𝐓𝐞𝐧𝐭𝐡
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«Je suis née dans un pays d’hiver éternel. C’est du moins ce qu’on m’a raconté, et je n’ai aucun moyen de le vérifier. Évidemment, j’ai beau dire ‘’hiver éternel’’, il y avait aussi des jours de soleil. C’est de ceux-là dont je me souviens le plus, parce qu’avec le soleil venait le sourire et le sourire des gens est la plus belle chose que j’ai jamais vu, et que je ne reverrais sûrement jamais.
Quand il neigeait, c’est-à-dire la majeure partie du temps, la femme qui s’occupait de nous, les autres enfants et moi, nous enfermait dehors et nous mettait au défi de survivre jusqu’au prochain rayon de lumière dorée. Après les sourires, c’est de la rage dont je me rappelle. La rage et la tristesse qui forment le désespoir, et les gens désespérés sont les plus impulsifs. Oui, moi comme les autres gamins, j’avais cette rage en moi, peut-être dès la naissance et alors cela expliquerait tout.
Nous avions la colère, parce qu’on était des inconnus, des petits anonymes noyés dans la masse, oubliés, abandonnés. Personne ne voulait de nous, à part ceux qui voyaient à quoi on pourrait leur servir. Jamais aucun de nous n’a eu droit à un sourire d’adulte, un vrai sourire de parent compatissant et aimant. Et alors nous avions la tristesse, la tristesse bleue comme la glace sur le lac, cette tristesse qui berçait notre cœur et le gelait petit bout par petit bout. La tristesse des enfants sans vie, sans amour, sans réponses. Nous avons tous grandi comme ça, dehors et dedans, à toujours lutter, toujours souffrir, toujours mentir et se trahir.
Je n’ai aimé qu’une seule fois, avant que mon cœur ne devienne entièrement de pierre. Une seule fois, une seule fille, une seule saison. Elle s’appelait Cepheus. Je ne me souviens plus vraiment de son visage, plus vraiment de ses mots, plus du tout de nos rires. Elle s’appelait Cepheus et je n’ai jamais su son nom de famille, comme nous, elle n’en avait pas, plus.
Quand on nous mettait dehors, c’était elle qui s’occupait de nous, elle qui racontait des histoires aux plus petits. Je la regardais faire, de loin, moi j’étais plus timide, plus mystérieuse, plus terne. Un soir, elle est venue me voir, elle m’a pris la main et m’a montré Cepheus. La constellation de laquelle était tiré son prénom. Entre le Cygne, le Dragon et Cassiopée. Je ne me souviens plus de tout ce qu’on s’est dit, cette nuit-là, je ne me souviens plus de son air quand elle m’a montré les étoiles. Je me souviens seulement qu’elle m’a dit que j’étais Cassiopée, moi. L’épouse de Céphée. Je crois avoir demandé qui étaient les autres, le Cygne et le Dragon. Elle m’a dit qu’un jour, je rencontrerai le Cygne et qu’elle, elle connaissait le Dragon, qu’il emporterait le soleil, un jour. Je ne l’avais pas crue. J’avais dit que c’était impossible, de prendre le soleil sous son bras et de s’enfuir avec. Et quand j’avais compris qu’elle était sérieuse et que je m’étais inquiétée, elle m’avait sourit et m’avait dit, ça je m’en souviendrai pour toujours que « Même si le soleil s’éteignait, il ne faudrait pas pleurer, car il suffit d’attendre la nuit pour voir des milliards de petits soleils, sur terre ou dans le ciel. Des milliards de petits soleils que personne ne regarde assez longuement. » Elle m’avait dit que j’étais une étoile, moi aussi. Que j’avais le droit de briller comme un petit astre, de sourire aussi. À ce moment-là, j’avais goûté le bonheur, sa présence avait réchauffé mon cœur, amorcé le dégel. Je ne savais pas. Je ne savais rien et Cepheus était belle, je crois. Il me semble.
L’hiver était arrivé, j’avais 15 ans, elle en avait 16, et nous passions nos nuits sous les étoiles, à chercher les quelques constellations qu’elle connaissait. Elle me les présentait, comme des amies de longue date, nous discutions avec des boules de feu. Les enfants et moi avions grandi, depuis l’époque où nous pleurions dans notre lit. La femme avait été remplacée par un homme, qui nous apportait tous les jours des fusils, qui nous montrait comment tirer, comment courir avec, comme se battre à mains nues si l’on perdait notre arme. Cepheus et moi étions les plus douées, que ce soit au fusil, au pistolet, au couteau. Nous ne savions rien du monde extérieur, mais nous savions tirer sur des cibles mouvantes à trois cent mètres.
C’est alors qu’ils nous ont donné une date. Pour la première fois de la vie dont nous nous souvenons, furent prononcés quatre mots jusque là inutilisés. Vendredi 24 janvier 2025. Nous fûmes trois à monter dans un camion, Cepheus, moi et Fern. Trois encore à arriver sur ce qu’ils appelaient un champ de bataille. Deux à survivre à la suite du premier jour.
Le deuxième jour, le pire jour de ma vie, le bruit des bombes nous réveilla. La nuit avait été atroce, et même la constellation de Cepheus avait disparu derrière les nuages. Les hommes qui dirigeaient le camp nous avaient levées, puis conduites sur une butte, avec un seul arbre pour se cacher en cas d’arrivée de l’ennemi.
Ils avaient dit que nous serions en sécurité, qu’il fallait juste tirer sur tout ce qui bougeait. Que nous pourrions éviter ce calvaire aux prochains si nous étions assez fortes.
La journée a passé, et l’horreur est arrivée après le coucher du soleil. Sans prévenir, sans un bruit, des dizaines de soldats sont arrivés. Ils parlaient dans une autre langue, avaient des uniformes différents, mais ce qui nous frappa, ce fut la façon dont on leur ressemblait. Ils disaient que nous étions « russes » mais ils avaient eux-aussi ces yeux en amande, sombres comme la nuit, à peine entrouverts. Cette peau claire légèrement dorée. Ils étaient pareils qu'elle, pareils que Cepheus. Elle a lâché son fusil la première, les yeux pleins de larmes. Et elle s’est rangée à leurs côtés. Puis elle m’a regardée, et je ne me souviens plus de son expression, ni de ses cheveux, ni de ses yeux. Elle m’a regardée longtemps, attendant que je fasse mon choix. Il n’y avait aucun choix, Cepheus était mon étoile, mon phare dans la nuit, j’aurais dû être plus rapide, peut-être le coup m’aurait-il touchée moi, au lieu d’elle.
Ce n’était pas un tir des japonais, comme ils s’appelaient, mais ça je l’appris plus tard. C’était ces russes dont je faisais partie, ces hommes en vert fané, qui venaient de tirer sur une des leurs. Ils m’exhortèrent à la violence, me dirent de tous les tuer. Il n’y avait plus Cepheus pour me rappeler que la lumière existait même dans la nuit la plus profonde. Il n’y avait plus Cepheus et mon cœur s’était définitivement cristallisé.
Alors je tirais, sur tout ce qui bougeait, sans les regarder dans les yeux, sans les voir. Quand j’abaissais mon arme, le sol était rouge et le soleil venait de se lever. J’avais la tête en feu, les yeux trempés de larmes, un bras cassé mais je tenais debout. Plus loin, près de l’arbre qui aurait dû nous protéger, le cadavre de Cepheus reposait. Elle avait les yeux grands ouverts, fixant le ciel comme pour y apercevoir Alderamin, la plus brillante des étoiles de sa constellation. Je n’eus pas le cœur de les lui fermer, préférant démêler ses cheveux de mes doigts, formant une natte fragile. Puis je refermais son veston gris, éloignait le plus possible son fusil d’elle et lui prenait la main. Nous étions le 27. Il faisait un temps magnifique, et Cepheus s’était éteinte.
J’en appris plus sur la rage et la tristesse. Se battre était le seul moyen d’oublier. Je ne réfléchissais plus, j’appuyais sur la détente, je brisais des vies, j’effaçais Cepheus au fur et à mesure, pour ne pas sombrer. Sans même m’en rendre compte, j’étais devenue leur ангел смерти, leur Ange de la Mort. J’errais sur le champ de bataille, les genoux en sang, les yeux noirs de fureur. Enragée, attristée, il n’y avait pas de mots assez forts. Et Cepheus n’était plus là pour m’en apprendre. Je voyais les autres face à moi, ils devenaient tous des ennemis, tous des monstres que j’abattais, les uns après les autres, sans me poser de questions. Après les gens je tuais les villes, je préparais le terrain et les chefs en haut envoyaient des bombes.
Au terme de longs mois de désastres, la Russie avait conquis le Japon. Durant une cérémonie dans la capitale, on me remit un nom de famille, une identité. Je n’étais plus la taciturne des enfants de la maison bleue, plus la Cassiopeia de Cepheus, plus l’ангел смерти. J’étais Mitsuba Chisen, une enfant japonaise adoptée par la Russie à l’âge de deux ans. J’étais la tueuse de mon peuple et ce n’est qu’après les avoir tous éliminés que je découvrais qu’ils étaient ma famille.
Nous étions quelque part en août 2026. J’avais perdu la notion du temps, perdu la notion de culpabilité, perdu toute mon humanité.
Je fis un voyage au Japon. Je marchais longtemps sur la côte, avec des ruines sur la droite et l’océan sur la gauche. Puis je vis cette terre au loin, un jour de grand soleil.
Le lendemain, en me réveillant, après un demi-sommeil empli d’étoiles et de Cepheus en sang, le soleil n’était plus. J’avais loupé l’avènement du Dragon décrit par mon unique amour. Mais j’étais décidée à trouver le Cygne. Il le fallait. Alors je fis mes bagages, j’abandonnais la péninsule pour un plus petit pays, l’appendice du continent Asiatique, Корея, la Corée.
Mais déjà, les gens fuyaient. Ils couraient sur la surface de la terre, apeurés, certains d’assister à la fin du monde. De mon côté, je découvrais le premier mensonge de Cepheus ; le soleil avait disparu et avait emporté les étoiles. J’étais terriblement en colère, à ce moment-là. Puis je me fanait dès que je posais un pied dans la capitale de Корея. Il n’y avait pas de bruit, c’était différent du Japon, où le silence était un silence de mort. Là c’était le silence d’un souffle retenu.
Je déambulais, perdue entre les gratte-ciels trop hauts, perdue sans ma Cepheus.
Je découvris à la bibliothèque le deuxième mensonge de Cepheus ; sa constellation était insignifiante. C’était Cassiopeia la plus brillante du lot. Elle m’avait donné la plus lumineuse des quatre, s’était privé de la protection de la reine, avait préféré son roi décrépit… tout ça pour moi. Ma Cepheus était un vide de plus en plus grand dans ma poitrine. C’était mon abysse, mon précipice, mon tout pour empêcher de sombrer et qui finalement m’alourdissait. Je la nommais donc пропасть, abysse.
Je ne sais pas si tu te souviens, Taehyun. Je ne sais pas si tu te souviens, la première fois que l’on s’est vus. Je regardais le ciel. Je le regardais pour ma Cepheus, et puis un avion est passé, et a entraîné mon regard vers l’ancien emplacement du Cygne. Et puis je t’ai vu. Tes abysses étaient aussi profondes que les miennes. Tes désillusions plus récentes, ta peine plus ancienne. Tu traînais des chaînes toi aussi, tu perdais en courage. Je t’ai abordé, on aurait dit une collision stellaire. Ce phénomène rare. Tellement rare qu’il en devient une légende.
Je ne sais pas si tu te souviens, Taehyun. Je ne sais pas si tu te souviens des mes mots, à cet instant précis. J’ai dit que le monde était plus beau de nuit, quand on ne voyait pas ses fissures. Quand les lumières artificielles faisaient comme des étoiles dans le reflet du lac. J’ai dit ça mais c’était le troisième mensonge de Cepheus ; la nuit n’enlève rien à la douleur, la nuit rappelle l’absence, la nuit est le plus grand des trous noirs, le plus grand des précipices, la plus belle пропасть.
Et alors j’ai trouvé le Cygne. J’ai trouvé le Cygne prédit par mon étoile, je me suis jurée de le garder à l’abri. Hors de question de perdre quelqu’un d’autre.
Et puis à travers toi, je me suis rapproché de vous tous. Vous êtes comme tout le monde, perdus et désespérés, emplis de rage et de tristesse. Mais je peux vous aider. Je pense que Cepheus m’a conduit à vous pour cette raison précise. Pour Cepheus, je ferai tout. Pour pouvoir me souvenir de son visage et de ses mots, de nos rires.
Je m’appelle Mitsuba Chisen, un nom de sang et de larmes, un nom sans soleil, un nom né sous l’hiver qui ne s’en va jamais. Accrochée à une étoile disparue. Étoile à ses heures perdues. Je ne sais pas qui je suis et je ne le saurai jamais. Je sais seulement que j’étais destinée à vous rencontrer, ici, maintenant, pas autrement.»
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