𝐄𝐥𝐞𝐯𝐞𝐧𝐭𝐡
« Le vent dans tes cheveux portera mes mots d’amour
Il y a des choses pour les fins mais jamais pour les toujours
Pas d’oublis, je t’en supplie, ne m’efface pas
Sans agonie, où perdre une vie, sans suivr' tes pas ? »
La forêt défilait sous ses pieds fatigués. Il courait pour Taehyun, pour Soobin, pour Yeonjun… pour l’autre qui avait disparu, même s’il ne se l’avouerait jamais. Les arbres se ressemblaient tous, verts de verre avec un corps brun et des bras fins. Des milliers de rides pour des milliers d’années, comme si les larmes de leurs yeux fermés avaient creusé des sillons sur leur peau d’écorce. Il faudrait qu’il pense à s’arrêter, un jour, peut-être. Son cœur allait lâcher s’il le poussait en continu comme ça. Ses jambes, aussi. La ville ne se rapprochait toujours pas, et lui il courait à en perdre haleine, sautant par-dessus les fossés et les vieux déchets. Aucun panneau n’indiquait que la forêt était une décharge, pourtant. Rien ne disait qu’on pouvait y laisser les choses trop encombrantes, trop pesantes, trop abîmées.
Sinon, nul doute qu’il y aurait déposé sa peine, ses souvenirs et son cœur. S’il avait pu, se serait-il délesté de sa vie ainsi ? Aurait-il lâché sa mémoire au détour d’un bosquet, et serait-il parti sans demander son reste ? Y avait-il seulement quelqu’un en ce vaste monde qui ne l’aurait pas fait, s’il avait vécu une vie comme la sienne ? Il ne comptait plus les larmes retenues qui noyaient ses poumons plus vite qu’un vrai plongeon dans une mer sans fond. Les larmes et les cris, aussi bruyamment imaginaires que ceux des chouettes et des hiboux qui auraient dû peupler les bois, sur chaque branche, régenter la nuit.
Pour passer le temps, peupler le vide, il se souvenait. Voilà pourquoi il lui était impossible de tout abandonner ; il y avait eu autant de jours heureux que de jours de grande tristesse. Pour éloigner les démons, il se souvenait des rires, se remémorait le soleil, se rappelait la vie telle qu’elle était avant que tout ne vire au chaos. Il s’inventait le monde tel qu’il aurait dû être. Avec quatre saisons, une pour pleurer, puis pour sécher les larmes, sourire, laver les mouchoirs et les étendre au fil pour tout recommencer. Il revoyait les paroles désorganisées de leurs chansons d’amour, celles plus belles et déchirantes pour les au-revoir. Repensait aux matins à danser, danser toujours, danser comme si plus rien n’existait, danser jusqu’à la fin du monde et s’en foutre.
Mais tout n’était que chorégraphies, jamais un pas sur le côté, il fallait suivre le rythme, suivre les autres, regarder le dos de celui de devant et ne jamais regarder par-dessus son épaule. Prétendre danser quand on ne fait que suivre les pas. Sur une musique écœurante à force de l’entendre.
Il s’arrêta. Il avait entendu des notes, au plus profond des bois, crû entendre une flûte. Signe qu’il était temps de se reposer, de cesser cette course folle, après une montre dont les aiguilles étaient déréglées, brisées, fâchées.
« Qu’est-ce que ça change ? »
Sa voix se perdit entre les sommets.
« Qu’est-ce que ça change, au fond, que je sois là ou pas ? »
Il s’assit sur une pierre, remonta ses jambes contre son torse et posa la tête sur ses genoux. Il était trop dangereux de penser, trop difficile d’exister. Et s’il ne lui restait qu’à mourir ? S’éteindre là, perdu entre une route et des montagnes, derrière un mirage fait de ses désirs. Il ne pourrait pas tous les sauver. Il était presque trop tard pour Léa et Bahiyyih. Certainement que le coche était passé pour Soobin également. De même que pour Yeonjun. Ne restait que Taehyun. Lui et ses espoirs jetés au bord de la route. Il dépérissait, comment pourrait-il en être autrement ? On l’avait forcé à grandir d’un coup, parce que les plus vieux n’étaient pas à même de gérer un problème d’une telle ampleur. Cela faisait des siècles qu’on pourrissait le monde, avant de tout mettre sur le dos de ceux d’après. Aucune lettre d’excuse, pas de mots d’adieux, pas de demande de pardon. Il mâchaient leur morceau d’existence et le recrachaient. Une boule de bile, de sang et de salive. Un rien du tout pour beaucoup de gens qui ne comprenaient pas, répétaient juste le mouvement, ainsi de suite, sans réfléchir, sans se demander s’il n’y avait pas meilleure solution. Autant jeter une pierre dans l’eau et attendre qu’elle remonte seule à la surface, en espérant au passage un beau ricochet.
Kai connaissait Taehyun mieux que personne, ses travers et ses attentes. Il savait qu’il voulait plus que personne réussir, pour se prouver quelque chose que lui seul pouvait saisir. Ainsi les mots et les rêves de Taehyun étaient devenus des bouées auquel il était le seul à se raccrocher. Sans personne pour l’aider à regagner la rive. Sans un semblant d’amour pour se guider dans l’obscurité. Pas une main, pas une corde, ou alors juste pour se pendre aux restes de sa conscience en feu.
« Si j’y arrive, si j’arrive à revenir, même si j’ai les pieds déchirés et le cœur en lambeaux, j’aimerais qu’on chante, tous les deux. J’aimerais sentir encore une fois ce putain de frisson, qu’on soit fous ensemble, à s’en crever les yeux après l’aurore, à s’en tatouer des poèmes sur les mains. »
Il se releva en tremblant ragaillardi par ses propres promesses, qui agissaient comme des étincelles. Des gouttes de sueur parlaient à son front, il avait les yeux injectés de sang, tremblait de tout son corps et manquait de s’écrouler à chaque pas. Mais il se retenait aux troncs fripés des arbres, appréciant leur présence plus que celles de réels êtres humains.
« Quand j’arriverai, dis-moi ce que tout devient. Est-ce que je suis le dernier idiot à y croire ? »
Il enjamba une racine et manqua s’empaler sur un tronc coupé.
« Raconte-moi que j’ai loupé, comment tu vas, quel jour on est. »
La peau de son pouce se déchira sous la pression d’une épine de ronce, il ne broncha pas.
« Tu te souviens du jour où tu m’as dit qu’on ne pouvait pas appeler une chanson ‘’arc-en-ciel’’ ? »
La lune disparaissait peu à peu, le ciel s’éclaircissait mais toujours aucune nouvelle du soleil, et il s’était passé une nouvelle nuit sans étoiles pour l’éclairer.
« Je n’ai jamais trop compris ton explication, tu disais que c’était trop simple, moi je trouvais juste ça beau. »
Il s’adossa au tronc d’un épicéa, ses yeux ne voyaient rien de ce qui l’entourait, il était entièrement plongé dans ses réminiscences.
« T’as dit que ça suffisait pas, la beauté. Que ce n’est pas parce qu’une chose est belle qu’on doit écrire dessus. T’as dit que c’est pour ça qu’on pleure au cinéma, que les chansons résonnent dans nos têtes, que c’est parce que tout fait écho à nos vies. Nos vies sont pas belles, et c’est finalement ça qui est beau. Pas l’arc-en-ciel, pas le jour, pas la joie. Tout ça on le saisit dans l’instant et il disparaît. Il faut écrire sur la tristesse et l’abandon, pour en faire une généralité et profiter des rares moments de lumière. »
Ses yeux étaient inondées de larmes, ses lèvres gercées par le froid saignaient, il perdait doucement conscience, plongeait dans les ténèbres sans s’en rendre compte.
« Je comprends toujours pas, et je comprendrai jamais, mais s’il faut que je meure pour t’entendre à nouveau me dire tout ça, je veux bien être un oiseau, une feuille, rien qu’une poussière pour capter un peu de ton aura. Rien qu’une chose insignifiante que tu oublieras, rien, un infime morceau de vie pour te revoir. Tout pour être minuscule, toute mon existence pour être un crayon entre tes doigts. Juste ton porteur d’encre quand il te vient l’envie de noircir des feuilles à coups de stylo et de sang. »
Pas un murmure.
« Je veux t’entendre comme je m’entends dire des choses tellement moins belles que toi, que les autres. Je veux juste revenir, s’il-vous-plaît, juste retourner au comme avant, ou après, je m’en fiche, juste sentir vos souffles qui tapissent ma tête, juste vos voix autour de mon corps, juste vos étoiles pour éclairer mes songes. »
Rien que sa respiration irrégulière dans le silence de la forêt.
Ce fut alors qu’il s’abandonnait au sommeil qu’il s’en rendit compte, juste à cet instant où tout bascule, le haut, le bas, le noir, le blanc, le bien, le mal. Quand on confond crépuscule et aube, que le plafond devient murs et que le monde devient murmure.
Ce fut alors qu’il comprit.
Rien ne bougeait, même pas lui.
Quel était le premier signe de folie ?
Les illusions…
Il venait de rêver toutes ses paroles, comme on rêve une vie, comme on rêve et qu’on oublie.
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