𝐓𝐰𝐞𝐧𝐭𝐲 𝐞𝐢𝐠𝐡𝐭𝐡

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Il faisait froid. Et le froid doit atténuer la douleur, mais dans le cas présent, il faisait seulement froid, et c'était le blizzard dans sa tête.
Mitsuba allait de rue en rue, sans se repérer réellement, alors qu'auparavant il semblait qu'elle savait tout.
Elle regrettait un peu, regrettait ses départs, ses arrivées, ses révélations, ses choix, tout ce qui faisait son existence.
En allant de trottoir en trottoir, en fredonnant des vieilles chansons de boysbands abîmés par le temps.
La notion abstraite de ce dernier avait fini de l'étonner. Finalement que des rouages, à l'infini.
Où étaient les mots de ceux qui comptaient quand elle en avait le plus besoin ?
À la lueur de la lune, elle se demanda une fois pour toutes quand cela se terminerait-il.
Car la fin approchait, à petits pas. Tous petits pas qui devenaient grands, à mesure qu'elle s'éloignait de l'océan.
Elle était retournée en arrière, parce que c'était injuste que la fin commence sans qu'ils soient ensemble pour le voir.
Il fallait à nouveau rendre visite à cette fille impulsive avec laquelle elle était liée bien contre son gré.
À nouveau, essayer de sauver ce qui pourrait l'être.
Pour Taehyun, au moins.

À plusieurs kilomètres de là, les paupières de Kai se soulevaient sur un monde en gris.

Le numéro 8 n'avait jamais été autant sous tension, et pourtant eux seuls savaient combien de drames s'y étaient déroulés.
Combien de promesses étouffées dans l'oeuf n'avaient pu se retisser.
Combien d'eux, au fil des ans, s'étaient trompés de chemin.
Combien de temps restait il avant qu'il ne puisse y avoir de lendemain.

Sunghoon s'était endormi, dans la chambre de Soobin, désertée depuis bien des semaines par son occupant, qui préférait retourner à ses racines, au lit de Yeonjun.

Taehyun détestait ce silence entre les murs blancs. Il haïssait la façon dont tout filait entre ses doigts, outrageusement volatile, comme si toute sa vie n'était que du putain de sable. Il était tout seul, maintenant. Seul avec sa misère, ses jours noirs, la vitesse à laquelle le temps fuyait.

Espérer, comme seul droit, devenait un devoir. Et n'était plus alors qu'une corvée.
Attendre, il ne faisait que ça. Comptait les heures comme les voitures qui passaient devant la maison.
Penser, une liberté qui emprisonne. Donne libre cours aux insomnies.

Il voyait danser les aiguilles sur la pendule jetée au sol. Les voyait, mouvantes, coupantes, febrile, tic-tacant à tout va.

Personne ne reviendrait, qui pour se souvenir de lui ? Qui irait le récupérer au fond du trou, si cela signifiait risquer d'y tomber à son tour ? À bien l'avouer, c'était inconfortable d'être prisonnier de sa propre tête. Faire semblant ne servait à rien si l'on était indéniablement seul. Il en avait sa claque de se mentir à lui-même, parce qu'au final il en était perdu, et ne se rappelait plus très bien de ce qui s'était passé. Y avait-il eu des morts ? Est-ce qu'il avait rêvé toute son histoire ? Peut-être bien, mais peut-être également que rien n'avait jamais été plus réel que le gris.

Quand résonnèrent des pas sur le parquet, il n'était pas en état de s'en rendre compte. Seule une boule de poil, jusque là allongée sur le sofa ouvrit des yeux vitreux et poussa un cri d'alarme.
Les murs étaient fins, aussi les bruits combinés éveillèrent-ils le jeune homme, qui deux pièces plus loin, se débattait avec ses cauchemars. Il débarqua rapidement dans le salon, à temps pour faire face à une fille brune, aux longs cheveux tombant jusqu'à la taille, à la peau couleur vieille cendre, comme un mélange de feux.

Sunghoon ne luttait plus, alors il ne fut pas happé par les yeux-miroirs qu'elle tourna vers lui à son arrivée. Il ne luttait plus, alors il n'eut pas peur. La présence faisait office de tout ce qui peut chambouler une réalité, mais il n'en était pas du tout effrayé. C'était même plutôt tout l'inverse. Il la sentait étrangère à leur monde, se figurait qu'elle était jeune, bien trop jeune pour s'être perdue jusqu'ici.

Puis il vit Taehyun affalé sur la table de la cuisine, devant plusieurs bouteilles à demi-vidées, dont le regard était planté sur la silhouette sombre à un mètre de là.

- Mi... Mitsuba ?

- Taehyun.

- Tu es revenue. Poursuivit le garçon de février, de la voix rauque de celui qui a blessé son corps à coups de gorgées brûlantes.

- Je ne suis jamais partie.

- Où étais-tu ? J'ai cherché mais...

Sa voix se brisa sous l'effort. Impuissant, Sunghoon assistait à la scène, incapable de bouger, pétrifié car il n'était pas censé se tenir aussi près de deux combustions aux stades si avancés.

- Tu dois te lever, maintenant, Taehyun. Je sais où est Kai.

Comme si on lui avait injecté une dose de caféine, le susnommé se redressa et s'approcha à grands pas, pour venir se placer à la hauteur de la fille. Presque front contre front, ils eurent un échange dénué de sens, de mots, d'essence. Puis se détournèrent et elle l'aggripa par le poignet pour le forcer à l'affronter dans un nouveau duel de regards.

- Laisse-moi y aller... Murmura Taehyun d'un ton suppliant, aimanté par la porte entrouverte qui laissait se faufiler quelques bourrasques porteuses de frissons.

- Je viens avec toi.

- Pourquoi faire ?

- Tu n'y arriveras pas.

- Il est où ?

- Quelque part.

- Mitsuba...

Un orage aurait provoqué moins de tension dans l'air. Sunghoon recula, effrayé, mais toujours dans l'incapacité de penser convenablement.

La brune, avec des gestes vifs, s'empara d'un téléphone portable qui trainait sur une commode et bascula sur le monde lampe-torche. Elle passa devant le patineur, tout autant pétrifié qu'auparavant, et celui aux cheveux d'argent, qui se tenait la poitrine, comme gonflé d'un souffle nouveau qui le submergeait. Ses bottes tracèrent un chemin dans la poussière et la brume au-dehors, elle ne s'arrêta que plusieurs mètres après la porte, presque arrivée au portillon donnant sur la route. Alors que Mitsuba montrait des signes d'impatience, Sunghoon comprit enfin qu'il était également convié à l'aventure, et ses jambes reprirent enfin du service. L'autre fut plus long, et ne courut à leur suite qu'après avoir recommencé à respirer normalement. Ses baskets dérapèrent sur le gravier blanc, le bruit aigu de la porte métallique emplit l'air chargé d'anxiété. Ils avancèrent tous les trois le long de la rue, dans le noir complet, car il y avait bien longtemps que cette partie de la ville n'avait plus droit à un éclairage décent. Il y avait bien les braises dans les yeux foncés de Taehyun, mais elles étaient quasi invisibles. Pas de quoi rallumer l'entièreté du monde.

Alors ils se tinrent compagnie sans trop se voir, plongés dans le précipice de leurs pensées, dans les profondeurs qui les détruisaient. Mais qu'il était dur d'ignorer l'appel du néant. Ils le savaient et c'était un peu pour ça qu'ils se taisaient, aussi. Parce qu'au fond, ils étaient pareils, et que ceux qui nous ressemblent peuvent nous comprendre. Mais que les fous n'acceptent pas qu'on les décortique.
Ils étaient de différents degrés de folies, sur le trottoir, en cette nuit d'avril, ou de mai, mais ça ça ne changeait finalement rien.

Ils étaient de différents horizons, possédaient leur passé propre.
Chacun avait sa façon d'être fou.

Que ce soit Mitsuba pour Cepheus. Sunghoon et sa culpabilité. Taehyun et les toujours qui s'emmêlaient.

Chacun sa façon d'être fou mais il n'y avait qu'un mot pour tout décrire. Ils étaient semblables mais pourtant ils n'avaient rien en commun, sinon ce mot, et quelques hasards.
Il n'y a pas de pluie d'étoiles filantes quand il n'y a plus d'étoiles, mais alors qu'ils marchaient, leurs semelles claquant sur le béton, ils étaient de ces extravagants astéroïdes qui fuient à travers le velours noir tapissant l'espace. Des corps célestes à l'ultime geste plus que funeste, balançant dans leur sillage tous les sacs trop lourds de regrets, qui partent en cendre pour enserrer les planètes grises et immobiles, effrayées par ces étoiles qui filent et les menacent. Ils étaient aussi fous que des étoiles, aussi grandioses, aussi puissants que les vagues mais pourtant ils se contentaient d'un aquarium. Ils avaient ce balancement de bras, celui de ceux qui ont toujours dansé, que ce soit sur scène ou sur champ, qui n'ont pas l'habitude de balancer leurs bras mais qui espèrent en le faisant se fonde dans la masse. Pour oublier. Et leurs mains tremblent d'être seules, quand elles ont goûté à d'autres doigts, et ils observent les murs tagués avec leurs yeux à présent délaissés par les larmes, lassées d'être lâchées. Leurs yeux lynchés et fatigués, las d'exister pour se noyer. Ils oublient. Lentement, qu'ils sont seuls.
Mitsuba oublie le parfum dans les cheveux de Cepheus.
Sunghoon oublie le sourire de Jake.

Taehyun s'oublie un peu plus, et il les oublie en même temps.
Ces garçons qui ont traversé sa vie comme autant d'étoiles filantes.

Il faut laisser la combustion aux fous. Les autres risquent de brûler.
Ils ont brûlé.
Taehyun n'a rien pu faire.
Ils ont brûlé et il voudrait rattraper les fragments qui subsistent dans le vent, la fumée de leurs soupirs qui s'égare, la chaleur qui s'efface.
Ils ont brûlé.

Cepheus a brûlé.
Jake a brûlé.
Soobin, Yeonjun, Kai, Beomgyu, ils ont tous brûlé.

Certains plus que d'autres.
Plus longtemps.
Quand le feu était plus fort.
Que leur rage, que leur volonté, que leur étincelle.
Ils ont brûlé.

Ça c'est dur à pardonner, parce que s'ils avaient prévenu Taehyun, il aurait pu les aider. Leur aménager un petit coin de cœur où faire couler les secrets. Il s'en fout, lui, il est fou. Une horreur de plus ou de mois, ça ne change rien. Il est fou, il s'en fout. Mais ils ont préféré cramer.
Alors le dernier se demande ce qu'il a fait de mal.

C'est ça, le problème, quand les gens brûlent.
Ils ne sont plus là, et alors ceux qui restent se tuent à essayer de comprendre.
D'autant plus quand ils sont fous.

Bande d'imbéciles.

Accoudés à la nuit, hagards, derrière les ombres de minuit, crevards, aux cernes tassées de mille nuits. Connards.

La main de Mitsuba se perdit dans les plis de son manteau noir, à la recherche de l'objet qu'elle a pris soin d'enfouir au creux du tissu. Quand elle l'effleura, il y eut le sentiment de sécurité qui apaise son esprit, puis le frisson familier qui vient toquer contre son poul, la puissance enivrante qui palpite dans ses veines. Le froid du métal se transformait en chaleur, parce qu'elle savait, parce qu'elle en connaissait chaque rayure, chaque coin.

Elle avait peur mais elle était invincible. Elle était le maître de tout ça, de leurs pas, de leur futur, de chaque brève inspiration qu'ils devait au froid ambiant.

Elle n'avait pas prévu que Sunghoon arrive, elle doit bien l'avouer. Elle ne saisissait pas encore totalement toute la psychologie humaine, à vrai dire.

Il lui aurait fallu des milliers de jours de plus, des milliers qui pourraient être, si seulement elle parvenait à réunir tous les morceaux de l'étoile endormie. Le temps courait loin devant elle, mais avec un peu de chance, elle parviendrait à tout réparer malgré la branche manquante.
Il faisait froid dans la rue.

Le cerveau de Sunghoon était sans dessus dessous. D'abord car même si rencontrer une Mitsuba n'est pas si grandiose, c'est assez ahurissant, ensuite car il avait senti naître un espoir délicat, aussi fragile qu'une marguerite, à l'orée de ses pensées. Sans doute était-ce du à l'aura des deux êtres d'abysses qui scintillaient faiblement à ses côtés. Ça ou bien les souvenirs l'assaillant de milles piques qui au-delà de la douleur perçaient sa muraille de désillusions. Pour venir lui rappeler la douceur des après-midis à courir dans les champs avec les autres, et même si ce n'était que pour les caméras, ça l'avait fait se sentir tellement vivant qu'il ne pouvait se l'ôter de l'esprit.
L'espoir venait surtout teinter de brun sa mélancolie, mais d'un brun trop familier, le brun des yeux de Jake.

Qui pour l'empêcher de se remémorer, quand il ne lui restait plus que ça ? C'était ce brun chaleureux qui l'avait fait tenir, durant son séjour en prison. Cet ocre sombre relevé d'or quasi transparent, brillant sous les projecteurs. Quand il abaissait ses paupières, et se retrouvait dans ce monde en bleu nuit où n'existe plus que l'obscurité, il pouvait presque sentir ses délicates pommettes, souvent rehaussées de poussière rose pâle, l'arête de son nez droit, la douceur de ses lèvres pleines. À chaque fois que l'absence s'était faite top lourde, il avait imaginé entre les quatre murs de sa cellule, une autre présence que la sienne. Un nouveau fantôme aux traits nets, mais esquissés d'après des souvenirs rongés par le doute, la culpabilité. Un dessin tremblant, mais un dessin vivant, pour les heures qui s'allongent sous les lumières artificielles.
Un coup de vent cueillit les mèches de cheveux qui tombaient dans son cou, lui donnant mille frissons mêlés à ceux qui le secouaient déjà.

Le cœur de Taehyun palpitait, et c'était déjà assez.

L'amante de Cepheus s'arrêta soudain, au détour d'un énième boulevard coincé entre des buildings grands comme des montagnes. Elle posa un doigt sur ses lèvres, leur intimant le silence, qu'ils gardaient pourtant depuis leur départ, et poussa une porte à l'angle d'un des gratte-ciels, porte invisible, couleur poubelle, mangée par la rouille. Derrière elle grimpait un escalier de béton, si long qu'il paraissait monter jusqu'aux nuages. Il avait été céladon, avant de pourrir entre terre et profondeurs sans éclairage. La rambarde tremblait, leurs paumes se heurtaient à des échardes et autres débris métalliques coincés sous les dix couches successives de peinture. Leurs pas résonnaient, s'élevaient en échos distordus jusqu'en haut, jusqu'à, encore fallait-il espérer qu'il ne soit pas top tard, Kai. Ils allaient sans mot dire, grimpant sans se tenir à la barrière comme Mitsuba, avalant les marches trois par trois au risque de s'essouffler comme Taehyun, suivant des yeux le dos des autres pour suivre la cadence à l'instar de Sunghoon. Il n'y avait bien que trois fenêtres tous les cinq mètres, aussi devenait il impossible de discerner dans la pénombre leurs expressions, dans une palette de grisaille et de soupirs, très certainement.
Une lueur filtra sous une porte, bien au-dessus d'eux.

Il n'en fallu pas plus à Taehyun, qui s'élança et gravit les dernières marches comme un ouragan. La poignée lui resta dans la main, mais il ne perdit pas une seconde à la lâcher et enfonça d'un coup d'épaule la porte en aluminium.

Il espérait beaucoup de choses, en redoutait d'autres, mais rien n'aurait pu le préparer à ce qu'il vit lorsqu’il déboula dans une grande pièce, munie de hautes et larges fenêtres, totalement vide. Totalement vide exceptés le bureau en bois dans un coin et le matelas sale casé contre le mur de droite, sous les vitres.

Matelas sur lequel reposait, inerte, la silhouette pâle de Kai.

Il semblait endormi. En chien de fusil, la tête posée contre le mur. Un ange aux cheveux cendrés, vêtu d’un uniforme gris saupoudré de poussière, qui le rendait blanc. Un rayon de lune venait se percher sur son nez, retracer sa pommette, souligner les cernes immenses qui gâchaient son teint de porcelaine brisée.

Les semelles des chaussures de Taehyun couinèrent sur le parquet alors qu'il courait au chevet de son ami. Sans adresser un regard à la masse sombre à l'autre bout. Mitsuba s'en chargea. Elle avança droit sur l’étrangère, qu'elle connaissait pourtant, et lui lança d'un ton sec ;

    - Qu’est-ce que tu fais là ? Avec lui ?

La blonde releva le menton pour venir contempler les lustres emmêlés de toiles d’araignées, comme de sinistres attrapes-rêves. Un sourire béat s'étala sur ses lèvres blanches. Un rictus lui secoua la paupière.

    - Mitsuba… Crois-tu aux coïncidences ?

Le visage de la brune se ferma encore plus.

    - Je n'y ai jamais cru. Cepheus non plus. Et tu sais que Fern…

    - NE PRONONCE PAS SON NOM !

Le cri de Dahl se mua en un long rire purement fait de folie brute. Elle glissa sur le dos et sa poitrine se souleva irrégulièrement, au rythme de ses inspirations désordonnées.

    - Personne ne doit prononcer son nom… Tu le comprends, non ? Personne…

Depuis sa bulle de silence, et resté à la porte, Sunghoon se risqua à ouvrir la bouche.

    - Qui est… Fern ?

Tous les yeux se tournèrent vers lui.

    - Je vois que Park Sunghoon est ici aussi ! Merveilleux ! Magnifique ! Tu ne laissesrien au hasard, Mitsu’ ! Tu cherches à mon contrarier, non ?

    - Laisse-nous récupérer Kai, Dahl. Sa place n'est pas ici. Ils ont besoin de lui.

    - Et l'autre ? Celui qu'ils ont oublié ? Tu penses pouvoir tout réparer avec la moitié du puzzle ?

    - J’essaie.

    - Tu es une imbécile. Tu l'as toujours été. Depuis le début. Mitsuba, t'es vraiment conne, tu sais ?

Ce fut ce moment que choisit Taehyun pour hurler. Il était à genoux, tenant un Kai bien trop immobile dans ses bras.

    - QU’EST-CE QUE TU LUI AS FAIT ?!

Des larmes dévalaient ses joues, traçant des sillons dans la poussière amassée sur sa face en colère. Dans le halo argent qui tombait de la fenêtre sur leurs corps emmêlés, ils avaient l'air sur le point de s'envoler. Il aurait été impossible de peindre un tableau s'approchant de la réalité de cette scène. Il y avait trop de lumières, à l’extérieur, dans les yeux de Taehyun, sur les pointes des cheveux blonds du plus jeune. Trop de battements de cœurs haletants, trop de tout, trop de rien. Trop de douleur, trop d'illusions.
Trop de questions.

    - Je…

Pour la première fois, Dahl sembla perdre le fil. Sans doute que la haine au fond des yeux de Taehyun la mettait mal à l'aise.
Elle se tut et perdit son air victorieux. Ne restait qu'une enfant sans défense. Aux longues jambes tordues sur le sol, aux épaules tombantes, aux jours fatigués.

    - Je ne... Je ne voulais pas... Il...

Taehyun berça plus tendrement encore son cadet, puis se délesta de son manteau pour en faire un oreiller qu'il glissa délicatement sous sa nuque. Alors il déplia son mètre soixante-dix-sept, fit craquer ses phalanges et vint s'accroupir à la hauteur de Dahl, qui frissonna.

    - Qu'as-tu fait à Kai ? Je ne me répéterai pas. Tu as intérêt à parler.

Avec un glapissement aigu, elle rampa le long de la plinthe marron et saisit un objet caché sous le tapis en moquette verte.

    - Je t'ai dit que je ne voulais pas, Kang Taehyun. Pourquoi es-tu de genre de personne qui veut toujours savoir ?

Sur ces mots, elle pointa dans sa direction un revolver, noir mat, dont la seule présence fit chuter de plusieurs degrés la température ambiante.

Mais l'éclat dans les yeux de Taehyun s'éclaircit. Il était fou, et s'il y avait bien une chose qu'il ne craignait plus, c'était le feu des armes. Ce feu bruyant qui blesse mais qui n'est rien à côté du feu qui enflait dans sa poitrine.

    - Je crois que je n'ai pas peur de toi. Tu me fais pitié, espèce de fleur menteuse, même pas épineuse. Tu me fais pitié.

Avec des gestes lents, il avança sa main jusqu'à venir saisir l'arme, qu'il lui arracha. Puis d'un coup de poignet habile, la balança à l'autre bout de la pièce. L'objet tomba aux pieds de Sunghoon, qui s'en écarta vivement, comme craignant qu'il n'explose.

    - Tu es l'être le plus abyssal que j'ai jamais vu. Fit la blonde en avançant quelques doigts vers la joue de Taehyun, qui ne se laissa pas faire et la repoussa.

    - Tu es l'être le plus immonde que j'ai jamais vu. Qu'as-tu fait à Kai, putain ?!

Elle ne répondit pas. Préféra détourner le regard, le faisant voguer sur les rebords en bois des fenêtres. Ne s'attardant jamais sur le bout de vie humaine allongé en dessous.

    - Dahl... Gronda Mitsuba.

    - Oui. Oui, oui. Je vais parler. Vous voulez seulement que je parle, hein ? Vous voulez seulement des mots ? Je vais vous donner des mots. Je vais vous les vomir. Je vais vous les cracher dans les yeux. On ne vit que pour s'arracher des vérités.

Sa voix, pleine de ressentiment, de dégoût, se brisa. Il y eut un moment de flottement, tandis qu'elle se cachait derrière ses beaux cheveux dorés. Un moment durant lequel des idées sombres voletèrent, durant lequel un bon millier d'étoiles filantes auraient pu tomber et s'écraser devant, sans que celà n'eut gêné personne. Ils étaient un peu choqués de la vitesse à laquelle la femme passait du rire aux larmes. Et ce n'était même pas une femme, c'était plutôt un de ces portraits de filles en feu, aux yeux exorbités, à la langue pendante. Un de ces portraits dont on ne saisit pas le sens, mais qui nous marque pour toujours.
Elle tapa sa tête contre le mur.

    - Le problème c'est qu'on a pas le temps. Tu n'as pas le temps, Mitsuba. Ils sont trop loins, tout va tomber en poussière.

Encore une fois son ton changea, et personne ne savait plus vraiment qui parlait, du Dahlia noir ou du Dahlia blanc.

    - Vous devez vous hâter. Kai connait mon histoire, il vous la contera. Mais en attendant, courez. Il est quasiment trop tard. Partez.

Elle et Mitsuba échangèrent un regard, autant fugace que pesant. Nul ne sut jamais ce qu'elles se dirent, pendant ces secondes de silence, mais elles finirent par se détourner, se détacher, s'écarter.

Et la brune saisit la main de Sunghoon, tandis que Taehyun emportait Kai dans ses bras, faisant fi des cris de ses muscles surmenés.

    - Il y a un ascenseur. Murmura derrière eux une voix aux accents empreints de tristesse.

L'écho de ses mots les poursuivit le long d'un couloir sans lumière, au bout duquel les attendait un ascenseur mal entretenu. Il s'y entassèrent, la brune se retrouvant coincée contre le panneau de commande, avec à peine assez de place pour appuyer sur le bouton correspondant au rez-de-chaussée.

Durant la descente, aucun ne parla. Ils étaient tous plongés dans leurs pensées, à mi-chemin entre la folie et le désespoir, pour ceux dont la limite était encore visible entre ces deux extrêmes.
Puis recommença leur course dans les rues, comme s'ils n'étaient plus que des pantins, durant les dernières secondes d'un film, à s'élancer en ligne droite, sur une musique triste.
Avant que tout n'explose.

Mais rien n'explosa cette fois.
Ils atteignirent sans encombres le portillon bleu, grincèrent des dents quand les cailloux blancs gémirent de concert sous l'assaut de leurs pas pressés. La porte ne fit qu'un infime bruit, perdu dans la nuit.

Enfin, ils étaient là. Assis autour de la table, à trois, pendant que Kai était allongé sur le canapé.

Plusieurs minutes passèrent, Taehyun ouvrit le frigo et décapsula une bière, fit de même pour une deuxième, destinée à Sunghoon, et effectua cette série de geste une dernière fois, obtenant une bouteille ouverte qu'il tendit à Mitsuba.
Cette dernière le regarda sans rien dire. Sans se saisir de ce qu'il lui offrait non plus.
Elle le regarda juste, et leurs yeux réunis n'étaient que le vide.

    - Quel âge ai-je, Taehyun ? Ou est-ce que cela n'importe plus du tout ?

Confus, il releva la bouteille à sa hauteur, l'observa, observa Mitsuba.

    - Laisse. Soupira-t-elle.

À peine eut-elle parlé qu'un bruit résonna à l'extérieur. Un grincement. Amplifié par leur angoisse.
La porte s'ouvrit de nouveau.

Et la fin du monde débuta.



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