𝐓𝐰𝐞𝐧𝐭𝐲 𝐟𝐢𝐟𝐭𝐡
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Fern fut une inconnue à partir du tout début. Ses premières respirations, ses premiers battements de paupières, mêmes s'il importaient peu car elle ne s'en rappellerait jamais, avaient sombré dans l'oubli. Où dans le mépris. Le mépris des hommes envers leurs semblables. On aurait pu résumer son existence ainsi «Une autre victime de la folie humaine.» Mais l'on avait préféré graver d'autres mots sur sa tombe. Des mots recouverts par le lierre et la neige, des mots que jamais personne ne lirait. Excepté elle, peut-être. Cette fille que certains pensaient étoile et d'autres, trou noir. L'être de noirceur aux yeux brillants qui habillait l'hiver d'un soupçon de terreur. La Mitsuba des promesses échouées sur la rive du fleuve Han, celle du conte inachevé en haut d'une colline de Nara. La même dont le cœur intact avait été percé d'un millier de lames, de larmes. La Mitsuba de Cepheus, celle qui n'appartenait plus tellement aux vivants, mais qui était encore trop vibrante pour rejoindre la nuit. Celle là même où reposait Fern. Le monde est petit, oui le monde est minuscule, impossible de s'y perdre et d'y perdre la vie. Elle le savait bien, Mitsuba. Elle le savait bien, chaque fois qu'elle venait passer quelques heures ou quelques secondes devant la tombe. Elle ne priait pas, elle jamais cru en autre chose qu'en Cepheus. Non, elle restait juste là, les bras ballants, à se demander si Fern aurait brillé d'une grande lumière si elle ne s'était pas éteinte si vite. Il y avait trop de neige pour pouvoir discerner son ombre, trop de neige pour que Mitsuba se rende compte des fantômes qui murmuraient tout autour. Parmi eux, il y avait Fern. Même si elle n'avait jamais véritablement été, elle avait droit de séjour entre les pierres noires et grises, à l'abri du vent, du temps et de tout ce qui autrefois l'effrayait tant. Fern était restée enfant jusqu'au bout, une enfant-imaginaire, qui n'existait que pour ceux qui croisaient son regard.
Ceux qui comme Mitsuba, pouvaient être confondus avec des astres.
Fern était née dans un village de Norvège, fille de pêcheurs, née en mer. Elle était apparue un jour de février, où les glaces enveloppaient les maisons. Son premier souffle avait formé un nuage de vapeur dans l’air, bien vite emporté par les bourrasques nordiques. Curieusement, elle n’avait pas eu froid, n’avait pas pleuré, c’est à peine si elle avait bougé. Elle était en vie, ça lui suffisait. Mais ça ne suffisait pas au destin, qui dès ses premiers jours s’acharna. Et ce n’était pas vraiment sa faute à lui non plus, c’était juste une suite d’évènements, comme une suite de chiffres sur un programme informatique, juste des uns et des zéros, à l’infini, pour détruire une vie.
La maison de sa famille était perchée sur de la glace, à la limite de l’océan, loin du monde, avec du blanc tout autour pour se laver la tête du noir et de la guerre. Cruellement, Fern n’eut droit à cet environnement immaculé que deux jours. Deux jours qui ne marquèrent aucune pierre, aucune pellicule, deux jours dont personne ne sut jamais rien, pour toujours et à jamais.
Son père fut pris par la mer, emporté par une vague un peu plus haute que les autres, aux premières lueurs du jour. Sa mère prit peur et la prit avec elle sur une petite embarcation, sans savoir où elles iraient, sachant juste qu’il fallait partir.
Ce ne fut pas la mer qui la prit, elle. Ce furent les hommes. Des soldats, en vert et gris, avec des bâtons de feu qui crachaient la mort, attiraient le sang, amenaient les pleurs. Sa mère s’écroula en la serrant contre elle, Fern existait à peine et perdait déjà tout ce qu’elle avait. Souvent, les contes de fées débutent ainsi, par la mort d’être chers. Mais les contes de fées ont une fin heureuse, et Fern n’eut même pas le droit à ça.
Les soldats prirent l’enfant, sans tendresse, sans sourires. Ils l’emmenèrent avec d’autres enfants, de ceux qui ne serviraient qu’à mourir. Elle fut posée dans un lit aux draps gris, comme le présage de ce que le monde deviendrait. À côté d’autres comme elle, destinés au vide, à rejoindre les abysses et ce qui les tapissaient.
Elle grandit sans repères, sans connaître le bien du mal, sans pouvoir définir les limites de la folie et du désespoir. Rien n’existait mais tout était tangible, l’impression de vivre dans une constante illusion les paralysait tous, il n’y avait bien que cette fille amoureuse des étoiles pour encore y croire. Elle les tirait par la main, jusqu’au dehors, leur montrait les lumières tout en haut, leur vantait la grandeur de l’univers. Mais Fern vivait pour le chaos, pour une fin triste, pour reprendre au monde cet air joyeux dégoûtant, vaniteux. Elle ne pouvait pas aimer les étoiles autant que les autres. Chaque fois qu’elle essayait de se perdre dans les cieux, elle n’en récoltait que de la pression, un poids sur les épaules et les poumons, des crises d’angoisse insurmontables, la sensation que tout, que tout n’était rien et que le reste n’existait pas. Que la vie n’était qu’inévitable champ de bataille, avec du rouge et du bleu pour les coquelicots et les gouttes de pluie qui viendraient apaiser les esprits violés.
Quand ils vinrent, à l’aube du carnage, leur porter les mêmes armes qui avaient ouvert le cœur de sa mère, Fern en prit une. Elle ne savait pas. Ses deux jours de vie n’avaient jamais compté. Il n’y avait personne pour s’en souvenir, parce que personne à part elle ne les avait vécus. Et la mémoire d’un enfant s’efface toujours au fil du temps.
Alors elle tira, tira la mort dans des morceaux d’argent, sur des cibles de bois qui bientôt n’en seraient plus. Tira encore et encore, car elle ne savait plus faire que ça.
Elles furent trois à grimper dans un camion, armes au poing, silencieuses, déjà prêtes à se battre. Mais ce que Fern ignorait c’est que les deux filles en face d’elle étaient des étoiles, que se tenir aussi proche d’elles ne faisait qu’accélérer sa propre combustion. Elles étaient là, à se regarder jusqu’au fond de l’âme, à s’échanger des mots, des mots que Fern n’entendrait jamais. Elles étaient là, à s’aimer au milieu du chaos, comme si rien n’avait d’importance, comme si le sablier n’avait pas déjà été retourné.
Le premier jour, Fern céda. Deux coups dans le ventre et s’arrêta. Le ciel était orageux, mais le jour d’après serait grandiose. Le jour d’après. D’après elle. Les nuages s’enfuiraient à tire-d'aile, il y aurait du bleu sur le rouge, mais elle ne serait plus là pour le voir. Chaque respiration lui faisait mal, et partait en un nuage de vapeur, emporté par les bourrasques entre les collines. Ses yeux restaient invariablement posés sur le plafond qui n’avait plus l’air aussi petit, maintenant qu’elle le voyait pour la dernière fois. Il était amusant de constater que même dans une tempête, elle n’avait pas froid et ne craignait pas l’averse.
C’était une fille de la mer, après tout. Et la voilà qui se vidait de son sang à des milliers de kilomètres de chez elle, sur une prairie de fleurs chatoyantes. Personne ne verrait ses blessures, indignes de ce qu’elle représentait. Personne ne viendrait bafouer son corps, personne n’y toucherait, elle serait là pour toujours, silhouette endormie entre les pavots. Ça ne lui convenait que partiellement, mais elle n’avait plus le choix. Plus la force de crier, plus la force de rêver. Plus la force de fermer les yeux. Elle contemplerait les étoiles pour toujours. Ces deux filles contre un arbre, là-bas, qui se promettaient des choses. Elles sont naïves, pensa Fern. Elles sont naïves de croire que tout ira bien. Demain changera la donne. Elles verront ce que c’est que la douleur. Moi je serai toujours là, mais elles, elles s'effaceront. C’est le lot des étoiles que de disparaître. Elles sont naïves, de penser à l’avenir entourées de rivières de sang. Elles ne savent pas ce qui viendra. Elles s’en fichent, perdues dans leur mirage.
Puis Fern ne vit plus rien. Ne sentit plus rien. N’entendit plus rien.
Elle avait du mal à regretter, à se repasser sa vie, ses bons moments avant de partir. C’était comme si elle était vide depuis toujours. Abyssal être humain. En équilibre au-dessus de l’eau. Juste avant d’être emportée. Il y avait beaucoup de courant, avec un peu de chance elle se noierait vite. Déjà, sa réalité s’enfuyait. Elle partait en fumée. Des langues de brouillard à l’odeur de cendres. Aucune étoile pour éclairer son chemin. Elle oubliait tout ce qu’elle avait à oublier, se perdait dans son propre labyrinthe. Elle avait eu raison de ne pas appeler au secours, au moins personne n’irait se recueillir sur sa tombe. Puisqu’elle n’aurait que ce tapis d’herbe. Près de la rivière. Près de l’eau qui venait des montagnes, ce cycle qui durerait bien après elle. Après son petit bout de monde parti en poussière. Les couleurs des fleurs importaient peu, peut-être juste aurait-elle espéré du blanc. Du blanc pour des souvenirs qu’elle n’avait pas, juste une simple impression de déjà-vu.
Ses paupières, en un dernier sursaut, s’abaissèrent sur le tonnerre qui s’enfuyait. Il y avait des forces plus puissantes dans la clairière, l’Amour, ou juste la Rage. De quoi ébranler la Terre.
Une pluie d’éclairs brûla les arbres, mais peut-être que ce n’était qu’une autre illusion.
Le monde ne se divisait qu’en deux, les miroirs et les imbéciles qui s’y regardaient.
Fern ne sut jamais ce qu’elle était.
Ce pour quoi elle était.
Car en fait, elle n’était pas.
Et ne fut jamais.
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