𝐓𝐡𝐢𝐫𝐭𝐲 𝐟𝐢𝐫𝐬𝐭

|
||
|||

Taehyun releva la tête sur le miroir fendillé au-dessus du lavabo ébréché des toilettes de la station-service. L'eau marron qu'il venait de se passer sur le visage coulait comme des larmes sur ses joues, emportées par la gravité jusqu'à la pointe de son menton.
Ils s'étaient arrêtés une dizaine de minutes sur une aire de repos aux allures de ville fantôme, avec des toilettes hors d'usage et un parking désert.
Mitsuba était allée chercher des provisions non périmées à l'intérieur d'une supérette abandonnée, tandis que Yeonjun et Soobin étaient restés dans la voiture, collés, à s'embrasser comme s'ils partaient pour le dernier voyage de leur vie.
Kai avait presque couru hors de l'habitacle surpeuplé, en marmonnant une brève excuse à propos de se dégourdir les jambes.
Taehyun, quant à lui, avait filé s'enfermer dans les toilettes, pris d'un soudain besoin d'être seul.
Mitsuba prétendait pouvoir les sauver, il restait sceptique. On lui avait balancé assez de promesses en l'air pour qu'il soit méfiant.

Et depuis le retour de Kai, il n'avait pas pu être seul comme ça. Il s'était senti obligé de veiller sur son cadet, malgré toutes les voix dans sa tête. Sa folie s'était réveillée en même temps que Kai. Et qui disait folie disait pensées décousues. Disait flot de souvenirs ininterrompu. Disait chuchotements dans son crâne. Qui ne faisaient que répéter un nom. Que répéter son nom.

Beomgyu.

Quand Taehyun était seul, il se souvenait. Et alors il avait l'impression de trahir tout le monde. Soobin, parce que Soobin avait tout fait pour les protéger du monde, et que le départ de Beomgyu l'avait anéanti. Yeonjun, parce que Yeonjun s'était défoncé pour maintenir le rêve au-dessus de la surface de l'eau, et que le départ de Beomgyu l'avait rendu enragé. Kai, parce que Kai avait vendu son âme pour sauver sa famille, et que le départ de Beomgyu avait totalement brisé son mental.
Mais ce n'était pas seulement de la faute de Beomgyu, et alors Taehyun s'en voulait pour Beomgyu. Pour ce qui lui était arrivé, pour n'avoir jamais cherché à le retrouver. Pour n'avoir jamais cherché à le venger.

Ce soir-là, dans leur mausolée d'étoiles, le soir des confessions, Beomgyu leur avait raconté son plus grand secret. Il leur avait raconté la plus longue nuit de sa vie. La plus atroce.

La nuit de son viol.

Taehyun n'avait pas le droit de regretter maintenant son inaction à cette époque. Le fait est qu'il passait sa vie à penser à deux choses.

Mitsuba et Beomgyu.

Il avait tendance à s'attacher aux gens détruits. Un truc de fous. Mais en utilisant cette vieille technique de collégiennes, qui consiste à se représenter au bord d'une falaise, et à se retourner métaphoriquement vers la personne qu'on souhaite le plus voir à ce moment-là, il avait compris quelque chose. Parce que quand il se représentait la falaise, sa seule envie était de fuir. Et alors il entendait le ressac des vagues qui se déchiraient contre les rochers, et il voyait Beomgyu. Beomgyu juste devant lui, le regard éteint, ce même regard qu'il avait eu un soir, mais que Taehyun n'avait pas su interpréter. Et qu'il n'avait compris que bien plus tard. Trop tard.
Beomgyu voulait sauter, dans sa vision. Beomgyu le regardait et reculait tout doucement. Même si ses yeux étaient voilés, il souriait. Il lui offrait son sourire bancal, son sourire de loser. Alors Taehyun avançait. Encore. Encore plus.
Pas un seul instant il ne pensait à Mitsuba, au bord de cette falaise.
Il n'y avait que Beomgyu.

Taehyun n'était pas une collégienne. Il ne sauterait jamais de cette falaise. Taehyun était Taehyun. Et il avait besoin de sauver Beomgyu.

En croisant le reflet de ses yeux, coupés par des fissures en forme de toiles d'araignée, il frissonna. Beomgyu reconnaîtrait-il cet être brisé s'ils venaient à se revoir ? Mitsuba avait promis de tout arranger. Elle avait promis qu'ils allaient tout arranger. Ensemble. S'ils sauvaient le monde, alors il sauverait Beomgyu.

Ses doigts parcoururent le fond de sa poche. Son téléphone y reposait, froid au toucher. Il haïssait l'idée qui venait d'effleurer son esprit. Il l'a haïssait mais voilà, il aimait Beomgyu tout autant.

La lumière grise de l'après-midi découpa son ombre sur le goudron du sol, tandis qu'il marchait d'un pas rapide vers la supérette. À peine entré, il ignora le regard interrogateur de Mitsuba, occupée à remplir un sac de provisions, et se dirigea vers le comptoir. Il y avait là un paquet d'objets inutiles, mais un en particulier attira son regard. Un bref sourire passa sur ses lèvres et il tendit la main.

Yeonjun s'était allongé à l'arrière de leur pick-up, et regardait passer les nuages, sans vraiment faire attention à leur forme ou leur vitesse. Il les regardait sans les voir, car il réfléchissait surtout. Il réfléchissait au futur. Ce que Soobin avait fait, ce pourquoi il l'avait blâmé autrefois. Yeonjun se sentait tellement coupable de toutes les merdes qu'il lui avait fait. Et il se sentait surtout mal car, même après tout ça, Soobin le regardait encore avec des yeux amoureux.

    - En d'autres occasions, ç'aurait pu être romantique. Chuchota justement son amant, en grimpant à son tour dans la benne.

Yeonjun se redressa et le prit par la taille pour le stabiliser, puis ronchonna.

    - Monte pas là-dedans, c'est sale. Il fait froid, aussi. Tu vas te blesser.

Soobin leva la tête, et leurs souffles se croisèrent dans le vent.

    - Je suis grand, Yeonjun. Je sais ce qui est bon pour moi, et ce qui ne l'est pas.

L'autre se retint de rétorquer qu'il était encore minuscule (LOL) face à l'immensité du monde. Qu'il ne savait rien, qu'il était idiot de continuer à l'aimer. Même si sur ce point, il lui en était avant tout reconnaissant.

    - Viens là, grand Soobin.

Il l'attira contre lui et les fit s'asseoir contre le rebord en métal.

    - Dis. Tu crois qu'elle sait ce qu'elle fait ?

Yeonjun détourna le regard pour aller le poser au loin, sur la silhouette sombre de Mitsuba qui s'activait. On aurait dit une fourmi, mais ils s'étaient tenus assez près d'elle pour savoir qu'il n'en était rien, qu'elle en imposait. Qu'elle pouvait être terrifiante.

    - J'en sais rien, Binnie. Elle paraît un peu jeune pour pouvoir tout réparer. (Feat. Anna dans Frozen II)

    - On était jeunes quand on a commencé. Et c'était dur, malgré ce que les autres disaient. On a jamais cherché à être privilégiés. C'était la vie, c'était comme ça. Je veux dire... Elle, elle n'a pas l'air d'avoir connu le bonheur. Je ne sais pas comment elle fait pour tenir le coup, même après tout ce qu'elle a vécu.

Yeonjun hocha la tête, car les paroles de Soobin faisaient écho à ses propres pensées.

    - Elle nous a aidés.

Leurs yeux à tous les deux croisèrent la silhouette de Kai, debout dans les arbres.

    - J'aimerais aussi l'aider.

Leurs mains se joignirent discrètement, dans l'ombre de leurs corps collés.

    - Elle a parlé d'une étoile. Approuva le plus jeune.

    - Elle a parlé d'une fille. Murmura presque au même moment Yeonjun.

    - Et c'était la même chose. Conclut l'ancien leader en posant sa tête sur l'épaule de son amoureux.

Kai aperçut dans la voiture du mouvement, ce qui ne pouvait signifier que deux choses ; soit Yeonjun et Soobin se disputaient, soit ils s'embrassaient.
Il avait loupé tous les derniers chapitres de leur histoire. Il ne savait pas à quel point ses amis étaient arrivés. Il ignorait les digues brisées sous le poids des silences.
La seule chose dont il se souvenait, c'était de sa colère quand Yeonjun partait toute la nuit pour ne revenir qu'au latin, le col de sa chemise tâché de rouge à lèvres. Le pire, c'était quand il balançait ses vêtements dans la panière à linge sale juste sous le nez de son petit ami.
Kai se souvenait aussi du Taehyun cassé, comme un automate. Il se souvenait qu'il détestait ses absences, ses tendances à se réfugier dans des choses dangereuses. La façon dont il se taisait face à la peur.

Mais Kai avait oublié le reste. Il avait oublié sa course derrière le cœur de Taehyun, sa course derrière le roulement de la valise de Beomgyu, sa course à la célébrité, les fois où il avait dû courir parce qu'il n'y avait qu'en courant qu'il parviendrait à atteindre son but. Parce qu'il n'y avait qu'en courant qu'il parviendrait à fuir sa réalité.

Dahl lui avait comme remis les idées en place. Ses mots avaient agit comme une claque. Kai y voyait enfin clair. Aussi clair que possible avec la tempête dans son cerveau.

La tempête de hargne contre ceux qui étaient partis, et dont il faisait partie.
La tempête de culpabilité, à propos de Beomgyu.
La tempête de tristesse, à propos de sa chance loupée ave Taehyun.
La tempête de nostalgie quand il tentait de rattraper les souvenirs heureux.
La tempête dans son âme, ses questions, et puis la question.

«Suis-je un meurtrier ?»

Dahl lui avait dit qu'il en était un.
Il voyait dans leurs yeux à tous qu'il en était un.
C'était écrit dans les cendres de ses sœurs.

Mais même après tout ça, il n'arrivait pas à l'admettre.

Parce que Bahiyyih lui avait dit que ce n'était pas de sa faute.
Parce que dans la dernière étreinte de Léa, il n'avait sentit aucun reproche.

Elles lui avaient promis que tout irait bien.

Mitsuba sentit le vent tourner avant de voir les branches se balancer dans l'autre sens.
En alerte, elle observa les nuages noirs qui couvraient le ciel. Il ferait nuit dans quelques heures. Il était temps pour eux de partir.

La mer était proche.

Ce soir-là, ils traverseraient à bord d'un ferry les eaux tumultueuses qui séparaient la Corée du Sud et le Japon. Des eaux furieuses encore gorgées de sang.

La mer était proche. Et Mitsuba avait encore du mal à oublier Fern.

Mais si son plan fonctionnait, elle pourrait sauver plus d'une vie.

Un jour, elle pourrait sourire à nouveau. Un jour, elle brillerait à nouveau.

Et eux cinq le pourraient aussi.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top