𝐅𝐢𝐟𝐭𝐞𝐞𝐧𝐭𝐡

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« Où vas-tu si loin de nous ?
Et les beaux jours, est-ce que tu t’en fous ?
T’avais promis, moi j’oublie pas.
Tu m’avais dit que tu me lâcherai pas. »

Dehors, très loin, Kai se noyait. Il voyait des ombres danser entre les buissons, disait bonjour aux gouttes d’eau qui tombaient régulièrement sur son front.
Sans soleil et sans étoiles, il ne savait plus où il était. Quel était l’envers, quel était l’endroit, quel jour était-on. Il comptait sur ses doigts les secondes, ou les heures, il ne savait plus trop, et s’abandonnait à la folie.
Il s’effondrait, comme un vieux mur de pierre, asphyxié par le lierre. Sans pensées qui ne soient déconstruites, brisées, trop rapides à attraper.
Il avait bien vu que quelqu’un s’approchait, tentait de l’apprivoiser, mais il confondait passé et présent. Il ne savait plus qui, plus quand. S’il devait rire ou pleurer. Et puis qui était-il, d’abord ? Quand cette torture cesserait-elle, pourquoi son ventre criait au secours, pourquoi tremblait il, quelle était cette chose nommée froid qui le transperçait ? Qui était cette fille qui lui tournait autour ?

Il n’avait qu’un nom sur la langue, sans savoir, sans comprendre, juste un goût salé, périmé, un goût de pain décongelé puis réchauffé et abandonné.
Un nom sur la langue qui explosait dès qu’il le murmurait. Il tentait de s’abstenir, parce qu’à chaque fois, cet étrange personnage flou débarquait, lui parlait à travers une vitre teintée. Il avait beau y penser, il ne se souvenait plus. Les murs poussaient ils à côté des arbres ? Il aurait voulu hurler. Dire aux oiseaux et aux inconnus de le laisser tranquille, qu’il était bien mieux à se laisser pourrir, ou fleurir, il ne savait plus la différence. Il se retenait de prononcer le mot, par crainte d’attirer des fantômes. Avait-il peur des fantômes ?
Mais pourquoi ? Qui ?

- Kai…

En parlant du loup… Mais ce n’était pas un loup. La silhouette semblait humaine. Pourquoi diable la comparait il à un loup ? Elle ne hurlait pas à la lune. Elle ? Quelle était cette chose que le ‘’elle’’ ? Pourquoi les mots lui venaient de nulle part, de partout à la fois ? Il n’appréciait pas plus les avalanches que les fantômes.

- Kai tu dois te réveiller !

Elle parlait dans une langue étrangère. Se réveiller ? Cela ressemblait à un piège. Et si se réveiller signifiait mourir ? Tomber ? Être emporté par l’avalanche ? Non, mieux valait rester là.
Mourir ?
Encore une promesse arrivée d’un coup.
Il avait beaucoup de vieilles vidéos dans sa mémoire, liées à la mort. Il voyait des sourires, des filles, des ‘’elles’’. Qui étaient-elles ? Des fantômes ?
Pouvait-il y avoir autre chose que les loups ?

Une sensation de vide sous le cœur le plia en deux. Il avait envie de crever.
Sans savoir ce que c’était, il savait juste que c’était préférable à cette douleur. Crever.
Un morceau de vie s’arracha à sa tête pour venir se nicher dans ses pupilles.

« C’était une scène noire, un jardin de nuit, avec de petites lucioles tourbillonnant autour d’une guirlande lumineuse. Une guirlande avec des ampoules de différentes couleurs, un arc-en-ciel pour éclairer la nuit. C’était une scène noire, parce que c’était une nuit sans étoiles. Malgré la lune et la guirlande, l’endroit était sombre, vide, sans vie.
Un pas pressé secoua le sol et réveilla les écureuils. C’était une femme, aux cheveux longs, dont la couleur devenait invisible dans l’obscurité.
Kai la suivait. Dans ce rêve, il était plus doux, plus vibrant, plus joyeux qu’il l’était à l’instant présent. Il suivait la fille avec un sourire idiot scotché sur le visage, un sourire d’amour sous sa forme la plus pure, un amour loyal, indéfectible, l’amour familial.

- Je ne comprends pas très bien, Bahiyyih… Elle est où Léa ?

- Elle viendra plus tard, mais d’abord, tu dois m’écouter. Kai… Les choses vont changer. Tu te dois d’être fort… »

Le Kai perdu au milieu de la forêt ouvrit les yeux d’un coup. Penché sur lui, une fille aux yeux bleus fronçait les sourcils.
Sans y faire attention , le garçon lui passa un doigt sur le front, histoire de lisser son visage.
Elle fit trois pas en arrière à la vitesse de l’éclair.
Il contempla ses mains. L’impression d’avoir exécuté ce geste des millions de fois le hantait. Mais sur qui ? Quand ? Où ?
Il ne se redressa pas, il en était incapable. Ses bras, ses jambes, son corps tout entier le brûlait, le faisait souffrir. Le poison dans ses veines s’était installé pour ne plus repartir.

- Tu es enfin de retour…

Sa bouche était si sèche qu’il ne pu même pas l’ouvrir. Il cligna des yeux, tenta de se rappeler quelque chose, en vain, il réussit seulement à accélérer son rythme cardiaque, tant la situation l’angoissait.
Il avait vu des gens, entendu des noms, mais il ne savait pas. Le monde l’agressait, brusquement. Où était cette prison qui aurait pu être sa protection contre l’extérieur ? Pourquoi avait-il fait certains choix à certains moments ? Pourquoi avait-il tout oublié, mais se souvenait toujours de choses puériles ?

- J’ai de l’eau, ne bouge pas… !

Sans prévenir, sans corps le lâcha, d’un coup. Il sentit chacun de ses muscles se détendre et sombra dans le noir. Une dernière brise de conscience lui amena un cri de surprise et de l’effroi. Beaucoup d’effroi. Mais pourquoi ?

La grande chambre de Yeonjun était tout le temps froide. Le chauffage au sol ne fonctionnait plus depuis au moins trois ans, les fines vitres étaient glaciales au toucher, les murs couverts d’humidité s’effritaient. Il y avait un tapis bleu et beige devant le dressing, gisant là comme un cadavre de fils entortillés. Des affiches, tirées de magazines de mode, représentant des filles et des garçons de toutes origines, en habits de marque, qui regardaient fixement la caméra, le visage neutre et effrayant. La pièce n’avait pas plus d’âme qu’une marionnette. On avait voulu la rendre belle, pas accueillante ni confortable, juste agréable à voir. Yeonjun avait misé là-dessus. Celles qu’il ramenait ne devaient pas s’éterniser.
À présent il savait que ces filles avaient été des énormes erreurs. À cause de l’une d’entre elles, il avait failli perdre celui qui comptait le plus. Il avait failli perdre Soobin, il ne pourrait jamais oublier.
D’un mouvement rageur, il balaya les emballages de capotes et de barres de céréales de sa table de nuit. Et fondit en larmes, s’écroula sur son lit, le visage dans les mains. Pourrait-il jamais regarder son ami en face ? Son ami, bien sûr… Il avait enterré ses sentiments, mais ils avaient poussé à travers la terre, comme une graine, pour venir éclore encore plus beaux qu’avant. Que faire à présent ? Il n’était plus capable de fuir, et n’aurait pu de toute façon aller nulle part. S’excuser ne servait à rien, ils n’avaient pas le temps de recommencer.
Il contempla le plafond, blanc. Blanc comme la neige fondue qui borde les routes, blanc comme le ciel vaporeux d’un matin d’hiver, blanc comme une feuille de papier vierge oubliée au fond d’un tiroir, blanc comme une barrière de brouillard. Qui masque le soleil, fait se taire, fait oublier, fait chialer, fait s’endormir, fait crier et fait mourir.
Yeonjun se leva, les poings serrés. Il fouilla dans un bureau coincé dans l’angle de la pièce et en sortit le couteau. Celui que Soobin avait tenu dans ses mains, plusieurs jours auparavant. Celui qui avait meurtri sa peau, coupé ses veines, sali son corps.
L’objet était lourd, le manche noir brillant, mais pas aussi brillant que la lame, aiguisée, longue, fine, à la pointe qui le narguait, lui balançant ses regrets puissance mille. Il savait que ce couteau lui avait appartenu. Il ignorait si Soobin l’avait fait exprès, ou avait saisi la première arme lui tombant sous la main. Que serait-il advenu d’eux si cela avait été un pistolet ?
Il ne pouvait même pas se permettre d’y penser. Comment diable cette fille qui avait envoûté Taehyun avait-elle pu tenir sans trembler une de ces choses… Cette Mitsuba aux yeux incertains et froids comme ceux des reptiles. Une sorcière, un monstre, mais qui lui avait ramené Soobin.
Et si elle n’avait pas été là…
S’il avait été seul sur le toit ce soir-là ?
Que serait-il advenu de cette histoire ?

Il reposa le couteau à sa place. Dehors, la pluie avait cessé. L’amas de nuages au-dessus du monde n’avait par contre pas bougé. Toujours présent, pour teinter d’une grisaille douloureuse leurs jours.
Il ne devait pas se laisser abattre, il devait vivre et emmerder la tristesse, foutre le bordel comme l’aurait fait… comme l’aurait fait cet imbécile de Beomgyu.
À contrecœur, Yeonjun ouvrit sa porte. Il sursauta en voyant le garçon qui s’apprêtait à tourner la poignée, sa main relevée dans le vide.

- Qu’est-ce que…

Le brun laissa mollement retomber son bras. Il baissa la tête, comme un enfant prit en faute.

- Je suis désolé… Je me suis dit que c’était pas une bonne idée qu’on reste seuls… Dans ce climat…

- Et les autres ?

Soobin ouvrit de grands yeux effarés.

- J’avais oublié… C’est vrai qu’ils sont seuls aussi …

- Dis-le, si tu veux qu’on reste tous les deux.

- Je… j’ai jamais…

- Si.

Le blond avança un peu, franchissant le maigre espace qui les séparait. Il devait relever les yeux pour pouvoir le toiser de ce regard suffisant qu’il avait toujours arboré, mais cela ne le dérangeait pas.

- Si. Répéta-t-il. Si, tu le penses.

- Mais comment…

- Tout simplement parce que c’est la seule pensée qui traverse mon esprit à moi aussi.

Ils échangèrent un regard lourd de sens. Ils savaient que s’ils recommençaient, ils prenaient le risque de répéter le même scénario catastrophique. Ils auraient dû y réfléchir plus, beaucoup plus. Ils auraient dû se poser les bonnes questions, comprendre leurs précédentes erreurs.

Mais l’amour est ce qu’il est, et les rêves sont cruels, et leurs promesses si belles.
Et avant de tout refaire, tout réécrire, tout effacer, il aurait fallu les empêcher de se noyer. Leurs rages de vivre, mêlées entre elles, étaient impossibles à arrêter.
À présent qu’ils s’étaient perdus dans les yeux l’un de l’autre, il n’y avait plus rien. Plus rien que le battement de leurs cœurs, que leurs mains qui se frôlaient, que leurs corps qui frissonnaient.
Mais l’amour est ce qu’il est, de ces choses non-éternelles qui parfois coupent les ailes.

Yeonjun recula d’un pas. Un pas qui changeait tout.

Alors qu’une vague de ténèbres engloutissait à nouveau le ciel, présage de bien trop d’horreurs, et d’une pluie sans fin, Soobin fit un pas en avant.

Ils tombèrent tous deux à la renverse sur le matelas, toute prudence envolée, pressés par l’horloge, brisés par l’orage.

Une clef tourna dans la serrure. Taehyun entra dans la maison silencieuse, la boule de poils grise dans les bras, les yeux remplis de larmes.
Il accrocha son ciré carmin au porte-manteaux et retira ses chaussures.
Son pas sur le sol évoquait le bruissement d’une robe dans une pièce de théâtre.
L’orchestre qui s’accélère étant remplacé par le bruit monstrueux que faisait son cœur à chaque battement.
Il n’y avait aucun bruit à l’extérieur, pas de grêle giflant les carreaux, juste un vide.
Il marcha vers la porte de la cuisine, posant sa main sur le mur pour exécuter un virage lorsqu’il la franchit.

Et tomba lourdement au sol.
Coup de tambour final.

Mitsuba n’était plus là.

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