Chapitre 18


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Après l'incident de la lettre, une troisième semaine s'écoula dans le calme et la curiosité habituelle. Adaryn avait mené Azriel en haut de la tour de garde, et ils y avaient observé les douces lumières des différentes habitations durant des heures entières, en silence, préférant la mélodie de la nuit et de la rivière à celles des mots. Le blond avait ainsi pu ignorer toute la pression et tout le poids sur ses épaules, se contentant de cueillir le moment présent comme un cadeau, niant en bloc le fait qu'il appréciait bien trop le temps passé avec l'homme qui, bientôt, sans doute, tomberait dans leur piège.

De son côté, Lyan était retourné deux fois aux abords du lac avec le Général Lucis. Leurs après-midis s'étaient toujours déroulés dans les rires et la bonne humeur, aussi le rouquin avait-il pu libérer un peu son cœur et oublier toutes les peines qui l'accablaient. Ils avaient parlé énormément, presque sans s'arrêter, trouvant plus plaisante la musique de leurs voix et de leurs anecdotes à n'en plus finir.

— Lyan, ça va ? T'as l'air dans la lune.

— Oui, oui...

Les deux jeunes hommes se trouvaient sur le toit, Frewen les accompagnant toujours. Depuis la lettre, le soldat refusait catégoriquement de les laisser sans surveillance. Lorsque le plus jeune partait avec le Roi, il les suivait discrètement. Il faisait en sorte que seul Azriel puisse le voir pour lui signifier qu'il ne devait pas tenter quoi que ce soit qui pourrait nuire à leur mission. Il surveillait un peu moins Lyan, semblant avoir davantage confiance en lui. Il le gardait à l'œil de loin, demandant plutôt à Hywell de monter la garde sans pour autant lui expliquer les raisons de sa méfiance. Le brun ne les lâchait plus d'une semelle, ne prenant même plus la peine d'obéir au vrai Prince qui, de temps à autre, le réprimandait en lui demandant un peu d'intimité.

— J'en ai déjà marre de tout ça...

— Je sais, Lyan. Mais on peut compter l'un sur l'autre, c'est déjà ça de pris.

Pour une fois, ce fut le blond qui câlina son ainé le premier. Lyan s'était levé morose au matin, fatigué par une nuit de cauchemars. Il traversait l'un de ces jours où son esprit faisait des siennes ; l'un de ces jours où la mer de son esprit refusait de se calmer même en présence des autres. Il se montrait plus silencieux, moins lumineux.

— On est venus ici ensemble, et on repartira ensemble, Lyan. Comme toujours. On va... on va y arriver, tu l'as dit toi-même.

Un hennissement les coupa dans leur petit dialogue et, toujours aussi curieux, le faux Prince se redressa vivement. Il risqua un œil par-dessus le garde-fou, la bouche en cul-de-poule à la recherche de nouveauté à se mettre sous la dent. Il se pencha, tentant d'apercevoir la cour du château, puis il distingua un carrosse.

— Oh, oh... Adaryn a de la visite.

— Ah ? Qui est-ce ?

— La Reine Auster, ça me parait évident.

— Ha. Ha. Paroxysme de l'humour.

— Pose pas de questions débile si tu veux pas de réponse débile. J'ai une tête à être au courant de la vie sociale de quelqu'un ?

— Tu ne vois pas un blason ou quelque chose ?

— Non, il y a les soldats devant. Tu veux qu'on descende pour voir ?

— Non, réfléchis, Azriel. Si on croise quelqu'un d'autre ce sera un témoin supplémentaire de notre supercherie. Il nous sera déjà complexe de faire avaler à l'Ordre que c'est le Roi Puissance qui nous a fait échanger nos identités... Pas besoin de rajouter plus de personnes à convaincre.

— Pas faux. Oh, il ne faut pas qu'on croise le Gardien Sophos, alors. Ils se connaissent bien, imagine s'il proteste et dit qu'il sait qu'Adaryn ne ferait jamais ça ? Il faut qu'on se méfie de lui, et de ce Dhayal Oruvan qui... nous a déjà vus. Ah. Problématique. Flute de zut.

— Qui donc ?

— Alden nous en a parlé, tu sais, avec l'histoire des poignards quand ils étaient jeunes. C'est un ami d'Adaryn. C'est celui qui a la cicatrice à l'œil droit, tu vois ? Il était à table le soir de notre arrivée, mais il n'est pas revenu depuis.

— Ah, oui. Maintenant que tu le dis, je visualise... Oh, ça représente bien trop de monde. Je sens que quelque chose va capoter. C'est voué à l'échec, il y a trop d'écueils dans son fichu plan. Je ne sais pas pourquoi mon père nous as fourrés là-dedans.

— Eh, on parie qu'à tous les coups c'est Nawfall Sophos dans le carrosse ?

— Ne nous porte pas la poisse, Riel...

Un silence s'installa durant quelques secondes où les deux amis retirent leurs souffles, fixant la silhouette qui quitta le carrosse, en contrebas. Lyan distingua finalement un blason bleu sur l'engin et ses yeux s'écarquillèrent subitement. Il n'eut pas le temps d'avertir son compagnon qu'Alden apparut, souriant, lançant quelques phrases qui lui coupèrent l'herbe sous le pied.

— Ah, vous êtes là ! Le Roi de la Deuxième Dynastie nous a rejoints pour le diner. Si vous désirez aller vous changer, messieurs, c'est le moment.

— Oh, oh...

Les deux jeunes hommes hochèrent la tête, livides, puis se fixèrent, en proie à une panique interne qu'ils furent incapables de verbaliser. Ils gagnèrent promptement leurs chambres respectives pour enfiler des vêtements un peu plus luxueux à la va vite. Lyan vint s'amuser distraitement avec les cheveux d'Azriel, les nouant en une jolie queue basse, insérant de fines perles dans certaines mèches. Devant le silence pesant qui régnait entre eux, le rouquin tenta d'amener un sujet apte à distraire son ami toujours plus nerveux.

— Tu es vraiment magnifique Azriel. Regarde-toi, un peu. Même moi je n'avais pas l'air si pétillant avec tout ça. Tu aurais vraiment fière allure en tant que Roi.

Le blond piqua un fard avant de donner une tape dans l'épaule de son ainé, ronchonnant. Le roux ne fit que rire, s'amusant avec la poudre rose qu'il tentait d'appliquer sur les joues rebondies de son cadet. Il osa même s'attaquer à ses yeux puis arrangea chacun des détails qui composaient la tenue du blond : les petites mèches rebelles qu'il laissa tomber sur son front, son parfum, ses bagues, les différents plis de sa veste verte – couleur de la Sixième Dynastie –, la jolie broche en argent sur sa gauche puis le collier qui, bien qu'il fût la touche finale, dérangea fortement le Conseiller.

— Ça m'étrangle ton truc. Pourquoi c'est si près de la peau ?

— C'est joli, comme ça. Regarde-toi. J'en connais un qui va se régaler des yeux...

— Chut. Parle pas de choses qui fâchent.

— Bien, bien, à vos ordres, futur monsieur Oriens.

Après avoir roulé des yeux face à la taquinerie, Azriel se fit face dans le miroir et resta cois. Il se reconnaissait à peine. Les perles dans ses cheveux scintillaient avec grâce. Ses yeux étaient bordés d'un fin trait noir et d'une couleur sombre qui faisait fortement ressortir l'ambre de ses iris. Ses lèvres étaient réhaussées par du rose léger, contrastant avec les tons froids de ses vêtements. Même le collier sembla ne plus le déranger lorsqu'il vit combien il égayait le tout.

— Si avec ça le Roi Oriens ne tombe pas pour toi, je ne sais plus quoi faire. Même moi je t'embrasserai bien, là.

Ils gloussèrent et Azriel lui donna un nouveau coup dans l'épaule. Lyan s'esclaffa encore quelques secondes, ravi que sa blague ait pu rendre le sourire à son meilleur ami. Ensuite, il regagna son sérieux pour arranger son teint à son tour. Il portait une jolie tenue verte qui mettait en valeur le roux de ses cheveux. Quelques broderies ornaient sa veste, un fin collier de perles décorait son cou et s'accordait avec ses boucles d'oreilles.

Lorsqu'ils furent prêts, Azriel coinça la main de son ainé dans la sienne. Ils trouvèrent Frewen derrière la porte et descendirent ensuite les marches. Une fois devant la salle du diner, le fils Caelum se stoppa précipitamment. Son cœur s'emballa et ses membres se mirent à trembler vivement, alertant d'un danger dont il ne connaissait pas même la nature. Lyan le fixa, inquiet, connaissant trop bien le sixième sens de son compagnon.

— Ça va, Riel ? Alerte sixième sens ?

— Je... je crois. Quelque chose ne va pas. Quoi je ne sais pas, mais quelque chose ne va pas. Je veux pas y aller, j'veux pas rentrer, j'veux pas. Lyan, j'veux pas. Il y a...

— Je sais, je te crois. Est-ce que tu sais ce qui ne va pas ?

— Non... Je ne sais ce qui ne va pas mais quelque chose va nous tomber dessus. Je le sens. Je te jure que quelque chose va capoter dans la salle. Quelque chose cloche, j'veux pas y aller. Lyan, j'veux pas, s'il te plait...

Lyan vérifia que personne ne les écoutait puis s'approcha de son compagnon. Le plus bas possible, il tenta de le rassurer, serrant fort ses paumes dans les siennes. Il lui offrit aussi quelques caresses dans le dos, sentant toute la nervosité qui animait soudainement son corps. Azriel avait le ventre noué et tous ses membres tremblaient d'appréhension. Pourtant, lui-même ne sut pas ce qu'il redoutait tant.

— Azriel, détends-toi. Je te crois, ne t'inquiètes pas. Je te crois. Mais on n'a pas le choix. Je suis avec toi quoi qu'il arrive, d'accord ? Tu es en sécurité. Adaryn est là aussi, il pourrait écraser n'importe qui, alors si quelqu'un veut s'en prendre à toi, il ne laissera pas la chose arriver.

Adaryn. Azriel acquiesça, avançant enfin. À peine rassuré, il suivit le rouquin dans la grande salle, penaud. Lorsque les portes s'ouvrirent devant eux, il resta en apnée et détailla les nouvelles personnes qui s'étaient ajoutées à table. Il repéra vite le Roi Logique, un grand brun aux mains ornées de bagues, puis déduisit qu'il était accompagné de sa Conseillère et de deux escortes. Quatre nouvelles têtes. Quatre nouveaux inconnus. Trop. Il avala sa salive de travers en se cachant légèrement derrière Lyan.

En tant que simple Conseiller, Azriel n'avait pas été habitué à faire face à tant de monde, quand bien même avait-il dû assister à quelques banquets étant plus jeune. D'ordinaire, son meilleur ami était le centre de l'attention, et lui une ombre dans son dos. Ce n'était tout simplement pas dans sa nature d'apprécier la foule et les inconnus.

— Mesdames et messieurs, voici Azriel Orbis, Prince de la Sixième Dynastie, et Lyan Caelum, son Conseiller. Leur escorte Frewen Lex les accompagne.

La voix d'Alden rassura quelque peu le blond : avec leur maman canard, il craignait un peu moins les regards curieux que portaient les nouveaux arrivants sur eux. Il s'accoutuma tant bien que mal à l'idée de sentir sur sa personne l'attention d'une salle entière et observa sagement les habitants de la Logique. Son souffle se calma, les tressautements de ses muscles s'amoindrirent. Il fut ainsi capable de placer ses deux mains dans son dos afin de s'incliner respectueusement face au Roi Logique. Il se crut tiré d'affaire jusqu'à ce que son cœur ne dégringole alors que son regard d'ambre se posait sur Adaryn.

Les flammes qui brûlaient dans ses yeux semblaient vouloir engloutir tout sur leur passage, réduire en cendres la pièce et les personnes qui s'y trouvaient pour s'arrêter juste devant le blond, à ses pieds, pour lui tourner autour sans le toucher, sans le blesser. Pour l'admirer et ne laisser personne d'autre le faire. Azriel ne put soutenir le contact visuel que quelques secondes, déstabilisé. Il baissa la tête, fixant ses doigts qui trituraient sa chemise depuis une bonne minute.

— Messieurs, voici Dives Enwyld, le Roi Logique, sa Conseillère madame Nitor, et leurs escortes personnelles.

Le brun couronné de bleu fixait le Prince factice d'une manière si déstabilisante que le concerné crut un instant qu'il allait vomir tant l'angoisse monta à nouveau en lui, l'engloutissant brutalement. Les yeux argentés du souverain étaient perturbants : d'une profondeur vertigineuse et pourtant vides à la fois, ils n'exprimaient qu'un silence troublant. Azriel détestait les personnes dont il ne comprenait rien, ces êtres humains qui ne parlaient qu'avec des mots et jamais avec leurs visages. Les phrases ne faisaient que très peu sens dans son esprit houleux, il avait besoin de gestes, de mimiques faciales, de regards lourds de sens. Le Prince factice comprit mieux d'où venait le malaise qu'il ressentait depuis quelques minutes : il n'aimait pas du tout l'aura que dégageait ce Roi, pas plus qu'il n'appréciait son regard perçant.

— Ravi de faire votre connaissance, Majesté.

— Le plaisir est partagé, votre Altesse.

Le monarque Enwyld ignora royalement la réponse de Lyan. Il se leva et Azriel fit un pas en arrière par réflexe. Il tenta de maintenir poliment leur échange visuel mais l'action fut si éprouvante que son corps sembla lâcher tout espoir de se calmer : ses jambes se mirent à trembler à nouveau et toujours plus violemment, tandis que son pouls s'emballait. Il n'aimait réellement pas le souverain et ce sentiment dépassait même sa volonté. Son inconscient et son être tout entier lui ordonnaient de fuir. Loin. Il s'imagina rejoindre la salle de piano en courant, fermer la porte à clef et ne plus en ressortir. Il ne voulait pas s'approcher de cet homme, pas rester dans la même pièce que lui.

Dives Enwyld était un peu plus grand que le Général Lucis. Ses épaules larges semblaient aptes à porter le lourd poids de la royauté, et son visage immobile retranscrivait avec flegme tout le sang-froid qu'il lui fallait pour être Roi. Le contraste avec ses vêtements pompeux et sa démarche exubérante fut glaçant, à l'instar de ses yeux argentés. Il portait milles et uns bijoux, une lourde cape en velours bleu et une broche en argent sertie de grands diamants de la même teinte. Il respirait l'opulence, l'excessivité. Pourtant, son visage fut aussi froid que le métal de sa couronne. Il était un paradoxe vivant, un paradoxe bien moins plaisant qu'Adaryn. Un paradoxe qui se rapprochait toujours plus. Azriel se sentit étouffer, il chercha une issue, une sortie. Il voulut fuir, s'écarter et ne jamais plus revenir.

Il n'en fit rien. Son cœur stoppa sa course folle lorsque ses yeux croisèrent ceux d'Adaryn. Pour eux, le temps accepta gracieusement de stopper sa course un moment. Le brasier qui dormait au fond du Roi Puissance quitta son lit pour entourer le plus jeune, pour lui tournoyer autour quelques secondes. Il brûla sa peau d'une manière qui fut indescriptiblement agréable, rassurante. Azriel se serait laissé choir dans cet incendie si la voix de Lyan ne l'avait pas ramené à la réalité, à Dives Enwyld et son visage vide.

— Je vous prie d'excuser Sa Majesté, c'est un effort important que d'être ici ce soir. Le Prince ne se sent pas très bien mais tenait à assister à ce banquet tout de même afin de vous saluer.

— Aucun souci, ne vous en faites pas.

Le souverain Enwyld leur offrit un mince sourire et avala les derniers mètres qui les séparaient. Il sembla trainer derrière lui un hiver glacé, une tempête de neige qui fonça droit sur Azriel. Il eut l'impression d'être seul : personne ne semblait voir le visage d'argent que présentait le Roi Logique. Ses mimiques avenantes et sa politesse déguisaient le goût métallique de ses mots. Il se cachait derrière un masque d'expressions factices que le blond discerna dans la seconde. Seulement, Lyan ne sembla pas le voir ; il lui offrit un grand sourire en lui serrant poliment la main.

Azriel recula par réflexe et son pied rencontra le bois de la porte. Il était coincé, il ne pouvait plus se défiler. Il n'était pas friand contacts physiques, détestant la sensation désagréable que laissaient les autres sur son corps. Il fut persuadé que la main de Dives Enwyld dans la sienne signerait son arrêt de mort. Il ne voulait pas approcher cet homme, tout le poussait à le fuir. Le blond ne comprenait pas réellement sa réaction, sa panique et son angoisse. Il n'était certain que d'une chose : il avait un mauvais pressentiment à l'égard du Roi Logique.

Fixant la paume que le brun lui tendait désormais, Azriel chercha une issue, un moyen de se soustraire à ce geste. Il ne vit rien. Il leva donc sa pauvre main tremblante vers l'homme et détourna le regard lorsque leurs peaux entrèrent en contact. Il se concentra de toutes ses forces sur le sol qu'il fixait pour ne pas penser à l'horrible sensation qui se répandit dans son corps, partant de sa main et engourdissant tous ses muscles. Il en eut la nausée.

— Enchanté, Majesté.

La gorge nouée, Azriel ne put que sourire faussement sans le regarder, priant tous les dieux pour que cette torture cesse. Ses suppliques ne furent pas écoutées puisque d'une poignée de main délicate, Dives Enwyld bascula vers quelque chose de bien pire : il porta les doigts du blond vers sa bouche dans le but de les embrasser poliment, comme le voulait la coutume de son Royaume. Le plus jeune crut un instant qu'il allait s'évanouir jusqu'à ce qu'un verre ne se pose bien trop fort sur la table, attirant l'attention de tout le monde.

Le regard noir d'Adaryn fit frissonner jusqu'à Lyan. Dives Enwyld tourna lentement la tête pour croiser les yeux du Roi Puissance, arquant un sourcil. Ils se fixèrent un instant sans un bruit, et le Prince factice profita de ce moment de distraction pour reculer vivement sa main, la cachant dans son dos. Il envoya ensuite un joli sourire de façade vers le Roi de la Deuxième Dynastie et trottina presque jusqu'à sa place à table, remerciant mille fois le noiraud dans sa tête. Une fois assis, il soupira de tout son être alors qu'Adaryn grondait d'un ton mal-aimable :

— Le repas va refroidir.

Le magnolia d'Azriel sembla bien fâché. Sa voix glaciale fit taire tout le monde et chacun revint à sa chaise. Le diner commença donc en silence, jusqu'à ce qu'Ehann et Hywell ne commencent à se chamailler gentiment. Dives Enwyld discutait discrètement avec sa Conseillère, Mendel et Adaryn, ou du moins, avec le corps du Roi Puissance ; son esprit était ailleurs. Ses yeux n'avaient pas lâché Azriel une seule seconde, et le brasier dans son regard avait l'air de n'attendre qu'un tout petit signal pour détruire tout le monde. Tout le monde sauf le bleuet. Il tournoyait encore autour de lui, prêt à se jeter sur quiconque s'approcherait trop de cette jolie fleur. Adaryn était contrarié et le blond ne voulut même pas imaginer ce qui arriverait à celui qui créerait l'étincelle qui attiserait le feu, l'appel d'air qui relâcherait l'incendie.

— Tout va bien, Majesté ?

Azriel hocha la tête, offrant un sourire timide mais sincère à Alden. Ce dernier veilla à ce que son petit protégé mange à sa faim, le regardant tendrement et avec douceur. Le rouge agissait réellement comme un grand-frère, en particulier avec Azriel. Ce dernier lui en était vraiment reconnaissant. Il l'appréciait beaucoup et se demandait parfois s'il ne venait pas d'une autre Dynastie : il était bien trop doux et soucieux pour ne venir que de la Première. Son physique avait tout l'air d'être celui d'une personne de la Sixième, cependant, Azriel ne voulut pas s'avancer et le juger sur son apparence.

— Si vous vous sentez mal n'hésitez pas, je vous reconduirais à votre chambre.

— Merci Alden, c'est vraiment gentil.

— C'est normal. Je me dois de prendre soin de vous.

Lyan les fixa, des étoiles dans les yeux. Il aurait voulu qu'Alden travaille au château de la Sixième : leur enfance aurait été bien plus douce avec lui. Il aurait sans doute pu combler l'absence de la mère d'Azriel ou, sans la remplacer, leur offrir cette touche de tendresse dont ils avaient cruellement manqué.

— Mangez avant que ce ne soit froid, Lyan.

Les conversations à table reprirent petit à petit. Bientôt, Azriel se sentit assez protégé par Alden et Lyan pour se laissera absorber dans la contemplation du lustre au-dessus de sa tête. Il ne se rendit pas compte qu'il se mit à sourire seul, imaginant que les flammes des bougies étaient de jolies fées qui dansaient sur leur propre rythme. Il fixa sa fourchette peu après, se rendant compte qu'elle avait l'air d'être une jolie personne en robe. Son couteau lui fit penser à quelqu'un en costume. Mis ensemble, les couverts eurent l'air d'être deux jambes sans corps, aussi, il s'amusa à les faire marcher sur la nappe, ignorant le monde autour de lui pour ne vivre que dans le sien. Il était inconsciemment rassuré par le brasier qui flottait toujours autour de lui, menaçant, grondant. Azriel était au cœur des flammes et plus personne ne pourrait l'approcher sans passer par la case « Adaryn » de l'échiquier.

Il se montra donc bien plus calme, sa respiration s'était apaisée : le bleuet avait retrouvé son kiosque imaginaire, loin de ce Dives Enwyld et loin de toute l'angoisse qu'il avait éprouvée. Il vivait dans son univers, dans cet endroit si particulier qu'était son esprit. Il souriait doucement, perdu dans son imagination, presque invisible aux yeux des autres tant il fut silencieux.

Adaryn ne voyait pourtant que lui. Il l'observait depuis le début et, à mesure que le blond s'était calmé, il s'était détendu à son tour. Le brasier en lui s'était lentement apaisé sans pour autant quitter son poste, sa tête s'était subtilement penchée sur le côté. Sa bouche laissait apercevoir un fin rictus à peine malicieux. Il disparut néanmoins bien vite lorsqu'une une voix tira Azriel de ses jolies rêveries.

— Qu'en pensez-vous, Majesté ?

L'intéressé sursauta et sa petite bulle éclata. Ses yeux paniqués se posèrent sur le Roi Enwyld qui venait de lancer furtivement la question dans la pièce. Adaryn se rendit compte qu'il n'avait lui-même pas suivi la discussion – quoiqu'il s'en fichait complètement. Azriel commença à angoisser à nouveau, se ratatinant sur lui-même, ne sachant pas comment expliquer qu'il ne comprenait pas la question. Le noiraud leva donc les yeux au ciel en songeant que son invité forcé commençait lentement à lui taper sur les nerfs. Il attrapa son verre et commença à siroter son contenu, lassé et de nouveau sur les nerfs.

— Nous n'entendons pas ce que vous dites depuis le bout de la table, votre Altesse.

Le Roi Puissance fixa la main d'Azriel qui s'agrippa à celle de Lyan. Inconsciemment, il se revit au fond de l'armoire, une semaine plus tôt, la paume délicate du blond fermement attachée à la sienne. Il fut rassuré face au geste du Conseiller. Ils étaient visiblement proches comme lui-même l'était d'Alden, Mendel ou Nawfall. Surtout, le rouquin lui sauvait souvent la mise. Leur amitié semblait vraiment précieuse.

— Je proposais l'idée de tenir un banquet pour l'anniversaire du Roi Oriens.

Le principal intéressé s'étouffa avec sa boisson et manqua de la recracher sur Dives Enwyld dans un geste malgré lui assez comique. Il reposa vivement son verre sur la table, les yeux écarquillés, la gorge encore en feu à cause de ce qu'il avait avalé de travers. Il ne prit pas le temps d'y songer davantage et s'insurgea entre deux quintes de toux :

— Pardon ?

— Ne me regardez pas comme ça, votre Conseiller avait l'air emballé.

Mendel, « emballé », hocha mollement la tête, un sourire horriblement faux et forcé sur les lèvres. Vraisemblablement, lui non plus n'aimait pas cette idée, seulement, il n'était pas en mesure de refuser les envies d'un Roi. Adaryn manqua de jurer sans aucune retenue, toujours plus agacé. Il rongeait son frein, se retenant de ne pas flanquer le Roi Logique dehors. Il avait des obligations et des relations diplomatiques à entretenir, aussi, il fit en sorte de calmer ses ardeurs pour un temps. Il ferma les yeux, craqua lentement sa nuque et ravala tous les commentaires impulsifs ou sarcastiques qui brûlaient ses lèvres. Il sembla mentalement compter jusqu'à cinq comme pour se contenir. Il prit le temps de stabiliser son esprit et ne répondit que lorsqu'il fut à nouveau complètement maitre de sa propre personne. Nerveux et colérique.

— Je vois. Mais pourquoi diable m'embêterais-je à inviter des centaines de personnes dans mon château pour mon anniversaire ?

— Une centaine, seulement ?

Cette fois, le monarque de la Première crispa sa main gauche autour du gobelet qu'il n'avait toujours pas lâché. Azriel l'observa faire et son esprit lui répéta quelques mots en boucle : « Des milliers d'yeux me brûlent ». Définitivement, ce banquet était une mauvaise idée. D'abord parce qu'Adaryn n'avait pas l'air d'y consentir, surtout parce que le blond ne se sentait pas capable de faire face à autant de personnes. Puis, cela risquait de compromettre d'autant plus leur mission, cela rajoutait un trop grand nombre de témoins à la liste.

— C'est déjà bien trop.

— Vous semblez sortir bien peu, votre Altesse. Ce serait l'occasion de célébrer ce traité que nous renouvelons par la même occasion, vous ne croyez pas ?

— Vous êtes ici pour le signer, c'est déjà amplement suffisant.

— Est-ce moi qui suis trop habitué aux nombreux bals de la Deuxième ? Chez moi, il est coutume de consacrer un jour entier pour le souverain qui célèbre son anniversaire, voire une semaine. C'est une journée spéciale. N'avez-vous pas envie de fêter vos vingt-quatre ans ?

— Non.

— Je vois... Dans ce cas je ne vais pas vous forcer la main, mon ami. Je songerai à vous le jour de votre anniversaire, tout de même. Moi qui pensais voir Sa Majesté Orbis en tenue de bal, soit ! Je ne pourrai pas lui voler une danse.

— Non, ça c'est certain.

Adaryn avait marmonné dans son verre, objet qui, visiblement, l'obnubilait ce soir. Seuls le bleuet et Mendel l'entendirent. De ce fait, ils furent les seuls à pouffer légèrement, masquant leurs rires derrières leurs paumes ou en baissant la tête. Adaryn était personnage aussi fascinant qu'amusant, Azriel aurait pu l'observer toute la soirée.

— Cela dit, j'ai peut-être quelque chose à proposer à ces messieurs. Il me tient à cœur que vos invités puissent découvrir l'ivresse d'un bal, c'est de coutume, chez nous. J'aimerais leur présenter ma Dynastie par la même occasion. Pourquoi ne viendriez-vous donc pas à la réception que j'organise d'ici peu ?

Le Roi Puissance s'étouffa avec ce qu'il buvait pour la deuxième fois de la soirée. Cette fois-ci cependant, le pauvre récipient qu'il tenait se fit violemment abattre sur la table. Dives Enwyld ne broncha même pas. Il était définitivement un être étrange. Très extravagant, visiblement vaniteux et pourtant de nature assez calme mais bavarde. Il était difficile à cerner, si bien qu'Azriel abandonna. De son côté, Adaryn siffla :

— Ils n'iront nulle part. Ils sont sous ma surveillance et ma protection, et je refuse qu'ils quittent la Dynastie.

— Joignez-vous à eux, dans ce cas. Vous êtes toujours le bienvenu, Oriens. Je ne vous l'ai pas proposé puisque vous semblez déprécier ce genre de mondanités. Mais vous pourriez...

— Je n'aime pas les bals. C'est non.

— Vous savez, je pense que vos invités ont leur mot à dire. C'est eux que je tiens à inviter en priorité. Après tout, je doute qu'ils aient pu assister à de nombreux banquets depuis leur Dynastie. Je n'ai jamais eu vent de pareilles réceptions dans leur Royaume, sans quoi je m'y serais rendu volontiers.

Ces dernières phrases laissèrent Adaryn perplexe. Il n'avait pas songé à cela, il avait parlé bien trop vite sans même les consulter. Il tourna donc la tête vers le Prince et son Conseiller, tentant de connaitre leurs avis sur la chose. Lyan souriait comme un idiot, excité à l'idée d'assister à son premier bal. Azriel, quant à lui, était plus intéressé par sa cuillère, qu'il semblait découvrir subitement. Sa mine curieuse fit rire le Roi Puissance qui dut toussoter pour se le masquer et se reprendre.

— Il me coûte de l'avouer mais vous marquez un point, Enwyld.

— Vous agissez toujours trop vite, Oriens. Cela vous coutera cher un jour. Faites attention à vous, mon ami.

— Mh. Ouais, ouais...

— Alors, messieurs, vous vous joignez à la fête ?

— Absolument ! J'aimerais vraiment découvrir un bal !

— Je vous y accompagnerai, dans ce cas.

En disant, Ehann afficha un tendre sourire qui fit légèrement chauffer les joues de Lyan. Le roux lui rendit sa bonne humeur avec entrain, le teint rosé par la joie. Dives Enwyld parla alors un peu plus fort et Azriel fronça les sourcils, posant une main sur son oreille droite, la plus proche du souverain.

— Bien ! J'ai hâte de vous présenter ce que ma Dynastie fait de mieux !

Le blond émergea de son petit monde à cet instant, troublé dans ses réflexions par le Roi Logique et sa voix drôlement grave, singulière. Il posa discrètement ses deux paumes de chaque côté de sa tête, priant pour ne plus l'entendre ainsi, puis il soupira dans son coin, las. Personne ne le vit excepté le magnolia qui passait son temps à l'observer, du haut de sa branche.

— Vous verrez, le bal est sans doute le meilleur moyen de se croire dans un conte de fée ! J'ai sincèrement hâte de vous présenter tout cela. Vous viendrez, Oriens ?

— Quel bal ? De quoi on parle, Lyan ? Où il va, Adaryn ?

Azriel avait chuchoté vers son ainé, égaré au possible : il n'avait rien suivi. Adaryn l'entendit, aussi il prit un temps pour sourire discrètement avant de répondre au Roi Logique qui, suspendu à ses lèvres, attendait une réponse positive.

— Je ne sais pas encore. J'aviserai.

— Ne vous forcez pas, je ne veux pas vous contraindre à sortir de votre château si le cœur ne vous en dit pas. Sa Majesté Orbis sera sous bonne surveillance, n'ayez crainte.

— Si Azriel vient, je viens.

— Tu rigoles, j'espère ?

Le blond plaqua ses mains sur sa bouche, mort de honte. Il s'était exprimé un peu trop fort sous le coup de la surprise, après que son meilleur ami lui eut annoncé qu'ils se rendaient tous les deux à un bal la semaine suivante. Il se ratatina sur lui-même, aussi bien par gêne que par appréhension. Il n'aimait pas du tout cette idée. Il se demanda même si Lyan n'était pas tombé sur la tête : il avait été le premier à dire qu'il ne leur fallait pas rajouter des témoins potentiels à leur liste déjà bien longue. Pourquoi diable accepter de se joindre à une réception qui réunirait des centaines et des centaines de personnes ?

— Ah ! Quelle belle soirée cela va être ! J'aime beaucoup ce genre de bal, c'est typiquement le genre de magie que l'on ne retrouve que dans ma Dynastie.

— Mangez et économisez votre salive, vous voulez ?

— Désolé, c'est vrai je parle trop, parfois.

— Non, si peu...

Encore une fois, Adaryn avait murmuré dans son meilleur ami le verre, levant les yeux au ciel et se laissant tomber contre son dossier, fatigué mais surtout ennuyé. Il ne voulait pas aller à ce bal, pas du tout même, et Azriel semblait partager son sentiment. Pourtant, aucun d'eux ne pipa mot et le reste du repas se déroula sans qu'ils n'ouvrent plus la bouche une seule fois. Les autres continuèrent à parler gaiement autour d'eux mais ils n'en avaient plus rien à faire. Ils fixaient le vide, éteints intérieurement. Azriel ne parvint plus à s'échapper dans son monde, et Adaryn ne fit que gigoter, de plus en plus agacé par l'idée de rester assis. Ils semblèrent toutefois retrouver la vie lorsque le Roi Enwyld se leva pour se retirer dans sa chambre, fatigué de son voyage. Une fois que tout le monde eut quitté la table, leurs regards se croisèrent et ils n'eurent besoin d'aucun mot pour se comprendre : ce soir ils avaient besoin de se rendre au kiosque.

Ils y filèrent donc dans la minute, glissant sous le nez de Frewen et Hywell sans parler une seule fois. Ils se laissèrent tous les deux tomber dans l'herbe quelques minutes plus tard, entourés chaleureusement par les fleurs bleues. Dans la nuit noire, ils fixèrent les étoiles sans un bruit. Aucun d'eux ne semblait vouloir briser le silence qui flottait doucement dans l'air. Après tout, ils n'avaient pas grand-chose à dire. Ils ne voulaient pas s'encombrer avec des mots après ce repas trop pesant et éreintant. La présence de l'autre et l'ambiance du kiosque étaient suffisantes.

Adaryn se sentait plus calme et apaisé près du bleuet. Azriel se sentait plus libre et en sécurité près du magnolia. Ils s'observaient sans un bruit ; l'un sur le sol, l'autre dans son arbre. Les étoiles semblèrent faire pâle figure face aux yeux de l'autre.

Le magnolia descendait lentement, le bleuet grimpait doucement. Aucune chute n'avait l'air possible, là, dans le calme de la nuit. Pour cette raison, lorsqu'Adaryn vint glisser délicatement la main vers l'oreille de son cadet pour y déposer une fleur bleue, Azriel se laissa sourire, ignorant pour une nuit les conséquences de la mission qu'il portait sur son dos comme un fardeau. Il s'en fichait. L'instant présent valait bien toutes les peines futures. Adaryn valait bien plus que toute cette mascarade, plus que les stupides lois de l'Ordre qui le feraient chuter, plus que le poids sur ses épaules, plus que la Sixième...

Son magnolia valait bien plus que le monde entier.

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tadaaaa le voici, le voilà, notre cher et tendre Roi Logique, mieux connu comme étant « le-personnage-le-plus-énervant » :'))

pardon pour le retard, j'suis pas au meilleur de ma forme physiquement comme mentalement, je vous avoue que j'sais plus trop quel jour on vit xD

à tout bientôt <3

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