𝐍𝐢𝐧𝐞𝐭𝐡


⚛«23 : 26» indiquait le réveil à côté de Taehyun. Il gardait les yeux ouverts malgré la fatigue qui le menaçait, planant au-dessus de sa tête tel un sinistre vautour. Une heure plus tôt, Yeonjun était rentré, affolé mais surtout furieux contre sa dernière conquête, qui lui avait sorti le plus gros mensonge du siècle. D’après ses dires, Soobin avait fui juste après, mais il ne lui avait pas expliqué pourquoi et le cadet préférait ne pas trop se mêler de leurs squelettes dans les placards. Toujours étant que leur ancien leader n’avait pas donné signe de vie, si ce n’est qu’on avait déploré aucun accident ni mort aux dernières nouvelles. Mais ni l’un ni l’autre ne faisait trop confiance aux journaux télévisés. Alors ils patientaient, assis à table de la cuisine, crispés et silencieux. Le néon du plafond grésillait à intervalles réguliers, et chaque fois Taehyun poussait un soupir, sachant qu’il s’était passé une dizaine de minutes sans réponse de Soobin à leurs nombreux messages. Il était sur le point de demander au garçon face à lui ce qui s’était réellement passé à l’hôpital, quand une clef tourna dans la serrure. Ils se relevèrent d’un coup et coururent presque au salon, dérapant sur le parquet ciré. Dans la pénombre de l’entrée se tenaient deux silhouettes inidentifiables.

- Yeon…. Yeonjun ? Chuchota sur un ton hésitant le disparu de la soirée.

- Soobin ?

Le blond se jeta sur lui et le traîna par la capuche jusqu’au canapé. Debout, adossé à l’encadrement de la porte, Taehyun fit basculer l’interrupteur du lampadaire d’intérieur. Ils ne l’avaient pas allumé depuis des millénaires, mais curieusement, l’ampoule n’était pas morte. Le plus âgé jeta son otage sur le divan gris foncé, et s’agenouilla pour être à sa hauteur.

- Explique toi maintenant. Qu’est-ce qui s’est passé après la magnifique comédie de Hye-min ?

Le brun secoua la tête, des larmes perlant aux coins de ses yeux. Sa poitrine se soulevait au rythme de ses respirations sifflantes et irrégulières. Taehyun eu soudain peur que sa blessure se soit réinfectée et s’apprêtait à appeler les urgences quand Soobin prit enfin la parole.

- Je… Je… (Chaque mot semblait le blesser, lui taillader le corps de l’intérieur avant qu’il ne l’expulse.) J’ai eu… J’ai eu peur.

Le blond toujours accroupi lui saisit les mains et les serra doucement.

- De quoi ?

- De te perdre… Elle est arrivée d’un coup et j’ai eu peur qu’elle te vole à nous…

- N’ai pas peur de ça, Soob. Je resterai toujours avec vous. Quoi qu’il advienne, le vent ou l’arc-en-ciel, à chaque seconde à chaque heure, pour toujours. Soyez-en sûrs.

À ces mots il tourna également la tête vers le plus jeune, resté à l’écart par souci d’intimité, puis vers le cadre photo retourné qui prenait la poussière sur le meuble adjacent à la télévision. Il y avait décidément trop de promesses autour d’eux, trop de promesses qui les étouffaient, trop de secrets à garder. Lui, il pouvait tenir le coup, il était plus vieux, plus mûr, il pouvait. Mais il avait peur pour les autres. Soobin qui pleurait seul dans sa chambre, pensant que personne ne l’entendait. Il n’y avait qu’une misérable cloison entre leurs deux chambres, bien sûr qu’il entendait ses appels à l’aide, ses pleurs, ses cris de désespoir.
Il avait peur pour Taehyun aussi. Taehyun qui se soûlait dans la cuisine, dos à la seule fenêtre de la pièce, persuadé qu’il était assez invisible pour qu’on ne le remarquât pas. Sauf que Yeonjun connaissait ces garçons, ces hommes, à présent qu’ils avaient grandi. Il connaissait leurs travers, leurs rêves, leurs bêtises et leurs douces mélancolies.
Et Kai qui avait fait ça et on ne savait pas pourquoi, pour qui, ni s’il redeviendrait un jour le même grand enfant au sourire farceur. Nul doute qu’il était celui qui avait le plus souffert, à sa façon. Sa nouvelle armure de pierre ne trompait personne, il se fissurait sous la houle.

- Mais si tu n’as pas le choix ? Renifla encore son ami, ou du moins c’était ainsi qu’il voulait le nommer. Si tu es obligé de partir ?

- Personne ne me forcera à vous quitter. Je me battrais, Soob. Promis.

Encore un fil rouge noué entre eux, encore une promesse qui finirait par s’effiler.
Il faudrait la rattacher à nouveau, la recoudre, et recoudre leurs cœurs au passage.
Pour qu’encore une fois ils se mentent, se ré apprivoisent et redeviennent sauvages.
Pour qu’encore une fois, ils pleurent loin de l’autre en tenant de s’oublier, d’oublier leur rage.
Il faudrait effeuiller les roses avant qu’elles ne fleurissent, que plus aucun n’espère, pour ne plus se perdre en mer.
Il faudrait enchaîner leurs sentiments, comme à chaque début d’été, quand il faut tout mettre sur le dos de l’hiver.
Ils y parviendraient, bien sûr. Ils savaient se perdre de vue le temps d’une saison, noyer leurs jeux d’ombres et de lumières sous l’éclat froid des réverbères.
Ils savaient, comme on sait qu’il y eut le soleil et que celui-ci ne s’éteindrait jamais.
Si seulement ils avaient été les seuls à mentir, ç’aurait été tellement plus simple.

- J’en ai assez, Yeonjun. Assez d’être caché ici. Que tout le monde se cache. Pourquoi est-ce qu’il n’y a plus personne dehors ? C’est devenu si dangereux de vivre ?

- Tu ne peux même pas imaginer. Souffla une voix depuis la zone d’ombre dans l’entrée, l’unique endroit que la lumière n’éclairait pas.

Taehyun sursauta si vivement qu’il se cogna le bras contre une énième commode en faux bois plastifié.

- À moi aussi, tu avais manqué, Kang Taehyun.

- Qui est cette fille ? Interrogea Yeonjun à la cantonade, sans qu’aucun ne lui réponde.
- Que… que fais-tu ici ?

- Elle m’a empêché de sauter. Répondit platement l’ancien leader du groupe.

- De sauter d’où ? S’inquiéta le plus vieux en serrant plus fort les doigts fragiles de Soobin.

La noiraude s’avança hors des ténèbres, une moue plaquée sur le visage.

- Pour quelqu’un d’extraordinaire, je te trouve pourtant bien commun, Choi Yeonjun. Aurais-tu perdu de ta brillance en t’enfonçant dans ton déni ?

- Je n’ai rien perdu du tout, mais j’aimerais savoir qui tu es !

- Je reconnais que tu as du cran, les autres ont abandonné plus vite. À propos de mon nom.

Taehyun esquissa un mouvement en avant puis se ravisa, il semblât que l’échange lui échappait entièrement.

- Alors dis-moi d’où Soobin voulait sauter, et qui tu es pour l’avoir suivi jusqu’ici.

- Tu ne préférerais pas savoir où il comptait aller en sautant ? C’est une bien plus belle histoire.

- Arrête de parler pour ne rien dire et répond à mes questions.

- Ton ami allait partir très haut, ou très bas, je ne sais pas en quoi il croit, ni s’il croit en quelque chose autre que toi, mais ça n’aurait été beau à voir pour personne.

- Ce n’est pas vrai, hein Soobin ? Elle raconte n’importe quoi, hein ?

Sa dernière intonation se fit suppliante, il ne voulait pas y croire, il n’était pas préparé à ça. Rien que l’idée, la fugitive pensée d’une vie sans ce garçon lui était insupportable. Alors que cela ai failli se produire… Inconcevable et terrifiant.
Sa colère grondait en lui, dirigée tout d’abord vers cet imbécile pelotonné sur le divan, les yeux brillants et les mains glaciales. Au lieu d’en faire des mots, il en fit une ritournelle, dans sa tête et dans son cœur, pour la faire s’évaporer. Hors de question qu’il la dirige une fois de plus contre Soobin. Assez de fois, il l’avait rendu responsable de tous ses maux, assez de fois pour le dégoûter de lui, c’était son but premier. Mais l’autre avait continué de s’accrocher. Yeonjun ne le méritait vraiment pas.
Ce fut cette culpabilité qui conduisit son geste, cette doucereuse et dangereuse culpabilité nuancée de désir et de regrets. Il était pardonné, comme d’habitude, mais était-il véritablement légitime ? Il ne se posa la question qu’après avoir ramené les mains gelées de Soobin entre ses paumes et des les avoir embrassées. La rougeur des joues de son cadet aurait pu faire fondre la banquise, s’il n’avait pas également ressenti cette peur. Évidemment, il avait fait trop de mal. Il faudrait du temps, mais ça, il n’était pas certain d’en avoir.

- Tu n’as pas répondu. Osa Taehyun, vers la brune. Tu n’as toujours pas dit qui tu étais. J’ai besoin de savoir, s’il-te-plaît.

Il semblait perdu, adossé comme il l’était à la chambranle de la porte, fixant cette fille tel un phare qui l’éclairait par-delà l’océan.
Ils s’oublièrent un instant dans les yeux l’un de l’autre, mais la tension qui planait n’était pas la même qu’avec Soobin et son monstre. Non, on aurait dit les échanges secrets de deux étoiles extrêmement éloignées, mais au scintillement identique. Deux étoiles entrées en collision, qui attendaient le bon moment pour exploser et former un million d’étoiles plus petites, ou alors rien du tout, la physique métaphorique était si complexe.
La jeune fille soupira profondément et s’assit sur le canapé, bien loin de Soobin, proche de la lumière pâle qui brillait paresseusement, plantée sur son piquet. D’un regard assuré, elle embrassa la totalité de la pièce, sans un mot mais dans un silence lourd de reproches, surtout en ralentissant sur les photos masquées au public (ou aux habitants mêmes) et les larmes en suspension dans l’air, bruyantes de tristesse mais invisibles.
Après une grande inspiration, elle les fixa un à un dans les yeux et entama son récit.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top