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Quand Soobin posa le pied sur le bateau, il fut pris de frissons. Il n'aimait pas l'eau. Il n'aimait pas tout ce qui touchait de près ou de loin à l'océan. Aux vagues. À cette puissance aqueuse aux anneaux bleus.

Heureusement, il y avait derrière lui la présence rassurante de Yeonjun.

Yeonjun qui craignait plus que tout que Soobin lâche prise, si près de l'arrivée. Qu'il s'abandonne à ses cauchemars, qu'il se laisse aller dans sa tristesse. Qu'ils s'y laissent tomber tous les deux.

Heureusement, il voyait que Taehyun avait foi en Mitsuba.

Et Taehyun regardait le paysage disparaître dans la brume, les contours de l'appendice du continent devenir flous. Être en mer l'effrayait autant que de ne rien savoir de la suite. Il ne maîtrisait pas la situation.

Heureusement, il y avait Kai qui faisait comme une barrière entre lui et le vent.

Huening Kai, debout sur le pont, tâche sombre sur du blanc, sur du bleu, sur du gris et puis du noir. Il se sentait étranger au milieu d'eux. Il essayait d'oublier ses péchés. D'oublier qu'il n'avait pas été là quand ils en avaient besoin.

Il y eut une tempête cette nuit-là.
Mitsuba se tenait à la rambarde en métal blanc. Elle luttait contre l'orage, à sa manière, en le foudroyant du regard. Elle était ridicule face à la tempête. Ridicule.

Mais c'était Mitsuba, alors ils arrivèrent sans encombres au dernier port de l'archipel japonais.

Le dernier port aux bâtiments encore debouts. Le dernier port.

Leur dernier point d'ancrage.

Mitsuba leur devait quelques explications.

Ce ne fut qu'après plusieurs heures de route dans un minibus blanc couvert de rouille, à slalomer entre les cadavres de ville éventrées par les bombes, à regarder le fantôme de la fumée des usines tournoyer avec les nuages, qu'ils s'arrêtèrent. Dans le silence le plus complet, ils mirent pied à terre, au milieu d'un champ de ruines. Il faisait encore nuit. Mais le portable de Soobin indiquait quatre heures, alors bientôt viendrait le jour. Même si ce mot n'avait plus tellement de signification.

    - J'imagine que vous n'allez pas juste m'écouter. J'imagine que vous allez poser des questions. C'est normal.

Ce fut ainsi qu'elle débuta son discours. Discours qui allait durer plusieurs dizaines de minutes. Yeonjun s'était assis sur la colonne vertébrale d'un ancien escalier, et avait attiré Soobin à lui. Kai était adossé à la devanture d'une laverie dont la vitrine avait été violée. Taehyun, les mains dans les poches, grattait le sol du pied, écartant des décombres au hasard.
D'un même mouvement, ils hochèrent la tête. Bien sûr qu'ils voulaient comprendre.

    - Il faut savoir qu'après... Qu'après Cepheus, j'ai erré dans votre pays. J'ai lu. Avant de vous rencontrer, j'ai lu. J'ai lu autant que possible, pour ne plus faire face à la réalité. Et j'ai découvert quelque chose. Moi qui n'avait jamais rien su, j'ai compris quelque chose. Et à l'époque, je ne me doutais pas que ça allait être si important.

Le timbre de sa voix baissa, comme si elle craignait qu'on l'entende au milieu de nulle part, où seules leur présence détonnait sur des kilomètres.

    - Il y a un temps. Il y a un espace. Ce sont deux notions différentes mais très souvent associées. Quelqu'un a dit «le temps se dilate et l'espace se contracte». Et je me suis dit, pourquoi pas ? C'est logique. On évolue constamment dans le temps, et l'espace se réduit au fur et à mesure. Je vois les coïncidences comme des clins d'œil de l'univers, signe que le temps et l'espace ont eu un croisement. Une maille en commun. Un bref passage au même niveau.
Mais si l'espace peut être maîtrisé, par la vitesse, sachant que la vitesse est tout aussi intimement liée au temps... Alors peut-être est-il possible de contrôler le temps, rien que pour une brève durée. Peut-être pouvons-nous allier deux principes, tels que le déplacement de masse et la théorie de la relativité.
Si l'espace et le temps, qui battent comme un cœur, sont observés objectivement, ils sont autre chose. Ils ne sont plus que des grandeurs physiques. Ils sont modifiables, modulables. L'espace-temps se courbe plus facilement si les masses qui entrent dans l'équation sont grandes. Ici "grandes" signifie semblables. Semblables à quoi ? Au même instant, au même endroit.

J'en viens au déplacement de masse. Basiquement, il s'agit de répartir le poids sur les quatres pneus d'un véhicule. De faire bouger le centre de gravité. Aujourd'hui, nous utiliserons ceci associé à la vitesse. La vitesse modifiée, vue de l'extérieur, contrôlée.
Vous allez vous déplacez sans même cligner des yeux. Juste grâce à une coïncidence. Juste grâce à un évènement, d'il y a trois ans. Je ne sais pas si vous aurez le temps. Le temps de tout réparer, je veux dire.

Elle s'emmêla dans ses propres mots et le reste de ses paroles fut noyé dans le vent. Le même vent qui battait leur vestes fines, leurs cheveux décolorés.

    - Tu veux dire que...

    - Je veux dire que vous allez retourner en arrière. Oui, Kai. Je veux dire que le temps va s'effiler, que vos corps vont filer comme autant d'étoiles filantes. Et tu sais quoi ? J'ai foi en vous.

Quand Taehyun comprit réellement ce qu'elle voulait dire, ce qu'elle tentait d'imager par toutes ses explications, il sentit d'abord un grand vide. Le grand vide de l'inconnu, accompagné des frissons et de la peur. Ils allaient revoir toute l'histoire. Réécrire chaque page. Pour ne plus avoir à pleurer seuls dans leurs chambres.

Soobin, sans dire un mot, les fit venir à lui. En cercle, penchés vers le centre, les mains sur les épaules (ou sur la taille pour les amants), ils tinrent là comme une réunion de guerre.
Et sans l'avoir fait remarquer, chacun se rendit compte qu'ils avaient laissé quelques centimètres entre Taehyun et Soobin. Comme une habitude qui doucement disparaissait, ils avaient honoré son souvenir encore une fois.
Mitsuba, à plusieurs mètres de là, le savait très bien. Jamais personne ne prendrait sa place. Jamais personne ne leur ferait oublier sa perte.
Jamais personne ne parviendrait à être tout comme. Il y aurait toujours cet espace au milieu d'eux. Vide. Ils le faisaient vivre dans leur mémoire, mais c'était là le plus étrange. Il n'était même pas mort. Et pourtant même en y pensant, elle ne se décidait pas à prononcer son nom. Ce n'était l'affaire que de quelques lettres. Sept en tout. L'affaire de deux syllabes. Tellement simples.

Il resterait un fantôme jusqu'à ce que l'un d'eux défasse les bandages autour de leurs cœurs. Jusqu'à ce que l'un d'eux se décide à en faire un être tangible. Ce qu'il était autrefois.

Leurs chuchotements peinaient à se rejoindre. Ils luttaient contre bien plus que le froid porté par la mer en furie. Ils étaient contre le temps. Contre les réminiscences.

    - On a pas d'autre choix.

    - Je veux les revoir. Tous ceux qu'on a perdu. Je veux les revoir.

    - Oui mais et nos vies d'ici ?

    - Tout ça disparaîtra. C'est pas comme si c'était important.

Mais il y avait bien quelque chose d'important qu'ils ne voulaient laisser en plan. Quelqu'un. Dont ils taisaient le nom. Nom qui revenait se graver sous leurs paupières dès la nuit.
Ce n'était plus un cauchemar. C'était un mélange de culpabilité et de tristesse qui hantait leurs lits.
S'ils partaient. Quand ils partiraient, car qui voudrait rester ? Ils se devraient de se débarrasser de ce trop encombrant bagage.
Mais c'était dur.
Et s'ils le loupaient, d'un milliers de secondes ?
Et s'il était devant chez eux, en cet instant même.
Et s'il y était seul ? Qu'arriverait-il ?

Ils finirent par se retourner vers la brune. Elle avait laissé ses yeux dériver vers l'océan. Abandonnait ses pensées au néant. À d'autres filles, en d'autres temps.

    - Mitsuba.

Il fallut l'appeler une deuxième fois pour qu'elle daigne les regarder. Observer leurs visages effrayés, anxieux, juste sortis de la tourmente et seulement à moitié prêts à y replonger.

    - C'est décidé. On vient. Lâcha Soobin avant que son courage ne le quitte comme quittait l'obscurité le ciel.

Elle eut un visage apaisé, rien qu'un fugace instant. Elle eut presque l'air de sourire.

    - Juste à temps.