par ces plantes bleues.

Il n'était certes pas si serein qu'au kiosque, mais cela lui suffirait pour dormir un peu. Ses yeux s'étaient déjà fermés, lourds, épuisés. Il aurait pu se laisser aller et s'endormir là, loin de toutes les responsabilités qui pesaient sur toutes ses épaules. En une fraction de secondes, cependant, tout son corps s'affola lorsque le sol s'éloigna de lui. Ou plutôt, lorsqu'on le porta loin de ce dernier. Il n'eut que le temps de lâcher un cri ridicule avant que la personne qui l'avait arraché aux bleuets ne le fasse basculer légèrement, le portant ainsi plus confortablement. Ainsi, il reconnut enfin celui qui tentait de lui causer un arrêt cardiaque et soupira de soulagement.

— Vous m'avez fait peur...

— Pourquoi êtes-vous ici en pleine nuit ?

— Je peux vous poser la même question.

— Même à quatre heures du matin vous ne savez pas faire taire votre curiosité, mh ?

— Visiblement, non.

Devant le sourire malicieux du plus jeune, Adaryn pouffa légèrement. Il se mit ensuite en route vers le kiosque, ne laissant pas le blond marcher une seule seconde. Une fois dans leur petit endroit de calme, il le déposa à même le sol, au milieu des bleuets.

— La prochaine fois, réveillez-moi, Azriel. Ne venez jamais seul dans la forêt, surtout pas en pleine nuit. Je vous l'ai déjà dit.

— C'est vraiment dangereux ?

— Non, pas réellement. Je n'aime juste pas vous savoir vulnérable dans le noir. Qui sait quel fou pourrait roder dans le coin ? On n'est jamais à l'abri de rien et même si la possibilité que quelqu'un de malveillant entre ici est faible, il ne faut pas la négliger. Les idées les plus folles et les moins tangibles sont souvent les plus dangereuses et celles qui se réalisent.

Après ces mots, Azriel se demanda comment, en songeant si bien, Adaryn n'avait pas pensé à vérifier l'intérieur du château. Il s'inquiétait d'une attaque extérieure du Roi Sensibilité mais ne pensait pas à observer l'idée que la menace puisse venir d'ailleurs...

— Pourquoi vous ne dormez pas ?

— Je vous ai entendu sortir de votre chambre.

— Désolé, je ne voulais pas vous réveiller...

— Vous auriez dû, Azriel.

Ils se fixèrent, la pleine lune projetant toute sa lumière sur eux. Leurs yeux brillèrent d'une tout autre intensité dans le noir de la nuit. Ceux d'Adaryn ne brûlaient pas de la même manière qu'à son habitude, un sérieux insolite y régnait. Il était en agacé. Azriel le réalisa à cet instant. Il était en colère mais tentait de ne pas le faire paraitre ; ses bras étaient croisés, et sa tête légèrement inclinée, retenant un craquement nerveux de son cou. Contrarié. Il était sincèrement contrarié. Ce point précis le fit tiquer : il existait une nuance entre un Adaryn énervé, et un Adaryn contrarié. Le premier autorisait les jeux et les provocations, le deuxième était aussi froid qu'une tombe et s'opposait à toute forme d'affront. Azriel frissonna, comprenant qu'il avait été trop loin. Il s'en voulut aussitôt.

— Désolé... Je le ferai, la prochaine fois, c'est promis...

Le faux Prince baissa la tête, honteux. Fatigué comme il l'était, il ne fut même pas étonné qu'une envie violente de pleurer le prenne. Il réprima ses larmes tant bien que mal, pinçant les lèvres. Il ne voulait pas vexer le Roi, il ne voulait pas le voir agacé, il ne voulait pas le décevoir non plus. Il ne désirait qu'admirer son sourire malicieux, les flammes dans son regard et sa bonne humeur. Il voulait le voir heureux, joueur, impulsif, actif, puissant, mais pas contrarié. Surtout pas à cause de lui. Cette vision lui fit étrangement mal au cœur, beaucoup plus mal qu'il ne l'aurait fallu. Elle fut ironique, aussi. Comment pourrait-il le briser si cette simple erreur anodine broyait déjà son cœur ? Comment pourrait-il lui planter un couteau dans le dos s'il était incapable d'observer cette minuscule, infime lueur de déception dans le regard d'Adaryn ?

— Azriel, tout va bien, maintenant.

Ses yeux humides mirent quelques secondes avant d'oser rencontrer ceux du Roi. Adaryn lui offrit alors un fin sourire apaisant, rassurant, puis il glissa une main sur sa joue, tentant de le consoler sans rien dire. Azriel comprit ses gestes et ses paupières se fermèrent. La paume du noiraud sur son visage lui offrit enfin le point d'ancrage dont il avait besoin depuis quelques heures, aussi, il se mit à sourire doucement, ignorant qu'en face de lui, le noiraud peinait à ne fixer que ses yeux.

Le Roi l'observait, forçant son regard à ne pas descendre plus bas que son nez. Finalement, lorsqu'il se rendit compte qu'il ne parvenait pas à lutter contre lui-même, il attrapa vivement la main du plus jeune et l'attira vers lui. En le capturant entre ses bras, le maintenant tout contre son torse, Adaryn empêcha ainsi ses yeux de tomber à un endroit qu'il ne voulait pas regarder, bien trop effrayé par ce qui pourrait en découler. Il fixa donc les bleuets, entrant en conflit avec ses envies et ses principes, puis fronça les sourcils en se rendant compte que l'être entre ses bras semblait frigorifié.

— Azriel, vous êtes congelé. Pourquoi n'avez-vous pas mis plus de vêtements ?

— Vous n'êtes pas bien plus couvert que moi, je vous signale...

— J'ai l'habitude du froid. Pas vous. Venez là, vous devez vous couvrir.

— J'veux pas rentrer au château, s'il vous plait... Là-bas j'dois être quelqu'un que j'suis pas, j'suis trop fatigué pour ça...

Azriel ne se rendit pas compte de ses mots, épuisé. Adaryn ne répondit rien, visiblement lui aussi trop fatigué pour réfléchir. Il se leva simplement sans un bruit et entraina le plus jeune avec lui. Il le porta jusqu'au kiosque et l'allongea sur la balancelle avant de sortir deux couvertures de son coffre. Il l'emmitoufla ensuite en-dessous, veillant à ce qu'aucune partie de son corps n'en dépasse excepté son visage.

— Là. Restez sagement sous les couettes, mh ?

— Vous n'avez pas froid, vous ?

Le noiraud secoua la tête en venant s'assoir sur le sol. Tout comme la fois précédente, il appuya ses avant-bras sur les coussins de la balancelle, posant ensuite son menton dessus, en face du visage du blond. Il l'observa un instant, puis songea à répondre.

— Non. Mais vous devriez dormir, Azriel. Il est tard.

— Vous aussi. Puis pourquoi vous m'avez suivi ? Et comment vous avez fait pour m'entendre sortir de ma...

— Si vous voulez user votre salive plus pertinemment, expliquez-moi plutôt pourquoi vous avez quitté votre chambre.

— Je... j'arrivais pas à dormir. J'ai voulu venir au kiosque mais vous m'avez interdit d'y venir seul alors... je me suis dit que venir voir les bleuets dans la forêt, ça m'aiderait peut-être. Le kiosque est à vous, je m'en serais trop voulu si j'y étais venu seul. C'est votre jardin secret.

— Sentez-vous libre de venir au kiosque quand bon vous semble, même sans moi.

— Vraiment ?

— Mh. Mais pour le trajet, je veux que vous me préveniez, Azriel. Même si je ne doute pas que vous connaissez le chemin, le risque que vous puissiez vous perdre existe encore. Et puis, la nature est Reine, ici. Si elle décide qu'elle ne veut pas de vous en son sein, je doute que vous puissiez faire face à tous les animaux qui se cachent dans les moindres recoins.

— Mais le kiosque est à vous, je ne vais pas vous déranger pour le trajet et vous mettre à la porte alors que c'est votre jardin secret.

— Je m'en fiche. J'ai profité de l'endroit toute ma vie, je pense qu'il est grand temps d'y faire pousser de nouvelles fleurs.

Azriel ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit. Il n'aurait su dire pourquoi ces phrases lui semblèrent d'une importance capitale, pourquoi cette autorisation marqua implicitement quelque chose d'important dans la rédemption du Roi Puissance face à cet imposteur. Azriel Orbis. Orbis, ce Prince factice qui n'avait que pour but de briser le cœur d'un innocent, de lui broyer l'âme et de lui planter un couteau dans le dos. Perfide.

— Qu'est-ce qui vous préoccupe au point de ne pas trouver le sommeil ?

Azriel souhaita répondre un millier de choses, à commencer par la mission qui l'attendait dehors, à l'extérieur du kiosque. Il se tut cependant, ne voulant pas risquer de faire rentrer dans ce lieu si paisible un tel chaos. Plus rien n'existait ici, il était en paix, protégé et loin de tout danger. Il décida donc de citer sa deuxième plus grande préoccupation.

— Le... bal.

Adaryn fronça les sourcils et fit la grimace. Il leva ensuite les yeux au ciel en se remémorant les déblatérations de Dives Enwyld, puis posa une main douce dans les cheveux du plus jeune. Il s'amusa avec ses mèches quelques secondes puis murmurera :

— Si vous ne voulez pas y aller, n'y allez pas, Azriel. Vous ne serez pas seul ici. Je n'ai pas grande envie d'y aller non plus, si vous restez je reste.

— Je dois y aller pour Lyan. Si je reste ici, il restera aussi parce qu'il ne voudra pas y aller sans moi. Il ne pourra pas y aller sans culpabiliser. Je veux qu'il puisse profiter, il a l'air heureux d'assister à un bal...

— Vous vous sacrifiez toujours pour ceux que vous aimez. N'allez-vous pas vous perdre ainsi, Azriel ?

— Plutôt me perdre que de faire perdre les autres.

— Et pourquoi ne pas vivre et gagner pour vous ? C'est beau ce que vous dites, mais je doute que Lyan vous rende un jour la pareille. Pas à ce point, du moins.

— Qu'est-ce que vous dites ? Lyan est mon meilleur ami, il me rendrait la pareille.

— Écoutez-moi deux secondes avant de grogner, non ? Lyan a bien vu votre aversion pour le Roi Logique et pourtant, il vous entraine au bal malgré tout. Ne se serait-il pas sacrifié et n'aurait-il pas abandonné l'idée s'il vous rendait réellement la pareille ? N'aurait-il pas accepté de s'y rendre seul ?

— C'est... Qu'est-ce que vous voulez dire ?

— Vous plier en quatre pour tout le monde ne sert à rien, Azriel. Le monde est un endroit cruel ou personne ne vous rendra jamais avec tant de force ces sacrifices. Pire, ils en profiteront. Ils vous utiliseront jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de vous.

— Lyan ne me ferait jamais ça.

— Ce n'est pas ce que je dis. Il tient à vous, c'est indéniable. Il vous aime, tout comme vous l'aimez. Mais à la différence de vous, il pense à lui. Il ne fait pas passer toutes ses envies après celles des autres. Vous, oui. Vous, vous vous taisez pour laisser les autres parler. Vous vous effacez pour les laisser exister. Vous disparaissez pour laisser les autres briller.

— Comment j'pourrais faire autrement ? On m'a toujours appris à faire ça, à me plier, on m'a toujours dit que j'étais inférieur à...

Azriel se stoppa, comprenant qu'il était sur le point de faire une énième bêtise. Si son enfance s'était résumée à la phrase : « Tu es inférieur à Lyan, tu n'es rien », il ne pouvait décemment pas le dire au Roi, puisqu'un réel Prince n'aurait jamais eu à encaisser de pareils mots. Lyan avait toujours été choyé et, bien que traité parfois comme un objet à cause de son intelligence, il avait connaissance de sa valeur et savait qu'il était important. Il avait appris à asseoir son autorité, à faire passer ses envies avant celles des autres pour son bien-être, tout en sachant se montrer généreux. Il avait trouvé un juste milieu entre ses intérêts et ceux d'autrui.

Même si Lyan était attentionné, il ne s'effaçait jamais pour plaire ou satisfaire. Il vivait pleinement et savait quoi faire pour son propre bien. Il savait être charitable, il savait faire preuve d'empathie et songeait toujours au bien des personnes qui l'entouraient. Néanmoins, jamais il ne choisissait les autres au détriment de son bonheur ; il était la priorité de sa propre vie et savait se préserver sans jamais s'écraser. Il était le contraire du blond qui, lui, ne savait que se plier aux exigences et envies des autres. Il avait été élevé ainsi, en tant que vulgaire pantin. Il n'était même pas certain de savoir comment faire passer ses envies au premier plan, comment devenir le personnage principal de sa propre existence.

— Inférieur à qui ?

— Aux... autres Princes. On m'a toujours dit que par rapport aux autres, je ne valais rien et qu'il serait plus judicieux de me taire, de me faire tout petit, et de laisser ceux qui ont le droit et l'opportunité de briller de le faire. Et puis, Lyan est tout ce que je ne suis pas. Il a toujours été... parfait. Il a toujours tout réussi du premier coup, là où j'ai toujours échoué. Le château entier le préfère lui et... considère que j'suis qu'un raté. Souvent, ils accusent ma mère de m'avoir trop materné quand j'étais petit. Il est le prodige et moi j'suis juste son ombre. C'est tout. Il est... il est tout ce que je ne pourrais jamais être.

Même s'il mentait, il insuffla une grande part de vérité dans ses mots. Prince ou non, on lui avait toujours dit que son existence n'était que poussière, qu'il n'était qu'un minable sans aucun pouvoir. Quand bien même aimait-il Lyan de tout son cœur, la compétition et les nombreuses comparaisons qu'avaient instauré les adultes entre eux avait laissé des marques indélébiles.

— Je vois. Si je peux vous rassurer, sachez qu'il en était de même avec Mendel.

— Vraiment ? Vos parents vous ont comparé à votre Conseiller ?

— Mh. Mon père, surtout. À ses yeux, Mendel était le prodige qu'il aurait aimé avoir. J'étais nul à l'école alors qu'il excellait. J'étais turbulent alors qu'il était sage, calme et discret. Il est tout ce que je ne suis pas, et ce que mes parents auraient rêvé que je sois. On a souvent été mis en compétition, et j'ai longtemps cru que je devais l'imiter et être aussi parfait que lui pour être légitime, pour avoir le droit d'exister. Mais les choses ne fonctionnent pas comme ça, Azriel. Deux humains ne peuvent pas être comparés de la sorte, pour la simple et bonne raison que nous sommes tous différents. Ce serait comparer une rose à un pissenlit, ça n'a aucun intérêt.

— Comment est-ce que vos parents ont fait pour vous faire croire ça ?

— Longue histoire. Sans doute exactement comme vous avec Lyan. Mais ce n'est pas le sujet principal, retenez plutôt le fait que vous avez le droit d'exister tel que vous êtes, Azriel. Personne ne vous demande d'égaler Lyan, ici. Vous n'êtes pas les mêmes fleurs, c'est logique que vous ne puissiez pas vous ressembler. Vous demander de suivre et d'être tout ce qu'il est c'est comme demander à un poisson de grimper aux arbres. Il est incapable de le faire, pourtant on retiendra que son échec, en passant sous silence l'aisance et l'agilité qu'il a dans l'eau.

Azriel eut du mal à assimiler les informations, ne retenant que le fait qu'il était un poisson, dans ces métaphores. Son esprit fatigué trouva bien dures ces phrases, ces mots qui allaient à l'encontre même de tout ce que les adultes de la Sixième lui avaient toujours appris. Il eut donc l'air absent, incapable d'absorber les dires du Roi Puissance. Ce dernier le remarqua mais ne lui en tint pas rigueur, conscient qu'il ne pourrait pas changer vingt ans de bourrage de crâne en une soirée. Il pinça donc les lèvres et calma ses humeurs, baissant d'un ton et murmurant :

— Finalement, vos parents, votre père du moins, n'a pas su prendre soin de vous comme il faut non plus. Je pensais que les choses se passaient mieux dans la Sensibilité...

— Je pensais que dans la Puissance tout se passait bien aussi. Je pensais que vos parents étaient plus doux et aimants.

Sans qu'il ne puisse le retenir, le visage du monarque se ferma complètement et il perdit son regard dans le vide, probablement happé par des souvenirs douloureux. Il ne fut même pas capable de retenir le réflexe nerveux qui fit craquer vivement sa nuque. Lorsqu'il revint à lui, Azriel le vit se tortiller sur lui-même, comme si quelque chose lui piquait le dos. Le cadet ne chercha pas à comprendre et laissa ses paupières lourdes se fermer.

— Les apparences sont trompeuses, Azriel. Rappelez-vous toujours de la bourache, mh ? Elle fonctionne dans l'autre sens aussi. Ce qui paraît beau peut ne pas l'être en réalité.

— Je préfère les protéas. Non, les magnolias ! Les magnolias violets... Ça vous va mieux le violet. Même si le jaune, c'est joli. Vous préférez quoi, vous ?

— Le violet. Le jaune et le soleil sont déjà dans vos yeux.

Azriel piqua un fard, incapable de retenir le sourire presque goguenard qui déforma ses traits. Le compliment sembla lui plaire bien plus que prévu, pour une raison qu'il fut lui-même incapable de pointer. Adaryn le remarqua mais ne pipa mot, se contentant d'observer ses yeux encore un peu. Le blond en fit de même avant de remarquer :

— Et vous, vous avez la nuit dans vos yeux.

— Alors sachez que la nuit est heureuse d'observer le jour dans les vôtres.

Le visage du cadet s'illumina toujours plus, puis il bailla, chancelant entre l'inconscience et le moment présent. L'ainé tira légèrement sur la couverture pour bien le couvrir, s'assurant que le froid ne vienne pas le déranger.

— Dormez, il est tard.

— Vous allez encore me porter jusqu'à mon lit ?

— Mh. Dormir ici en automne c'est un coup à tomber malade.

— Alors je reviendrai en été, quand il fera chaud et puis que rien ne pourra m'embêter. Rien du tout, du tout.

Adaryn pouffa devant l'être qui se perdait lentement dans ce qu'il disait. Azriel, lui, aperçut à nouveau Somnus. Il l'observa quelques secondes, se demandant s'il comptait fuir encore une fois. La main du noiraud reprit cependant ses caresses dans ses cheveux blonds, et le plus jeune tomba comme une pierre dans les bras de celui qui détenait la clef du sommeil. Il s'endormit sous les yeux attendris du monarque ; yeux qui, inéluctablement, luttèrent contre sa raison pour ne pas se perdre en terrain interdit, prohibé.

Adaryn resta un moment encore au kiosque, profitant de la sérénité du lieu. Il ne porta le plus jeune dans sa chambre qu'une bonne demi-heure plus tard. Il attrapa sa peluche fétiche et la lui déposa sur le cœur, puis il tira sur la couverture et se stoppa subitement dans ses gestes, paralysé. Il était penché au-dessus du bleuet, la couette dans la main gauche, le visage en face du sien. Un frisson indescriptible secoua son être alors que ses yeux bloquaient sur un point précis, envoûtant, effrayant : les lippes du blond.

Une envie étrange s'insinua en lui, prenant racine dans son cœur et coulant jusque dans ses veines. Elle glissa ensuite dans tout son corps avant d'atteindre son cerveau en dernier, déclenchant une déferlante de questions dans son crâne. Pourquoi ne pas réussir à détacher son regard de sa bouche ? Pourquoi ce sentiment étrange enserrait-il son cœur ? Quel était ce désir fou de goûter à l'interdit ? Goûter à l'interdit. Il se recula vivement d'un pas qui fut inconscient. Ses paupières s'écarquillèrent et son souffle se coupa alors que l'évidence se gravait au fer rouge dans son esprit : son cœur voulait embrasser Azriel.

Jamais le noiraud ne se serait permis un tel geste sans que le cadet ne soit éveillé et conscient des choses, capable de refuser, de le repousser, de dire clairement « non ». Ce ne fut donc pas cette perspective qui renversa le palpitant du Roi mais bien plutôt les interrogations qui en découlèrent : le blond lui refuserait-il cette danse avec le diable une fois réveillé ? Pire que tout, serait-il lui-même capable de retenir ses envies lorsque le plus jeune aurait les yeux ouverts ? Ses yeux. Ses yeux ambrés. Adaryn fit un nouveau pas vers l'arrière et sa main droite vint se plaquer contre son cœur dans l'espoir vain de le faire ralentir.

Comment ? Comment le blond pouvait-il se débrouiller pour le captiver autant ? Comment pouvait-il être si passionnant, si intriguant ? Comment réussissait-il à défaire une à une les barrières d'Adaryn ? Le monarque avait été utilisé par le passé, il avait été manipulé par une jeune femme qui s'était jouée de lui et qui s'était enfuie avec ses sentiments. Comment pouvait-il tomber si rapidement et facilement vers le bleuet ? Comment Azriel se débrouillait-il pour faire hésiter le Roi Puissance ?

Non. Pas le Roi. Adaryn Oriens. Là était le dilemme. Le titre contre l'identité. Le rôle contre l'homme. L'être humain contre ses principes et devoirs.

Ce dernier mot le fit s'écarter définitivement, les paupières closes. Il s'éloigna du lit à reculons, l'esprit en ébullition. Il semblait rejouer de nombreux souvenirs et, bientôt, l'une de ses mains vint se poser contre le bas de son propre dos, tentant d'apaiser les brûlures qui l'attaquaient. Il cogna contre sa peau dans l'espoir vain que sa douleur psychique puisse être effacée par un tiraillement physique. Il marcha jusqu'à la porte dérobée puis jeta un dernier regard vers le faux Prince. Il oublia alors bien vite l'idée folle qui l'avait traversé et fila s'enfermer dans sa chambre, dansant seul au milieu de la brume de secrets qui semblait l'entourer en permanence.

Le Roi Puissance l'avait emporté sur l'homme. Mais combien de temps lui restait-il avant qu'Adaryn ne prenne le dessus ?

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je sais absolument pas pourquoi ce chapitre est devenu aussi précieux et important à mes yeux mais écoutez, il rejoint mon top 5 ! j'crois c'est le fait de l'avoir corrigé avec la musique en média pendant quelques heures :'))

à tout bientôt ! <3

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