𝐓𝐰𝐞𝐧𝐭𝐲 𝐬𝐞𝐜𝐨𝐧𝐝

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Taehyun détestait par dessus tout quand les gens oubliaient. Quand ils oubliaient une heure convenue, une question déjà posée, une promesse. Mais le pire, c'était quand la promesse n'avait jamais vraiment été dite. Parce qu'alors, il n'avait aucun contrôle sur la situation. Il aurait beau hurler et tempêter, il n'y pourrait rien changer. Des promesses non formulées, on pouvait résumer qu'il ne s'était rien passé.
Ça, c'était le pire coup bas du monde.

Le toujours très secret Kang faisait les cent pas dans cette abominable cuisine aux murs blancs, relevant à l'occasion la tête pour vérifier l'heure et tenter d'exterminer une des trois mouches qui hantaient la pièce depuis plusieurs jours. S'il était impossible qu'il finisse par creuser une tranchée dans le carrelage, il tomberait néanmoins bientôt d'épuisement, ou serait terrassé par le tournis. Ou les deux, et dans ce cas-là, il ferait mieux de vite s'asseoir sur la chaise un peu reculée qui entrait dans son champ de vision à chaque fois qu'il faisait demi-tour au niveau du frigo.
Une tâche lumineuse flouta sa vue une seconde de trop, il s'emmêla les pieds dans le fil de l'aspirateur, qu'il prenait soin d'éviter depuis le début. Avec un grognement rageur, il se laissa tomber sur l'assise en plastique, faisant crisser les quatres pieds sur le sol. Sa main gauche retrouva presque automatiquement la bouteille en verre qu'il avait abandonné sur la table et pour la cinquième fois, il avala la goutte qui restait au fond. Goutte qui semblait ne jamais vouloir disparaître, ou se reformer à chaque fois.
Déterminé à ne pas céder à la tentation, il se releva, prenant garde à ne surtout pas regarder le placard qui, il ne le savait que trop bien, contenait une belle collection d'alcools divers et variés.
Du couloir s'échappèrent des bruits, des voix, étouffées.
En réalité, Taehyun avait l'impression, la constante sensation de vivre dans un miroir. Dans une cage de verre, hermétiquement close. Il voyait les autres. Voyait leurs sourires autant que leur détresse, leurs millions d'émotions confuses, ressentait chacune de ces folies qui font serrer les poings et se former une boule dans le ventre. Il voyait tout, comprenait tout, mais ne pouvait rien faire.
Le verre était incassable, à peine s'ils s'entendaient. Il écoutait leurs mots à travers de ce qui semblait être un océan, des kilomètres et des kilomètres de vide et de vent.
Des murmures, seulement des murmures frôlaient ses tympans. Il vivait de murmures, d'écoutes aux portes, d'accès de rage.
Il vivait par à coups, un capitaine ivre de la mer, de la mère de ses maux, de l'étoile et des lunes nichées dans son cerveau. Jeté à tribord de son bateau. Jeté loin, jeté et sans espoir de retour. Il est dur de nager contre son propre courant. D'être contre son propre reflet, dans le même miroir, sans personne côté réalité.

    « Qui suis-je ? »

Elle avait une réponse. Mitsuba savait. Mitsuba avait su. Mitsuba saurai. Mitsuba allait savoir. Mitsuba sait, et ce fut une certitude. Mitsuba savait. Elle avait lancé des signaux depuis son phare, avait plongé dans l'eau glacée à ses côtés, s'était noyée en lui tenant la main. Ils avait bu la tasse ensemble, étaient revenus à la surface, saouls du monde, saouls des êtres qui ne rêvent que pour rêver.
Ils avaient tous les deux de grandes choses dans la tête. Une passion pour les lumineuses nuits d'été que prolonge l'hiver. Une raison de respirer qui échappait à tous les autres. Un grain de poussière dans l'œil qui fait devenir fou. Car oui, ils étaient fous. Ils le cachaient aux autres, mais se l'admettaient, en silence, car le langage des fous n'appartient qu'à eux. Ils se promettaient des choses, aussi. Et c'est sur ce point là que leurs folies divergeaient. Taehyun avait promis mais Mitsuba n'avait qu'effleuré l'idée de l'hypothèse d'un semblant de promesse. Et elle était partie. Et il ne restait plus alors que la grandiloquence des idées de Taehyun enfermées dans leur boîte d'allumettes à l'intérieur de ses pensées. Les fous ont tout un univers là dedans. Des boîtes d'allumettes pour les choses secrètes, des placards pour les moments noirs, des boîtes à chapeau pour les souvenirs nouveaux.
Une boîte pour chaque départ de feu. Vite, vite, il faut y enfermer la tempête. On enferme les tempêtes dans des boîtes, quand on est fou. On fait des tas de choses que les autres ne font pas. On parle aux étoiles, on rit du soleil, on se dit des choses en silence, on rêve qu'un rêve est une porte pour sortir des boîtes.
C'est étonnamment complexe de vivre une folie. C'est tout d'abord un nom féminin, que l'on accorde au pluriel quand on veut en désigner plusieurs. Il ne faut pas faire l'erreur, cependant, de croire qu'il y a plusieurs folies en un fou. Les folies sont les actes. La folie est un état. Les fous sont ceux qui errent entre les deux, dans un somnambulisme abstrait constitué de forêts tropicales ou vierges, à l'image de feuilles pleines ou blanches.
Blanche pour Taehyun. Grise pour Mitsuba, car l'encre avait coulé sous ses larmes, détruisant son histoire.

Le moins fou des deux ferma les yeux. Afin de se concentrer sur le bruit des mouches autour. Il sentait qu'il ne tarderait pas à en avoir une, cette inconsciente volait bien trop près de lui. Comme en transe, il se leva et claqua ses mains, enfermant à l'intérieur l'insecte qui ne bougeait presque plus. Après un tremblement, un dernier bourdonnement, elle s'immobilisa et chuta d'un bon mètre et demi, qui devait donner plus d'un kilomètre, en mesure de taille mouche.

    « Mitsuba n'est pas une mouche, Taehyun. Tu ne l'as pas tuée. Non, il est proprement impossible qu'elle soit morte et se soit réincarnée en cette mouche. Cette mouche était là depuis trois jours et demi, Taehyun. Mitsuba est partie avant-hier. Ou bien tu as confondu deux mouches, ou bien Mitsuba est dehors et attend ce qu'elle attend. Ce qu'elle n'a pas promis. A-t-elle promis ? Non. Tu t'en souviendrais. Réfléchis. Non. Oui, c'est bien ce qui me semblait. Je ne confonds pas les mouches.»

Il aurait pu encore et encore se demander où était Mitsuba, ce qui aurait donné lieu à d'innombrables autres spéculations hasardeuses, mais fit finalement un pas en avant, dans l'étrange désir d'expédier une nouvelle mouche innocente au paradis des mouches ; à l'équivalent pour les mouches athées si par hasard elles l'étaient.
L'aspirateur tapi au sol comme un serpent se rappela à son bon souvenir, enroulant son tuyau de plastique gris entre ses jambes, le faisant basculer en avant.
Dans sa chute, comme si ses yeux avaient été une de ces caméras à mouvement vertical, il vit uniquement ce qui se trouvait directement face à lui. Une vision panoramique de haut en bas, à la vitesse de l'éclair. Plafond blanc. Ce bâton LED hideux que Soobin avait tenu à mettre, prétendant qu'il était design et pratique, après l'avoir déniché dans un magasin d'électroménager. Arête intérieure du pavé droit vide qu'était la pièce. Une araignée zigzaguant entre les tâches d'humidité. Placard gris aux coins anguleux, si cela avait été une personne, elle aurait eu de larges épaules à 90° et une petite tête, mais en l'occurrence, c'était un placard. Le robinet en inox d'où ne coulait aucun mince filet d'eau, il faudrait penser à appeler un plombier, c'était anormal. Évier rempli de vaisselle ébréchée. Un meuble d'évier banal à l'intérieur duquel s'entassaient des emballages vides de produit pour le lave-vaisselle, de la mort aux rats inutile car tous les rats mourraient déjà à cause des ondes du micro-ondes (fort heureusement ils n'étaient pas des rongeurs). Espace sombre entre le meuble et le sol, nid à poussière. Enfin, le sol, plus dur qu'il ne l'aurait cru, cet habillage blanc paraissait solide, en tout cas, sa mâchoire venait de le vérifier, car ses fichus avant-bras n'avaient pas été capables de le retenir correctement.

    - Aïe !

Il n'avait pas voulu crier si fort. C'était un simple réflexe, le résultat d'un enchaînement dans son corps. Les nerfs qui souffrent font souffrir le cerveau qui à son tour met en  souffrance les cordes vocales. Quelle idée de souffrir aussi fort alors qu'il n'avait aucune blessure sérieuse ? À peine une écorchure, un bleu au menton, la tête en pagaille, des vertiges qu'il ne connaissait que trop bien. Pourquoi Mitsuba revenait-elle toujours hanter ses pensées ? N'avait-elle pas une vie ? N'avait-elle pas d'autres âmes en peine à plonger dans les ténèbres ?

    - Tae ! Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Pourquoi t'es par terre...

Blessé dans son amour propre, le garçon châtain, toujours à plat ventre sur le sol, ne répondit pas à l'interrogation de Soobin. Il se releva un peu en serrant les dents, essayant d'orienter son esprit vers d'autres voies que la douleur. Yeonjun, bien évidemment, avait suivi Soobin lorsqu'il s'était précipité hors de la chambre à l'entente du fracas causé par la chute de leur cadet. Alors, Yeonjun, bien évidemment, attrapa Taehyun sous les aisselles et le remit sur ses pieds en une demi-seconde. Loin de le remercier, le rescapé épousseta son jogging et se rassit sur sa chaise, sans oublier de donner un coup de pied à l'aspirateur, dont la partie supérieure masquant le sac se détacha et tomba.

    - Ça va ? Tu n'as pas trop mal ? Le questionna d'une voix tremblante l'ancien leader, en s'approchant tout doucement, comme s'il voulait l'apprivoiser.

    - Je vais très bien. Fous-moi la paix, j'ai pas besoin de ton aide.

Sans qu'aucun ne voit le geste venir, une gifle s'écrasa sur la joue de Taehyun. Tous les yeux se tournèrent vers la main de Yeonjun, lui-même sous le choc de son action.

    - Désolé. C'est juste que... Ça me fait trop chier de te voir refuser de l'aide alors que c'est toi qui nous a maintenu la tête hors de l'eau pendant ces derniers mois. Je sais que cette fille...

Une boule de rage se forma dans l'estomac du plus jeune. C'était leur faute à tous, s'ils étaient devenus comme ça. Sûrement pas celle de Mitsuba. Elle n'avait fait que lui ouvrir les yeux. Elle n'avait fait que lui montrer qu'il pouvait se détacher de ce brouillard qui lui collait à la peau. Qu'il pouvait lui aussi revoir les étoiles. Sentir le vent sur ses cheveux et ne pas seulement trembler de froid. Se réinventer un monde sans les lumières des immeubles pour en brouiller la nuit. Revoir les âmes errantes qu'il avait croisées et qui étaient reparties. Se noyer dans la masse des gens qui n'existaient plus vraiment. Puis déclencher un incendie. Revoir une dernière fois les étoiles. Revoir une dernière fois Mitsuba. Maintenant, tout sonnait faux.

    - Écoute... On sait que tu l'aimes bien, mais elle est... Non, se reprit-il, Elle pourrait être dangereuse. On ne sait pas si ce qu'elle nous a dit est totalement vrai. Et... Il lança un coup d'œil à son compagnon, qui hocha la tête. Et pour tout te dire, depuis qu'elle est arrivée dans ta vie, dans nos vies... Tu sembles distant.

    - Distant de quoi ? De vous ? De moi ? Distant, distant, ça ne veut rien dire ! Il n'y a pas de distance, je suis juste là ! Il n'y pas de réelle distance, il y a juste vous deux qui ne savez plus. Qui oubliez tout à chaque fois que vous vous embrassez. À croire que le monde n'a plus d'importance. Vous savez que c'est toxique, que vous vous empoisonnez l'un l'autre, que chacun de vos gestes est une déclaration sincère et un coup de couteau dans le ventre ! Mais vous restez dans vos illusions, vos mirages d'amour, votre lien, le même lien, la même corde avec laquelle vous vous pendrez. Il n'y a pas de distance, il y a seulement le poison dans vos veines.
Il y a juste Kai, qui s'est perdu et je ne sais même pas où ! Kai, je ne sais même plus qui c'est ! Kai, avant, on pouvait se comprendre, s'apprendre, s'éprendre. Maintenant qu'il a fait... Ce qu'il a fait, c'est comme si la terre tournait à l'envers. Comme si les heures duraient trois ans et que je restais assis à la table de la cuisine à me parler tout seul. Kai... Tous les jours je me demande ce qui lui a prit. On ne peut pas tuer ses sœurs et puis continuer à vivre. Tous les jours, je lui invente des excuses. Et à mesure que le temps passe je me rends compte qu'en fait, je le connais pas. Il n'y a pas de distance, il y a juste les inconnus dont on tient la main.
Il y a juste... Il y a juste... Il y a juste... Les prénoms qu'on efface parce qu'on a honte. Parce qu'on se sent coupable. Est-ce qu'il est réellement devenu un fantôme ? Est-ce qu'on va masquer son souvenir encore longtemps ? J'en ai marre de rêver du passé, du passé pas si lointain, juste avant que tout dérape, où tout dérapait déjà. Est-ce qu'on l'ignore juste parce qu'il ne nous plaît pas ? Est-ce qu'on a le droit ? Soobin... T'avais dit qu'il reviendrait ! T'avais promis que tout redeviendrait comme avant, et maintenant... Maintenant... C'est juste vide à sa place. Et le vide prend, et le vide aspire, et on tombe dans le vide. Yeonjun... Je sais que tu l'as pas retenu. Je sais que t'aurais pu. Je vous ai vus. Je vous ai vus par cette porte-fenêtre encore recouverte avec les traces de nos doigts. Pourquoi est-ce qu'il est parti ? C'est à cause de vous, à cause de nous. À cause des gens qui ont commencé à le pourrir. C'est à cause de ce qu'on a pas su voir. Et qui était pourtant sous nos yeux. Sa douleur résonnait à chacun de ses pas mais on a fait comme si de rien n'était. Comme si tout allait bien. Et il a souffert en silence, sans pouvoir se confier, sans pouvoir trouver du réconfort. On était ses bourreaux alors qu'il avait besoin de nous. C'est de notre faute, tout ça. C'est de notre faute si tout est cassé. Si le monde est mort. Il n'y a pas de distance, il y a juste nos agonies en aquarelles qui remplacent nos ombres.

Il reprit son souffle. La lampe au plafond lui tournait la tête, que n'aurait-il donné pour qu'elle s'éteigne et qu'il puisse se retrouver dans l'obscurité.


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(J'ai écrit 2399 mots pour ce chapitre... C'est le plus long je crois, ashhh j'en ai marre de moi.)

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