Chapitre 02
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— Le peuple se meurt. Le nombre de personnes à la rue augmente. La pauvreté suit. On court tout droit vers notre perte, votre Altesse. Les ouvriers d'Olearia menacent d'attaquer le château à nouveau si nous ne supprimons pas les impôts... Je crains qu'ils ne recommencent à tout saccager comme il y a douze ans. Il faut faire quelque chose, sinon j'ai bien peur qu'ils ne parviennent à s'en prendre réellement à nos fils...
— Je sais, Sohal, je sais...
— Il faudrait songer à marier Lyan avec quelqu'un d'autre que la Comtesse de l'Ouest, monsieur. Je crois que c'est là notre seule option pour nous tirer d'affaires. Le Prince Lyan est notre dernier espoir. Peut-être que la Cinquième Dynastie voudra bien nous prêter main forte...
Le Roi Orbis soupira. Il jeta un œil par la fenêtre du grand bureau dans lequel il se trouvait, aux côtés de son Conseiller. Par la vitre, il vit son fils unique, souriant aux côtés de son plus fidèle ami. Lyan et Azriel observaient les nuages, dans leur bulle, souriant et ignorant tout de la conversation qu'entretenaient leurs deux pères.
Le Prince riait à gorge déployée, il n'avait pas peur d'attirer l'attention. Ses cheveux roux jouaient avec le vent, rehaussant la couleur des jolies taches qui parsemaient ses joues. Ses yeux verts fixaient le ciel avec intérêt, et un grand sourire dévorait ses lippes. Il écoutait attentivement les explications farfelues de son meilleur ami, tentant de visualiser des formes dans les nuages. Lyan n'y voyait pas grand-chose d'autre que des boules de cotons, trop rationnel pour discerner des métaphores. Son esprit plus terre à terre ne l'empêchait tout de même pas d'apprécier les inventions d'Azriel. Ce dernier parlait assez bas, bien qu'avec engouement. Il ne voulait pas risquer de se faire entendre ou de déranger les employés des jardins.
Le fils Caelum était toujours aussi dynamique que durant son enfance, cependant il avait appris à se faire minuscule avec le temps. Désormais, ses cheveux blonds descendaient jusqu'à sa nuque, au-dessus de ses épaules. Ils étaient retenus en une coquette petite queue de cheval basse, nouée par un ruban violet. Pourtant, de nombreuses mèches dorées lui fouettaient le front, dansant au rythme du vent, caressant ses joues. Il avait bien changé depuis l'attaque du château, pourtant il n'égalait en rien la grâce et la beauté de Lyan. Le Prince était devenu un jeune homme des plus raffinés, et Azriel son ombre, plus discret et maladroit. Ils avaient tous les deux soufflé leur vingtième printemps, respectivement en janvier et juillet.
— Puis-je vraiment risquer la vie de mon fils unique, Sohal ? Lyan est trop précieux.
— Risquer sa vie ? Personne ne lui veut du mal, votre Altesse. Je doute que la Cinquième Dynastie tente de le tuer si nous proposons un mariage. Le Prince va fêter ses vingt et un an dans un peu moins de six mois, monsieur. Son couronnement approche à grands pas, et lui laisser le Royaume dans cet état n'est pas une bonne idée.
— Je ne vois pas d'issue possible, Sohal. Autour de nous, toutes les Dynasties attendent un faux pas pour nous achever. Ils attendent notre chute pour nous écraser définitivement.
Le Conseiller du Roi fit la grimace : le Roi s'imaginait parfois être la cible du monde entier alors même qu'Alasia semblait avoir oublié l'existence de la Sixième Dynastie. Ses délires le poussaient souvent à se renfermer sur lui-même, à fuir toute porte de sortie. Malheureusement, le temps leur était compté, ils ne pouvaient pas attendre indéfiniment qu'il ne sorte de sa folie. Lyan deviendrait bientôt Roi, et Sohal refusait de laisser le Roi Orbis lui léguer un pays en pareille décrépitude. Il pinça donc les lèvres en fixant son propre fils. Il s'imagina une seconde passer une main dans ses jolis cheveux blonds, ceux-là même qu'il tenait de sa mère, puis se concentra à nouveau pour oser proposer son idée.
— Pourquoi ne pas envoyer nos garçons dans un pays voisin ? Prions pour que le Prince Lyan vole le cœur d'une des Princesses, d'un Prince, d'un Roi ou d'une Reine. Si nous n'agissons pas nous-même, personne ne le fera. Il faut que nous passions à l'action, votre Altesse. La seule issue qui se présente à nous est le mariage ou l'alliance économique.
— C'est trop risqué, Sohal. Lyan serait une cible trop facile, ils tenteraient sans doute de le blesser, ou bien ils le rabaisseraient parce qu'il vient d'un endroit si pauvre que la Sixième. L'idée est bonne mais je me refuse à ça, ce serait l'envoyer directement dans la gueule du loup. Échangeons plutôt les rôles. Azriel sera le Prince et Lyan le Conseiller !
Sohal tenta de ne pas broncher face au cruel manque de considération envers son fils. Le Roi n'avait jamais été très attaché à Azriel, c'était un fait auquel le Conseiller Caelum s'était habitué. Cependant, depuis que la situation s'était empirée dans la Sixième Dynastie il y a douze ans, le souverain Orbis s'enfonçait dans un brouillard de haine et de colère parfois injustifiées. Méfiant de tous, il était persuadé qu'Alasia tout entière voulait le tuer, l'attaquer et lui retirer sa couronne. Il devenait grincheux, cynique et de plus en plus méprisant de ceux qui l'entouraient. De tous, à l'exception faite du prodige qui lui servait de fils, évidemment...
— Pourquoi fais-tu cette tête ? Tu n'approuves pas l'idée ? Je trouve que c'est un bien meilleur plan. Lyan serait hors de danger, et personne ne tenterait de s'en prendre à lui. Azriel agirait comme un bouclier pour assurer sa sécurité. C'est bien mieux ainsi.
— Vous mettriez en danger le souverain ou la souveraine qui tomberait pour mon fils, votre Altesse... Bien que déguisé, Azriel reste un Conseiller et ne possède pas de sang royal. Le monarque qui aura une relation avec lui sera puni et ne nous aidera pas le moins du monde. Sa Dynastie pourrait même lui être enlevée par notre faute.
Le Roi Orbis tiqua. Il fronça les sourcils, la mine soudainement bien sombre. Il sembla réfléchir un long moment, subitement inspiré par les mots de son Conseiller, aspiré par une idée sinistre qui ne présageait rien de bon. Lorsqu'il releva les yeux, Sohal fut certain qu'il avait désormais quelque chose de dangereux en tête et regretta amèrement ses mots. Le roux ricana, puis sa voix rauque et pleine de colère claqua dans l'air.
— Bien au contraire, c'est une idée de génie ! C'est ce que j'attendais, c'est ce qu'il nous faut. Nous allons pouvoir donner une bonne leçon à tous ceux qui se pensent supérieurs, à ceux qui pensent pouvoir nous écraser !
— Votre Altesse, vous délirez encore...
— Je suis parfaitement lucide, Sohal. C'est la meilleure idée qui soit jamais sorti de ta cervelle, la meilleure ! Et pourtant tu n'es pas brillant, d'habitude.
— Merci, je suppose... Mais envoyer Azriel en tant que Prince factice revient à faire tomber une Dynastie innocente. Si la supercherie se découvre nous serons tout aussi punis et...
— Silence. Laisse-moi réfléchir.
Sohal se tut, conscient que le Roi ne changerait pas d'avis. Il se redressa, se tenant droit, les mains dans le dos, le souffle coupé. Ses yeux ne purent que jongler entre son précieux fils et ce Roi de plus en plus effrayant, là, enfermé dans ses pensées psychotiques, paranoïaques. Le silence pesant de la pièce se brisa quelques secondes plus tard quand le monarque exposa son plan avec frénésie, folie.
— La Première Dynastie. La première Dynastie a eu des milliards d'occasions de venir nous prêter main forte. Je veux les ruiner, eux et leur si grande force. Les anéantir ! En volant le cœur du Roi Puissance, Azriel pourra accéder à son argent, avant de venir le briser en s'enfuyant avec tous ses trésors. La plus grande déception du souverain serait de voir que son petit chéri n'est venu que pour lui subtiliser sa fortune. Je veux qu'Oriens rampe à nos pieds.
— Azriel se fera rattraper avant. Par pitié, ne faites rien qui pourrait mettre sa vie en...
— Justement, Sohal ! Justement !
— Justement quoi ? Vous voulez que je vous regarde sacrifier mon fils ? Hors de...
— Lorsqu'Azriel aura le cœur du Roi Puissance au creux des mains, il nous faudra répandre la nouvelle, crier : « Le grand Roi de la Première Dynastie s'est épris d'un simple et misérable Conseiller » ! L'Ordre est formel là-dessus, comme tu l'as souligné. Un Roi ne peut avoir de relation avec quelqu'un qui ne possède pas de sang royal. C'est l'un des actes fondamentaux du Traité, le violer revient à donner son Royaume aux Gardiens.
— Et qu'est-ce que cela nous apporte de briser un homme ? L'Ordre viendra prendre sa Dynastie, et nous, nous serons punis car la supercherie sera dévoilée au grand jour. Nous n'aurons ni argent, ni même moyen de nous relever. C'est de la folie, et...
— Silence, j'ai dit. Lorsque les Gardiens viendront prendre la Première Dynastie, ils feront venir toutes les armées, c'est dans le Traité de paix. Le Roi Puissance sera fait comme un rat.
— Il tentera de se défendre en disant qu'il ne savait pas pour les réels titres d'Azriel et du Prince Lyan. Et bon nombre de gens le croiront, votre Altesse. La parole d'un homme comme le Roi Puissance peut défier toutes les armées. La lignée Oriens est bien trop crainte et respectée. Vous semblez oublier que le sang de la fille ainée du Roi Premier coule dans leurs veines.
— Il suffira de mentir. Azriel et Lyan n'auront qu'à prétendre que c'est le Roi Puissance lui-même qui leur a demandé d'échanger leurs titres pour pouvoir entretenir une relation intime avec ton fils dans le plus grand des secrets. Il passera pour un Roi aussi vicieux que son père avant lui, et le monde entier croira qu'il a cédé à ses passions interdites. Puisque nous serons ceux qui avertiront l'Ordre du crime, les Gardiens croiront deux gamins terrifiés et « manipulés », plutôt qu'un Roi froid et arrogant. L'Ordre se méfie du Roi Puissance. La lignée Oriens n'a jamais été la plus docile, ils savent combien il est difficile de faire se plier cette Dynastie. À la moindre occasion qu'ils auront de la faire chuter, ils sauteront dessus.
— Dans ce cas, comment être sûrs que les Gardiens nous entendent à temps ? Il me semble en plus que le Gardien de l'Humilité est proche du Roi Puissance. Et s'il le défendait ?
— Un Gardien sur six ne fera pas le poids. Les autres nous croiront. Ils nous croiront forcément, nous passerons pour les héros qui dénoncent un crime de la plus haute importance. Ils nous verront comme les héros qui sauvent la paix, l'ordre et l'équilibre des Dynasties au sein d'Alasia.
— Mais...
Le Roi leva la main pour le faire taire en fermant le poing, et son Conseiller pinça les lèvres, fixant à nouveau son fils d'un air grave. Il s'en voulut d'avoir parlé, d'avoir initié la phrase qui venait de déclencher tout ce sombre plan dans l'esprit du souverain. Ce dernier avait le souffle court, les yeux accrochés sur le vide. Il y a bien longtemps qu'il avait sombré dans la folie...
— La première Dynastie est capable de nous réduire en cendres tous autant que l'on soit. L'Ordre est particulièrement minutieux lorsqu'il s'agit d'elle, alors je doute fortement qu'ils laissent le Roi de la Première régner après qu'il ait eut une aventure avec un Conseiller. Ils ont bien trop peur de lui. Nous gagnerons une montagne d'argent en le dénonçant. Nous serons les héros de la situation, Sohal. Tu comprends ? Les héros ! Nous aurons défait la lignée Oriens, la mythique lignée Oriens ! Des héros, nous serons des héros !
— Je doute que nous puissions défaire si facilement une famille aussi grande que celle-ci. Mais soit. En admettant que cette partie du plan fonctionne, comment fait-on entrer Azriel et Lyan dans le Royaume de la Première Dynastie ? C'est impossible. Nous devrions donc oublier cette idée et...
— Non. Tais-toi. C'est possible, et peut-être que nos garçons auront une idée. Toi, là. Va donc chercher messieurs Orbis et Caelum. Dépêche-toi.
Le jeune domestique s'inclina craintivement avant d'effectuer sa tâche, effrayé par les représailles et les punitions qui l'attendaient s'il n'obéissait pas. Les deux jeunes hommes firent donc leur entrée dans le bureau du Roi quelques minutes plus tard, perplexes. Si Lyan salua rapidement les personnes présentes avant de s'assoir sur le divan près de la fenêtre, Azriel resta plié à quatre-vingt-dix degrés devant le souverain, docile.
Lorsqu'il se redressa, le plus vieux des Orbis expliqua alors son plan aux plus jeunes, la voix dégoulinante de passion pour le chaos qu'il créait. Il eut un sourire presque maniaque en parlant, et le blond face à lui resta abasourdi. Triturant sa jolie chemise blanche, jouant nerveusement avec les lacets de ses manches, Azriel se balança d'un pied sur l'autre, angoissé, déboussolé. Lorsque le silence retomba sur la pièce, il fixa le sol, interdit. Son meilleur ami fronça les sourcils et trouva le courage de contredire son père, quoi que craintivement.
— Père... je comprends plus ou moins votre envie de détruire la Première Dynastie, bien que je ne la partage pas. Mais ne pensez-vous pas que c'est bien trop osé ? Nous sommes dix fois plus petits, mille fois plus faibles. Pensez-vous sincèrement que la Sensibilité possède la moindre chance face à la Puissance ? Face à la lignée Oriens, qui plus est ?
— Face au Roi et son armée, non. Mais face à l'homme et ses sentiments, oui. Si vous parvenez à voler son cœur, vous aurez tout gagné. L'Ordre sera de notre côté. Il vous sera simple d'affirmer que vous n'avez jamais échangé vos rôles de vous-mêmes afin de faire flancher le Roi Puissance. Il viendra pleurnicher à vos pieds.
— Père... c'est bien trop violent. Pourquoi ne pas tenter une alliance avec la Cinquième ou la Quatrième ? Ce serait un bon début, pour nous. Ou bien pourrait-on simplement tenter de négocier avec la Première. Envoyez-nous là-bas et nous essaierons d'attirer la pitié du Roi Puissance. C'est interdit de se lier avec un monarque, Azriel risquerait la peine de mort...
— « Pitié » ? Oh, non, Lyan. Pitié, c'est ce que le Roi Puissance vous suppliera de lui accorder. N'imagines-tu pas comme notre Dynastie brillerait si Azriel et toi parveniez à défaire la plus forte, la plus admirée et la plus crainte de toutes les Dynasties, la plus grande des lignées ? L'inébranlable Roi Puissance, l'infaillible Adaryn Oriens, à genoux, à vos pieds, vous implorant clémence. La lignée Oriens, défaite devant tout Alasia.
Le Roi Orbis gagna un sourire toujours plus fou. Derrière ses yeux semblèrent défiler de nombreuses images toutes plus cauchemardesques les unes que les autres. Son plan ne semblait pas anodin, pas irréfléchi non plus : tout eut l'air d'être prémédité, préparé minutieusement depuis des années. Le souverain constituait le puzzle de son piège depuis des lustres, et les paroles de son Conseiller venaient de lui offrir les dernières pièces de ce traquenard. Lyan le comprit en observant le rictus cynique qui tordit les lèvres de son père. Il tenta de le raisonner, de lui prouver qu'ils ne feraient jamais le poids face à la Dynastie Puissance, seulement, le l'étincelle de haine qui illuminait les yeux verts de son géniteur ne lui inspira rien de bon.
— Ce n'est pas judicieux d'agir ainsi, père. Nous risquons d'être tout aussi punis que lui. Notre but est de sauver le Royaume, non ? Pourquoi vous entêter à vouloir faire couler quelqu'un d'autre ? Pourquoi devrait-on forcément faire tomber quelqu'un pour nous élever ?
— Pour nous venger, Lyan.
Sohal fronça les sourcils et pinça les lèvres, comprenant visiblement mieux cette réponse que les deux jeunes hommes à ses côtés. Le Prince questionna son père mais ce dernier balaya d'un revers de main ses interrogations, lui donnant à la place un ordre glaçant :
— Tu dois sauver le Royaume, Lyan.
— Ce n'est pas en tuant celui d'un autre que je vais ramener le mien à la vie.
— Cesse donc de discuter et obéis, veux-tu ? L'avenir de la Sensibilité repose sur toi.
— Oui, père...
— Bien. Azriel, tu es prêt à suivre ?
— Ah... Pour... Pourquoi je dois jouer le rôle du Prince ?
— Pour que l'Ordre puisse posséder une raison d'attaquer Oriens, imbécile. Surtout, pour la sécurité de Lyan. Sous la couverture d'un simple Conseiller, mon fils sera moins visé en cas d'attaque. Il existe trop de gens qui veulent me tuer, ou le tuer lui. Puis, pourquoi te donnes-tu le droit de discuter ? Tu dois nous obéir sans rechigner, Azriel. Qui pense-tu être, subitement ? Si je te dis de faire quelque chose, fais-le. Si tu n'obtempère pas, tu seras remplacé. Tu n'es pas indispensable à la vie du château, Caelum.
Azriel mordilla l'intérieur de sa joue, la tête basse. Il acquiesça lentement, le cœur lourd. Avec les années, il avait appris le poids et la signification de tous ces mots durs que les adultes lui adressaient toujours. En grandissant, il avait alors compris que sa vie n'était qu'un grain de poussière sur le plateau d'argent des plus grands, et que le moindre faux pas le mènerait à la potence directement. Il n'était pas irremplaçable, à l'instar de tous ces employés du château qui finissaient toujours châtiés ou renvoyés. Il était venu au monde pour servir Lyan. Son existence ne servait aucune autre cause, aucun autre but. Il devait être l'ombre du Prince, ne pas posséder d'avis, ne pas élever la voix. Surtout, il avait interdiction de désobéir, de contredire. Le mot « Conseiller » était devenu vide de sens. Son réel rang se nommait plutôt « Sacrifice ».
— Oui, votre Altesse. Je ne questionnais pas vos directives, je m'y plierai. Ma question se tournait plutôt... Je me demandais simplement pourquoi vous ne donniez pas le titre de Prince à quelqu'un de plus compétent que moi. Je suis loin d'avoir le niveau requis pour tout ça...
Sohal esquissa un fin sourire malgré lui, ébouriffant les cheveux de son fils. Lyan se retint de glousser aussi, amusé par la grimace de son compagnon, par son embarras plus qu'évident. Le Roi Orbis ne cilla même pas, toujours aussi désagréable et antipathique.
— Parce que je ne vois personne d'autre capable d'attendrir un homme aussi confiant, aussi dur et puissant qu'Oriens. Inculte. N'as-tu donc jamais entendu parler de lui ? Il est froid, violent et austère. On raconte qu'il méprise tous ceux qui osent le contredire. Il est borné, arrogant et imbus de lui-même. La royauté lui est monté à la tête. La seule personne qui puisse lui plaire, c'est toi. Tu sauras lui obéir et te montrer assez doux pour ne jamais aller à l'encontre de ses envies et de ses désirs. Il tombera pour toi parce que tu es le seul qui n'osera jamais lui dire non, Azriel. C'est aussi bête que cela.
— Je... vois.
— Mais comment le faire passer pour un Prince ? Regardez ses cheveux, regardez ses yeux. Il ressemble trop à sa mère, il a écopé des couleurs de l'Humilité. Il n'y a qu'à observer Lyan pour comprendre la supercherie. Dans les autres Dynasties, les sangs-mêlés sont lynchés et dénigrés. Votre Altesse, s'il vous plait, ne...
— C'est le cadet de nos soucis, cesse donc de répondre, Sohal. Il leur suffira de dire la vérité. Azriel a tout pris de sa mère, pourtant tu possèdes le roux et le vert de la Sensibilité. À l'inverse, la mère de Lyan n'était pas rousse, mais coup du destin, il a hérité de mes traits. Arrêtez de discuter et de chercher des excuses, tous les deux. Obéissez.
— Vous... vous êtes certain que je saurais être assez crédible ? Je ne me permets pas de remettre vos décisions en cause, votre Altesse. Je me demandais juste si... si ce ne serait pas mieux d'envoyer quelqu'un d'autre. Je sais à peine formuler des phrases correctes, je n'ai jamais rien écouté en cours et j'ai l'air empoté et idiot...
Le Prince gloussa en passant un bras sur les épaules de son meilleur ami. Il lui décocha un petit clin d'œil, puis vint le rassurer du mieux qu'il le put, comprenant bien la situation délicate dans laquelle il se trouvait désormais. Azriel produisait déjà des efforts colossaux pour parler convenablement devant les ainés, n'appréciant que très peu les fioritures de langage. Simuler un titre de Prince n'était donc pas tâche aisée pour lui : la culture, l'éloquence et la bienséance qui accompagnaient ce rôle n'étaient pas innées.
— Ne t'en fais pas. Nous ne quittons pas Olearia demain, non plus. D'ici là, je t'aurai appris assez de choses pour que personne ne remarque que tu n'es pas de sang royal.
— Bien. Cela étant réglé, je pense avoir trouvé une solution pour vous envoyer droit dans le château du Roi Puissance.
La main de Sohal se crispa légèrement sur l'épaule de son fils face à ces mots. Azriel lui jeta un regard inquiet, comprenant bien la crainte que son père tentait de masquer. Ils ne voulaient pas être séparés l'un de l'autre, encore moins par une mission aux allures stupides et malhonnêtes. Depuis le décès d'Elina, les deux hommes s'étaient rapprochés, et bien que leurs démonstrations affectives soient implicites et discrètes, leur relation était des plus délicates.
— Prétendons que notre Royaume est bien trop dévasté. Je veux dire, plus qu'il ne l'est actuellement. Disons que le peuple veut vos têtes comme il y a douze ans, et demandons Asile.
— Demander « Asile » ?
— C'est une ancienne loi qui ne vous a sûrement pas été apprise puisqu'elle n'a plus été utilisée depuis des siècles. Dans le Traité de paix, il est stipulé que si un enfant de sang royal est en danger dans sa Dynastie, et ce pour une raison quelconque, il est du devoir des monarques d'Alasia d'accepter de l'héberger et de le protéger pour qu'il ne lui arrive rien. Un descendant du Roi Premier est précieux, pour maintenir l'ordre il faut le protéger à tout prix.
— Cela peinerait d'autant plus le Roi Puissance de savoir que mon fils a abusé de sa bonté. Mais la lignée Oriens n'est pas réputée pour sa clémence, sa Dynastie rime avec le mot violence. Votre Altesse, c'est bien trop dangereux, s'il vous...
— Justement, Sohal ! Arrête de geindre. Son argent c'est ce que l'on veut, mais le voir agoniser c'est encore mieux. La capitale de la Première Dynastie est la plus proche d'Olearia, ce qui nous arrange grandement. Nous ne paraîtrons pas suspects.
Lyan hocha faiblement la tête, peu convaincu. Il analysa le plan avec minutie, de manière objective et purement factuelle. Il y trouva de nombreuses failles qu'il n'eut pas le droit de contester : les yeux fous de son père l'en dissuadèrent. La démence de son géniteur l'effrayait de jour en jour. Il fit donc la moue, fixant le Roi Orbis et son envie de grandeur, son envie de détruire un homme. Puis, résigné, il tenta une dernière fois de raisonner son père.
— Nous allons détruire un homme, père. J'ai conscience que notre Dynastie est sur le point de sombrer, mais je n'apprécie pas l'idée de porter sur mes épaules un tel acte de barbarie. Il existe tellement plus de solutions. Si vous acceptiez de vous ouvrir aux autres Royaumes d'Alasia, nous pourrions discuter d'un traité, d'une alliance ou d'un accord économique. Est-ce vraiment ce que vous voulez, la guerre pure et dure ?
— C'est ce que je veux. Lyan, tu dois t'endurcir. Les mots et les discours ne peuvent pas tout régler. Oriens n'aura pas d'autre choix que de nous donner ce que l'on veut, il sera acculé. Puisque c'est moi qui vais alerter les Gardiens et que vous passerez pour les pauvres manipulés, ils nous offriront sans doute un peu plus de clémence et nous laisserons prendre part à la punition du Roi, j'en suis sûr.
— Premièrement et s'il m'est encore permis de m'opposer à vous, père, je maintiens qu'une solution plus pacifiste est possible. Deuxièmement, votre plan est truffé d'écueils qui pourraient nous couter la vie. Vous omettez un nombre considérable de facteurs humains et de données primordiales. Troisièmement, et sur une note un peu plus futile : vous vouliez éviter de nous coller la honte, mais nous faire passer pour des « pauvres manipulés » ne nous attirera pas plus de fierté. Je refuse de monter sur le trône avec ceci sur la conscience.
— Faux. Vous serez vus comme des héros qui ont osé dénoncer les vils desseins du plus grands des Rois, vous aurez réussi le plus beau tour de passe-passe de toute l'histoire de la Sixième Dynastie. Agir plus pacifiquement ne nous collerait que de la pitié au front. Nous passerions pour les pauvres malheureux qui sont partis pleurer chez Oriens afin d'avoir de l'aide. C'est hors de question. Aurais-tu perdu la tête, mon fils ? Tu me décevrais presque.
— Non... Bien sûr que non, père. Excusez mes mots. Je... je comprends votre point de vue et je le suivrai. Je m'occupe donc de former Azriel, laissez-moi deux semaines, puis demandez Asile. Nous serons prêts, je l'espère...
— Voilà qui est bien mieux et digne d'un Orbis. Tu m'en vois ravi, mon fils. Un grand destin t'attend. La Sensibilité va renaitre avec toi, j'en suis convaincu. Azriel t'y aidera, hm ?
Lyan fit la moue, peu convaincu. À contre cœur, Sohal donna un coup de coude à son fils qui ne bougeait plus, ne réagissait plus. Azriel se voyait mal réussir à renverser le Roi le plus redouté des six Dynasties. La simple mention de son nom suffisait à glacer le sang, sa personne en chair et en os ne pouvait être que plus terrifiante encore. Comment pourrait-il gagner ses sentiments ? Comment briser son cœur en volant tous ses trésors, en assiégeant son château, - en demandant des milliers de richesses pour sauver sa patrie natale ? Puis, il ne se sentait pas capable d'endosser le rôle principal, d'être l'acteur clef de ce plan machiavélique.
Le blond songea quelques secondes à sa mère : elle aurait sans nul doute opté pour la solution pacifiste, sûrement usé de ses jolis mots pour que le Roi Oriens leur offre son aide. Elle n'aurait jamais toléré un pareil plan, jamais accepté tant de coups bas. Elina représentait la Sensibilité à la perfection, elle ne se serait jamais résolue à un pareil massacre. Azriel aurait voulu être aussi courageux qu'elle, avoir le cran de se rebeller, de dire non. Mais ses mains tremblantes lui prouvèrent la misère de son être, la peur qui rongeait ses veines. Il ne savait rien faire d'autre qu'obéir. La rébellion n'était pas dans ses cordes. Il murmura donc docilement :
— Je... je vous suis, évidemment. Je ne vous décevrai pas, votre Altesse...
Sohal se retint de vociférer sa colère. Il serra la mâchoire et se cramponna à son fils, outré. Le Roi Orbis n'était plus que l'ombre de lui-même. Il n'était plus qu'un homme vide, capable de lancer les pires menaces sans broncher, sans même sentir le poids de ses mots. L'insensibilité était sans nul doute et ironiquement le nom du Royaume sur lequel il aurait dû régner. Sa tirade suivante ne fit que le prouver.
— J'espère donc qu'Oriens viendra ramper à tes pieds, Azriel.
Le blond acquiesça mollement, peu convaincu. Il avait déjà l'estomac retourné, la gorge nouée par l'appréhension. Son père attrapa discrètement sa main et pressa sa paume contre la sienne en signe de soutien.
— Adaryn Oriens s'agenouillera devant toi pour te demander pitié, et à ce moment-là, à ce moment-là, Azriel, tu lui diras comme tu le détestes et comme tu le hais. Tu admireras les larmes dans ses yeux, tu sentiras son être se briser, et tu le regarderas chuter sans même lever le petit doigt pour l'aider. C'est tout ce que la lignée Oriens mérite.
Azriel hocha timidement la tête pour faire plaisir à son monarque, imaginant la scène. Il ne savait même pas à quoi ressemblait ce fameux Adaryn Oriens, néanmoins, l'image qu'il visualisa fut assez poignante pour l'ébranler. Le Roi ne lui laissa cependant pas le temps de cligner des yeux pour chasser cette vision qu'il lança le coup final, lourd,
— Tu seras responsable de la chute du grand Adaryn Oriens, Azriel Caelum.
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hello mes p'tits potes :3
j'espère que tout va bien pour vous haha ! Adaryn arrive dans le chapitre suivant pour le plus grand plaisir de vos yeux (et des miens, j'vais pas vous cacher que c'est mon personnage préféré, hein, mais ça tout le monde l'avait deviné x))
prenez soin de vous, à bientôt ! <3
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