Chapitre 10


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    — Oh, c'est vraiment joli !

    — Vous n'avez pas encore vu la ville depuis la vieille tour de garde. Allons-y, vous verrez, c'est encore mieux.

  Lyan hocha la tête, emboitant le pas à Mendel, talonné par Alden et un Frewen ronchon. Se faufilant discrètement entre la foule et rasant les murs, les quatre jeunes hommes atteignirent leur but en quelques minutes. Dressée au plein centre de la ville, la tour de garde était faite d'une matière bien différente, elle détonnait de tous les autres bâtiments blancs et lisses. Ses pierres grises et rugueuses donnaient l'impression qu'elle avait des siècles de plus, qu'elle était la doyenne du quartier.

    — La tour de garde est le seul vestige des anciennes fortifications. Dorénavant, les remparts sont bien plus loin dans la vallée et la ville est bien plus grande. Imperium s'étend jusqu'au-delà des gorges de la rivière, maintenant. Le père de Son Altesse a donc longtemps voulu la faire détruire pour gagner de la place dans le centre de la cité, mais Adaryn était bien trop buté.

    — Ah ? Pourquoi cela ?

    — Il venait souvent ici, petit. Il observait le peuple et ses habitudes. Il disait qu'en se cachant au plus près de la population, il pourrait mieux la comprendre plus tard. Il n'avait pas tort : il est l'un des meilleurs monarques qui ait régné sur la Première Dynastie depuis ces derniers siècles. Il n'est peut-être pas parfait, mais il est juste et à l'écoute. Là se trouve la différence avec ses ancêtres : Adaryn laisse le peuple décider, et pour cette raison, ces gens lui sont entièrement dévoués et fidèles.

    — Je vais être très honnête avec vous, jusqu'à ces derniers jours, lorsque l'on me parlait de la Puissance et du pouvoir que le Roi Oriens confère à son peuple, j'ai toujours eu pour réaction de me méfier. Je ne suis pas de ceux qui dénigrent la chose, mais j'ai toujours été sceptique. Il faut un sacré culot et beaucoup de courage pour oser conférer au peuple une partie du pouvoir. Si elle le désire, la population peut techniquement s'opposer au Roi et ce dernier ne pourrait alors rien faire pour les en empêcher. Mais en visitant Imperium, j'ai eu un tout autre sentiment.

  Mendel inclina la tête pour le questionner, cherchant à comprendre davantage sa logique et son raisonnement ; les arguments de Lyan étaient valides, et son chemin de pensée visiblement très intriguant. Il semblait ouvert d'esprit, quoique légèrement réticent face au changement.

    — Je pense que ce qui m'a toujours effrayé dans ce que les gens me racontaient de la manière de régner du Roi Oriens, ce n'est autre le manque de contrôle sur la situation qui peut en découler. Si le peuple décide d'un commun accord de quelque chose, il est dans l'incapacité la plus totale de le refuser, à moins de briser le fonctionnement des choses actuelle et de remettre en place une monarchie plus autoritaire, comme partout. C'est terrifiant pour un Roi de se dire qu'il ne possède peut-être aucun pouvoir sur son Royaume, non ?

    — Le détail crucial qui vous échappe, Lyan, c'est l'emplacement du pouvoir dont vous parlez. Adaryn n'a pas cédé son pouvoir au peuple, loin de là. Il est toujours la figure d'autorité principale, et toutes les décisions doivent passer par lui pour être officiellement acceptées. Le pouvoir, il le possède toujours dans son entièreté. Il n'est simplement plus entre ses mains.

    — Qu'est-ce que vous voulez dire ?

    — Le pouvoir est au cœur même du peuple, Lyan. C'est la population qui donne sa force à Adaryn. Un véritable Roi ne tire pas sa puissance dans la tyrannie ou l'autorité par la peur. Un souverain tire son pouvoir de la confiance et de la dévotion de son peuple. Si tous les habitants de la Première Dynastie évoluent en coordination avec lui, alors leur force sera décuplé, et le Roi n'en sera rendu que plus fort encore. Vous comprenez ?

  Lyan acquiesça lentement, étonné par ce fonctionnement. Pour autant et bien qu'il fut perturbé par ce fonctionnement singulier, il décida de ne pas le juger. La Première Dynastie était sans doute l'un des pays les plus stables et les plus prestigieux de tout Alasia : le règne d'Adaryn Oriens n'était plus à critiquer ou à questionner, il portait ses fruits depuis des années.

    — Il est impressionnant... Lorsqu'on le voit, on dirait plutôt qu'il est prêt à imposer son avis et sa vision des choses sur tout le monde, et qu'il ne tolère aucun dissident. Pourtant, tout me prouve le contraire, et je crois sans doute que cette constatation est la plus déroutante.

    — Il l'est, oui. Il a l'air insolent et hautain, parfois bien loin de la réalité. Mais ne vous fiez jamais aux apparences. Il cache bien son jeu.

  Le rouquin se raidit légèrement, peu rassuré. Ils passèrent devant un garde qui leur ouvrit la porte, reconnaissant le Conseiller du Roi. Ils atteignirent le sommet de la tour au moment où ce dernier murmurait plus calmement :

    — Il a l'air hautain parce qu'il a horreur qu'on lui dise quoi faire, ou qu'on le juge comme tous ses ancêtres. En réalité il est bien plus ouvert qu'il n'y parait. Mais il est aussi très têtu et caractériel... Quand il est contrarié, il vaut mieux ne pas se frotter à lui, conseil d'ami.

    — Vous m'avez emmené ici pour me flanquer la peur de ma vie ?

  Le bouclé pouffa de rire en posant une main amicale sur l'épaule du faux Conseiller. Il secoua la tête, et ils observèrent alors la vue étincelante de la ville en silence, appréciant les jolies lumières qui flottaient comme des lucioles au milieu de la nuit noire.

    — Il est si effrayant lorsqu'il est énervé ?

    — La seule fois où je l'ai vu s'énerver réellement, il devait avoir seize ans. Il n'était pas encore Roi mais son père était déjà très malade. Sa mère nous avait déjà quittés l'année précédente. Je pense que c'est la seule fois où il est véritablement sorti de ses gonds, à dire vrai.

    — Pourquoi s'est-il énervé, si ce n'est pas indiscret ?

    — Il s'était épris d'une jeune fille, la comtesse d'une famille assez pauvre. Mais, cette dernière s'est moquée de lui et ne souhaitait que trouver la clef des coffres du palais. Elle a appuyé sur l'une de ses faiblesses pour parvenir à ses fins. Elle a abusé de sa confiance en plus de ses sentiments.

    — Ah... vraiment ? Et... Qu'a-t-il fait face à cela ?

    — C'est l'histoire privé du Roi, aussi je ne peux pas me permettre de vous en conter les détails. Mais il... n'était plus lui-même, disons ça comme ça. Il a eu une altercation assez virulente avec son père, et quelques vases ont dû encaisser ses humeurs.

    — Des vases ? Il passe ses nerfs sur des objets ?

    — La chose a l'air idiote ainsi, mais, au moins il ne frappe pas dans les murs comme tous ces idiots qui se pensent séduisants ou impressionnants lorsqu'ils cèdent face à la colère. Adaryn se contente de passer ses nerfs en brisant des choses. Il y a un côté satisfaisant dans le fait de casser un objet, je pense. Et puis, au moins, il ne va pas frapper les gens autour de lui comme ses ancêtres ont pu le faire...

    — Oh... Je ne l'imaginais pas ainsi. J'aurais plutôt cru qu'il passait justement sa colère sur les personnes concernées, directement. Il a l'air bien plus pragmatique que ce que je pensais.

    — Le Roi à l'air détaché de la réalité et froid, ce qui lui donne cet air si pragmatique comme vous le dites. Mais en lui tout brûle et se consume lentement. Il sait garder son sang-froid, il nous l'a prouvé, mais, il est humain et par conséquent, il lui est parfois impossible de rester calme dans toutes les situations.

    — La Puissance n'a pas toujours été si pacifique, je me trompe ?

    — Non, c'est exact. Avant Adaryn, la Puissance était un pays violent qui réglait tout par les poings et le sang. C'est ainsi qu'il a appris à se défendre et à extérioriser, enfant. Puis il a cessé. La seule fois où il a failli manquer à ses principes, c'est avec son père et cette histoire de jeune femme voleuse, je crois bien.

  Lyan avala sa salive difficilement, paniquant doucement. Azriel et lui étaient ici pour l'exacte même raison que cette jeune femme, à ceci près qu'ils allaient plonger la Première Dynastie dans la tourmente... Était-ce une raison valable pour que le Roi Oriens laisse sa colère se répandre entièrement sur le blond et non plus sur des objets ? Azriel allait-il sortir vivant de cette histoire ?

    — Il me flanque la trouille, c'est officiel.

  Mendel laissa un rire franc lui échapper, puis il s'appuya sur l'un des créneaux de la tour. De son côté, Alden sembla happé par quelques souvenirs douloureux qu'il ne partagea pas de vive voix. Lyan resta donc concentré sur Mendel. Ce dernier, tout en observant la ville, souffla presque sur le ton de la confession :

    — Adaryn est l'être le plus renversant qu'il m'ait jamais été donné de voir. Je ne sais même pas comment le décrire, il défie tous les codes, toutes les lois. Il est indescriptible tant il est lui, et c'est là tout ce qui vous effraie, Lyan. Il est tellement lui qu'il n'existe encore aucune définition pour le décrire, ce qui veut donc dire que personne ne le connait réellement et totalement. Personne ne peut prévoir à l'avance ses gestes puisqu'il ne suit rien de ce que nous connaissons et avons l'habitude de voir.

    — Ses parents étaient comme lui ?

    — Absolument pas. Sa mère était assez froide, elle ne s'occupait pas réellement de lui. Elle a toujours été jalouse de tout ce que la naissance du Prince lui a volé. C'était un mariage arrangé avec Dasarath Oriens, le père d'Adaryn. Il n'y avait aucune once d'amour entre eux. Ses parents étaient assez vaniteux mais calmes, le contraire total de Son Altesse. Et puis, ils avaient une manière... disons « spéciale » de l'éduquer. Il est devenu si provocant et insolent pour avoir leur attention. Ses bêtises n'étaient qu'un cri en vain pour dire : « je suis là, regardez-moi ».

    — C'est triste, vu ainsi...

    — La vie des Princes et Princesses n'est jamais vraiment joyeuse, monsieur Caelum. Je pense que Sa Majesté Orbis peut en témoigner, et vous aussi. Le poids de la couronne est souvent bien trop lourd pour les épaules frêles d'un héritier.

  Le rouquin hocha la tête et se perdit dans ses réflexions. Il était effrayé désormais : il n'avait jamais été question de Roi imprévisible, comment pouvaient-ils s'en sortir ? Et si Adaryn Oriens perçait leur secret avant même l'éclosion de leur plan ? Et s'il les réduisait en cendres ? Pire, et s'il tentait de tuer Azriel au lieu de tomber à genoux devant lui ?

    — Vous semblez bien passionné par le Roi, quelque chose vous intrigue ?

    — Oh, tout et rien. Je suis curieux à son propos, il est étonnant. Il est... Je n'ai jamais rencontré personne de si... de si « Adaryn Oriens », comme vous dites.

    — Tout comme il n'a jamais rencontré personne de si « Azriel Orbis ».

    — Qu'insinuez-vous ?

    — Le Roi l'a emmené au kiosque, ce soir. Alden l'a deviné très facilement. Seulement, Adaryn ne montre jamais son kiosque. Même nous, nous n'en connaissons pas l'emplacement exact. Mais bizarrement, à peine une semaine après votre arrivée, il y entraine Sa Majesté Orbis sans dire un mot. Étrange, non ?

    — Il est vrai que c'est étonnant. Vous pensez que c'est uniquement parce qu'Azriel ne répond à aucune définition, comme lui ? Ce serait futile.

    — Pas uniquement. Je pense qu'il y a une autre raison, mais nous ne le saurons sans doute jamais. Tout ce qui se passe dans la tête du Roi reste dans la tête du Roi. Je ne pense pas qu'il dévoilerait le kiosque à Sa Majesté pour sa simple différence. Adaryn n'est pas fou au point de fondre sur le premier venu. Il a dû deviner quelque chose chez le Prince. Ou bien a-t-il simplement vu quelque chose chez lui. Quelque chose qu'il veut et qu'il va se hâter d'obtenir.

    — Ne vous méprenez pas, Lyan. Lorsqu'Adaryn veut quelque chose, il l'a presque toujours, mais ne voyez pas ça comme les gestes d'un enfant gâté. Voyez ça comme les actions de quelqu'un qui ne craint pas de se battre pour obtenir ce qu'il aime et désire. Il ne forcera pas s'il ne peut pas avoir ce qu'il veut, il respecte les droits et les libertés des autres. Il ne se lance que très rarement des petits défis dans le genre, mais quand il le fait il va jusqu'au bout, en principe. Personne n'a jamais vraiment compris pourquoi et surtout quelles sont ses obsessions pour certaines choses. Mais c'est une partie d'Adaryn qu'il ne contrôle même pas lui-même, je crois. Je me demande ce qu'il a vu en Sa Majesté.

    — C'est de ça dont vous parliez, l'autre jour ?

    — Oui. Il est évident que le Prince possède quelque chose qui intéresse le Roi. Quoi, je ne sais pas, mais visiblement, cette chose est précieuse au point de lui donner l'accès au kiosque. Vous ne voyez pas quoi ?

    — Non, je ne vois rien... C'est tout de même vraiment rapide. Vous dites pourtant que le kiosque est un endroit où il n'emmène personne. Si même vous n'y avez pas accès, pourquoi y conduire le Prince si vite ? C'est louche, comme décision...

    — Aucune idée, Lyan. Personne ne le sait hormis le Roi lui-même. Il ne nous en a jamais donné la position pour pouvoir toujours disposer d'un endroit où personne ne le trouvera jamais, un endroit où il peut donc s'isoler au besoin. Je ne vois donc que l'hypothèse que je vous ai soumise, le Prince doit détenir quelque chose qui intéresse ou qui plait à Son Altesse.

    — Il va la lui prendre ? La lui voler ?

    — Je ne sais pas. Ce n'est peut-être même pas un objet qu'il peut lui soutirer. Je ne peux vraiment pas vous éclairer. Nous le découvrirons sûrement par la suite.

    — Je suis un peu perdu. Toute la situation est étrange, je ne me serais jamais douté une seule seconde qu'il puisse tant s'intéresser au Prince. N'est-ce pas pour sa sensibilité ? Je veux dire, elle est l'exacte opposée du mot « puissance », peut-être est-ce ce qui l'attire tant ?

    — J'ai un doute. Il ne serait pas lui s'il tombait si facilement pour l'inconnu et ce qui ne lui ressemble pas. Ne cherchez pas, Lyan, vous ne trouverez pas tant qu'il ne l'aura pas décidé. Cela fait presque vingt-quatre ans que j'essaie de comprendre Adaryn ; j'ai appris qu'il y a des secrets qui ne seront jamais percés.

    — Si vous le dites... Il y a bien trop de mystères et de choses incroyables dans votre Dynastie, je ne sais même plus où donner de la tête, de toute façon.

    — Vers Ehann Lucis ? Il m'a semblé que votre tête s'est bien tournée par-là...

  Lyan s'étouffa avec sa salive et vira au rouge pivoine en une fraction de secondes, gêné par le rictus plus qu'équivoque d'Alden. Ce dernier sembla d'ailleurs subitement passionné par la conversation, enfin sorti de son silence. Le roux se racla la gorge, tentant de masquer ses joues brûlantes avec son col roulé, puis bafouilla quelques mots maladroits.

    — Pourquoi dites-vous ça ?

    — Je ne sais pas, il m'a semblé bien souriant envers vous. C'est une bonne chose, il est un ami loyal et attentionné. C'est un personnage fascinant, également.

    — Monsieur Lucis est le Général des Armées. Il est l'un des plus fidèles amis du Roi. Il est assez rarement au château puisqu'il préfère rester sur le front au Est, près de la frontière que l'on partage avec le clan Hiems. Si vous désirez faire plus ample connaissance, je vous conseille de le faire rapidement, avant que son devoir ne le mène de nouveau loin de nous. Il a l'air de vous avoir pris en sympathie, profitez-en.

    — Je vais faire comme si je n'avais pas vu vos sourires bien malins.

  Les deux plus vieux se regardèrent malicieusement avant de pouffer, amusés par les rougeurs sur les joues de Lyan. Le Conseiller du Roi retrouva cependant son calme le premier, curieux. D'un geste adroit, il avança davantage vers le roux et posa ses coudes sur l'un des créneaux de la tour, l'air de rien. Alden souffla du nez, amusé par la manière qu'eut le bouclé de dévier le sujet de la conversation sur ce qui l'intéressait réellement.

    — Au fait, nous parlons beaucoup de la Première mais très peu de la Sixième. Comment fonctionnent les choses, chez vous ?

    — Un peu comme partout je suppose, mais le peuple ne respecte pas une seule des lois, d'où notre présence ici... Typiquement, nous sommes le parfait exemple d'une monarchie absolue qui ne fonctionne pas : quoi que nous fassions, le peuple ne veut et ne peut pas obéir. Mais, mis à part ceci, il n'y a pas grand-chose à dire. Si, je peux vous citer la liste trop longue de choses que nous avons perdu, comme le sang pur, tout notre argent, la beauté du paysage ou encore la tâche de naissance.

    — Comment ça ? Vous n'avez plus la marque royale ?

    — Non, et ce depuis bien des générations. Vous n'êtes pas sans savoir que la Sensibilité a perdu son Roi lors de la Grande Guerre. Puisque que la marque n'apparait que sur les premiers ou deuxième nés, en règle générale, c'est ici que nous l'avons perdue : c'est un cousin du Roi défunt qui a repris le trône. Il était un parent trop éloigné pour avoir hérité de la marque.

    — Oh. Oui, ça me semble logique maintenant que vous en parlez...

    — Cela implique aussi que le sang d'Azriel n'est pas totalement celui de la Sensibilité, comme le veut la coutume. Déjà parce que le cousin du Roi défunt est né d'un mariage entre Sensibilité et Humilité, mais surtout parce que de nos jours, il est bien difficile de trouver quelqu'un dans la Sixième qui ne partage pas son sang avec une autre Dynastie. La mère d'Azriel avait du sang de la Cinquième. La génétique a voulu qu'Azriel hérite de tous les traits de sa mère, d'où ses cheveux blonds, son teint plus hâlé et la couleur de ses yeux.

  Lyan fixa les deux autres, légèrement nerveux. Il pria pour que son explication tienne la route, pour qu'elle explique leur si grande différence physique et, surtout, le fait que le faux Prince ressemblait bien moins à un habitant « typique » de la Sixième que son Conseiller factice. Lorsque Mendel reprit la conversation sans insister, il fut donc soulagé et laissa échapper un soupir discret, heureux d'avoir pu se montrer assez crédible.

    — Je vois. Ici, Adaryn a tout de la Puissance. Il faut dire que la lignée Oriens ne s'est jamais mélangée à qui que ce soit d'autre, hormis les nobles les plus hauts placés, de sang « pur ». Puis, avant Adaryn, c'était encore très mal vu d'être un « sang-mêlé ». C'est lui qui a brisé le tabou dans la Première en s'entourant de personnes qui ont toutes au moins deux Dynasties dans le sang.

    — Ah ?

    — Oui, regardez : Hywell est un né du Courage et de la Puissance. Ehann de la Logique, de la Justice et de la Puissance également. Quant à moi, j'ai du sang de la Quatrième et de la Première. Mais trêve de bavardage sur le Roi Oriens, nous parlions de la Sixième.

    — Mis à part ceci, je ne sais pas quoi vous dire... Il n'y a rien de passionnant à propos de notre Dynastie, et vous tomberiez d'ennui si je vous racontais quoi que ce soit d'autre à propos de notre histoire passée.

    — Alors contez-nous votre histoire présente. Nous ne savons pas grand-chose sur le Prince, si ce n'est qu'il a l'air vraiment dans la lune.

  Les lèvres du rouquin se soulevèrent en un sourire tendre. Il adorait parler d'Azriel et de ses petites manies, de son esprit et de tout son univers. Il représentait à lui seul un mystère, il était bien trop particulier pour qu'on ne s'arrête pas sur son histoire, sa manière de fonctionner et sa vision du monde. Son esprit était plus atypique que les autres, et ses yeux bien plus curieux.

    — Le Prince vit dans son monde, dans sa bulle, et c'est assez compliqué de s'y trouver une place. Il a bien du mal avec les relations sociales et il se replie sur lui-même très vite. Il ne se passionne que pour peu de choses, mais très intensément. Il a un esprit très complexe et assez singulier. Je ne sais même pas par où commencer pour le décrire, tout est intéressant et pertinent. Je dirais d'abord et pour commencer qu'il est hypersensible. Il tolère bien moins les bruits, les odeurs, et même la lumière. Les plus petits détails lui sautent aux yeux tout de suite !

    — « Hyper sensible » ?

    — Ne confondez pas « hyper sensible » et « hypersensible » en un seul mot. Les deux mots pris séparément désignent une sensibilité plus accrue, certes, mais pas aussi puissante que l'hypersensibilité en un seul mot. Cette dernière est à la fois un cadeau et un fardeau, surtout dans les conditions d'Azriel. Au contraire de certaines personnes qui ne sont que hautement sensibles, la fragilité d'Azriel est un symptôme qui accompagne son fonctionnement différent.

    — Qu'est-ce que cela implique, alors ?

    — Il est facilement malade lorsqu'une forte odeur le prend, il a rapidement des maux de tête si une lumière trop éblouissante s'abat sur lui. Lorsqu'un bruit sourd retentit, il peut lui arriver de rester bloqué de longues secondes, les mains plaquées sur les oreilles, tant cela l'affecte, l'angoisse ou lui fait physiquement mal. Il ressent tout mille fois plus fort que vous et moi. Il sent même l'invisible et voit ce que nous ne voyons pas. Si vous êtes anxieux, il le sera aussi, parce que vos émotions déteignent sur lui. Il est impressionnant, sur certaines choses.

    — Effectivement, il en a tout l'air !

    — Il sait toujours comment on se sent et peut rapidement comprendre les pensées des gens avec leur gestuelle, leurs paroles, les détails. Il a appris à analyser les gens pour combler ses lacunes sociales. C'est presque un pouvoir, mais, en contrepartie de ce don, il doit en payer les frais. Ses pensées sont nombreuses, et parfois elles l'engloutissent. Il peut se mettre à pleurer, à paniquer pour la moindre petite chose. Pour un obstacle qui vous semble insignifiant, mais qui, pour lui, a l'air énorme. Tout est plus grand à ses yeux. Le rien possède un sens que nous ne pouvons pas voir, le tout a un impact que vous ne pouvez pas sentir. Parfois, il a besoin de s'enfermer dans sa chambre parce que le monde l'étouffe, parce qu'il ne contrôle plus.

    — Je comprends mieux ses nombreux moments d'absence, à table.

    — Oui, son attention est limitée par tout ce qui se déroule dans son crâne. Si ses yeux se posent sur quelque chose d'intéressant, ses pensées vont divaguer car trop nombreuses. Il peut commencer à regarder une fourchette pour finalement se demander si la Mer Caldus est plus chaude que la Mer Virtus. Ça n'a pas forcément de sens. Il dit souvent que ses pensées sont comme un murmure incessant, pareil à un cours d'eau qu'il a appris à observer sans tenter de le remonter. Quand elles commencent à parler plus fort, il s'isole et essaie de s'éloigner de tout ce qui attaque trop sa bulle de protection. Puis quand elles se mettent à hurler, il faut prier tous les dieux pour qu'il réussisse à les faire taire.

    — Oh. Vous décrivez les choses avec tant d'admiration, c'est remarquable, Lyan. Je connais bien des gens qui méprisent la différence et qui auraient pris un malin plaisir à punir Azriel pour sa manière d'être...

    — Oh, vous savez, au château, peu de gens l'acceptent vraiment, en réalité... Sa mère était la mieux placée pour l'aider, car comme lui. Mais elle nous a quitté trop tôt. Je dirais qu'Azriel est particulier, et ce dans le bon sens du terme. Il fait partie de ces gens qui ne comprennent pas toujours tout du monde qui les entoure, qui détestent l'imprévisible et qui ont besoin de point de repères pour fonctionner. Il est rapidement désorienté par les gens qui ne sont pas assez explicites dans leurs mots ou expressions faciales. Surtout, il est rapidement épuisé par les interactions sociales, par tout ce qui se trouve autour de lui. C'est ce qui explique ses longs moments d'absence à table, et ce pourquoi j'en rigole toujours. J'ai vu trop d'adultes lui dire qu'il était une erreur, alors j'aspire vraiment à ce qu'il ne se sente pas si rabaissé avec moi.

  Alden et Mendel restèrent muets un long moment, échangeant des regards lourds de sens, si bien que seul le bruit des pas de Frewen brisa le silence. Le garde faisait le tour de l'espace, ennuyé et toujours aussi grincheux. Lyan lui adressa un petit sourire compatissant pour tenter de le calmer, d'apaiser ses nerfs.

    — Est-ce simplement la Sensibilité ou bien est-ce autre chose ?

    — C'est autre chose, mais personne ne sait dire quoi. Beaucoup ont toujours pensé qu'il était simplement retardé, gauche et incapable d'être présentable en société. Moi, j'ai toujours été convaincu qu'il est simplement en difficulté, et qu'il ne mérite pas d'être considéré comme un problème. Il ne fonctionne pas comme vous et moi, toutefois cela ne l'empêche pas d'exister à sa manière. Il a de grosses lacunes dans les codes sociaux, mais cela ne le dispense pas d'être un jeune homme comme tous les autres. Il rigole, il pleure, il rit, il vit. Et toutes ses difficultés ne devraient pas être vues comme des choses à corriger, mais bien plutôt comme des points sur lesquels il faut l'épauler.

    — Et peut-on vous y aider, dans ce cas ?

    — Avec plaisir ! Il y a trois règles d'or que vous pouvez suivre dès maintenant : la première, c'est de ne jamais attendre de lui un quelconque contact visuel. Il finira par vous regarder en parlant, mais laissez-lui le temps de vous faire totalement confiance. Deuxièmement, c'est de ne jamais changer ses habitudes sans son accord. N'essayez pas de le faire dans son dos, il le remarquera vite. Troisièmement, et le plus important : il est en difficulté mais pas « retardé ». Il est un être humain à part entière et mérite d'être traité comme n'importe quel individu.

  Alden et Mendel acquiescèrent vivement, prenant note consciencieusement. Lyan leur offrit un sourire puis entreprit de leur indiquer encore quelques petites marches à suivre pour comprendre et appréhender correctement Azriel. Bien qu'il lista beaucoup des difficultés du Prince factice, il ne parla jamais de lui comme d'un fardeau, d'un enfant « problématique » ou d'un idiot incapable de suivre les codes sociaux les plus basiques. Il spécifia simplement que le blond était un être humain à besoin un peu plus spécifiques que la moyenne, et qu'il fallait donc s'armer d'un peu plus de patience pour l'approcher et gagner sa confiance.

    — Ouah... Le Prince à l'air d'être très...

    — Très Azriel Orbis.

    — Exactement. Finalement, le Roi et lui se sont bien trouvés, réellement. L'un est une tornade imprévisible, l'autre une rivière au murmure répétitif. Si on ne peut rien deviner de l'un, l'autre est un livre vierge qui absorbe toutes les histoires autour de lui. Peut-être même parviendra-t-il à comprendre plus que quiconque Son Altesse.

    — Pourquoi pas, mais si vous le décrivez comme un homme fermé et secret, j'ai un doute. Le Prince ressent ce que les personnes qui l'entourent laissent paraitre. Il n'est pas « magicien » au point de lire dans les esprits. Si le Roi cache ses émotions, Sa Majesté ne les sentira pas.

    — Je vois...

    — Je me demande réellement comment ces deux-là peuvent cohabiter. Je veux dire, le Prince est l'incarnation même de la Sensibilité, tandis que le Roi est celle de la Puissance.

    — La Sensibilité et la Puissance ne sont pas des opposés, Lyan. Elles sont seulement très rarement alliées ensemble parce qu'on les pense trop différentes. Peut-être que Sa Majesté et Son Altesse vont nous prouver qu'elles peuvent parfaitement se lier. Vous ne pensez pas ?

    — C'est... Oui, c'est possible, je crois. Oh ! Je suis même convaincu que c'est pour cette raison que le Roi est si intrigué par le Prince.

    — Non, Lyan. Si c'était cela, il ne lui aurait pas donné l'accès au kiosque si vite. Il y a quelque chose de totalement inexplicable, comme si une mauvaise bête l'avait piqué. Je ne comprends vraiment pas ce qu'il a pu voir.

    — Je ne sais pas, mais le Prince est obnubilé par ses yeux, aussi étonnant cela puisse-t-il paraitre. Il m'a dit qu'il y voit un brasier, ou je ne sais quoi. Ils ont tous les deux trouvé quelque chose qui les intrigue, visiblement. Je n'aurais pas cru ça possible en si peu de temps.

    — Rien n'est prévisible avec Son Altesse. Les seules choses qui ne changent jamais, ce sont ses obsessions pour les échecs, le langage des fleurs et l'aube.

    — L'aube ?

  Le jeune homme aux cheveux rouges hocha doucement la tête, replaçant son manteau convenablement et jetant un regard vers Frewen qui, lui, fixait ses pieds, droit comme un « i ». Il se retenait de grogner, par politesse et surtout parce que son rôle ne l'y autorisait pas. Le faux Conseiller se retint de rire en le voyant et se concentra plutôt sur les explications d'Alden.

    — Depuis qu'il est petit, Adaryn se lève en même temps que le soleil pour le regarder. Il dit souvent que c'est le meilleur moment de la journée, le seul moment où « rien ne brûle ».

    — Rien ne brûle ?

    — Je ne sais pas si j'ai le droit de parler de ça, c'est son petit secret.

  Lyan tenta d'imaginer ce qu'Azriel et Adaryn Oriens pouvaient bien être en train de faire, en ce moment même.Comment ces deux êtres totalement opposés pourraient-ils un jour cohabiter réellement ? Comment le noiraud pourrait-il tomber dans le piège et donner son cœur au blond ? Comment allaient-ils réussir leur mission si le Roi ne leur permettait pas de prévoir et de calculer leurs coups à l'avance, s'il était si imprévisible et si singulier ?

  Puis, comment le Prince factice pourrait-il contrôler la situation ? Adaryn Oriens n'était-il pas dangereux pour lui ? N'allait-il pas faire hurler toutes les pensées du plus jeune ? N'allait-il pas le briser plus qu'Azriel était censé le faire ? Le rouquin sentit son cœur louper un battement alors qu'une question se formait dans son esprit, bien plus effrayante que toutes les autres :

Qui de la Puissance ou de la Sensibilité finirait réellement à genoux ?

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hello ! ce chapitre-là me fait toujours autant sourire avec le nombre d'indices glissés – d'autant + maintenant que la réécriture est là heheh :)

à dimanche ! <3

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