chapitre 34
| 1er décembre 2005
☆
— T'es passée sous un train ?
— Hilarant, maintenant tu peux me suivre ?
Sans prêter attention aux regards curieux des délinquantes qui habitaient les lieux ni lui laisser le temps de comprendre la situation, Noa tourna vite les talons en direction de la sortie. Mei ne put que la suivre malgré sa confusion quant à cette demande urgente additionnée à l'absence d'Asuga et l'état de sa petite protégée, échangeant seulement un regard entendu avec Toshiko qui veillerait sur les filles pour le reste de la soirée. Un joint coincé entre les lèvres, elle enfila une veste au-dessus de son haut à col roulé et prit le même chemin que sa rivale défigurée en pressant le pas pour la rattraper. Elle voulut la questionner dès qu'elle arriva à son niveau à l'extérieur, mais se rétracta en remarquant qu'elles n'étaient pas seules et qu'un jeune homme facilement reconnaissable se trouvait juste là. Les mèches bleues perdues dans le blond de ses cheveux ressortaient à la perfection sous les néons nocturnes de Kabukichō.
De plus en plus paumée, la grande brune détailla un instant Rindo avant de poser son regard perplexe sur Noa.
— Qu'est-ce que tu fous avec un Haitani ?
— Les détails te regardent pas, répondit fermement la plus jeune. Mais on a besoin d'une troisième personne pour aller chercher la moto d'Asuga. Je suis la seule à savoir où elle est mais je sais conduire ni une voiture ni une moto donc tu es l'élue.
— Je vais conduire la moto d'Asuga ? releva Mei avec intérêt.
— Rêve pas trop, intervint Rindo. C'est moi qui la prends au retour. J'fais déjà l'effort de prendre la voiture avec vous deux à l'aller, faut pas abuser.
Déçue, elle se réconforta en allant s'installer à la place passager avant Noa lorsqu'il fut temps de partir. La blessée se glissa sur la banquette arrière sans un mot bien que très agacée par cette manie qu'elle avait de toujours la provoquer, ce qui ne manqua pas d'amuser leur accompagnateur. Alors qu'il démarrait le véhicule sous les indications de Noa qui put lui dire quel chemin emprunter, Mei ouvrit sa fenêtre pour fumer et, par la même occasion, la dévisager dans le rétroviseur. La petite avait l'air épuisée, comme si elle avait parcouru un continent entier avant de se retrouver assise dans cette voiture. Sa frange encore humide de l'averse qu'elle s'était prise sur la tête lui collait maladroitement au front et des traces du sang qui avait dégouliné sur son visage étaient encore visibles jusqu'à son œil.
Pourtant, Noa était loin de menacer de s'évanouir ou de fondre en larmes, ce que Mei aurait plutôt attendu de sa part. Elle était différente de la jeune fille qu'elle avait été encore la veille mais elle n'aurait pas su dire sur quel point avec précision.
— Sérieusement, tu te pointes la gueule arrachée et tu racontes même pas ? finit-elle par lancer.
— Je me suis pris un couteau, répondit Noa. C'est tout.
— Toujours aussi ennuyante en tout cas, marmonna Mei.
Ce qui était moins ennuyant, cependant, était la présence du cadet Haitani. Du moins, savoir qu'il était impliqué dans cette histoire mystérieuse l'intriguait - pour le reste, il n'était pas bien plus amusant que Noa, juste un peu plus plaisant à regarder.
— Ton frère était pas disponible pour le trajet ? tenta-t-elle, certaine que cette intervention ferait au moins réagir la lèche-bottes de la banquette arrière.
Dans le rétroviseur intérieur, Rindo vit Noa secouer la tête d'un air désabusé. Sans quitter la route des yeux, il laissa alors un sourire en coin étirer ses lèvres.
— Pourquoi ?
— Oh, juste comme ça. De ce qu'on m'a dit, il est plus drôle.
— Ouais, intervint Noa en passant sa tête entre les deux sièges avant, et juste comme ça tu voudrais pas nous rappeler pourquoi t'as troqué tes débardeurs pour des hauts à manches longues ? Ça n'a rien à voir avec le fait qu'Asuga t'a cramé l'épaule pour avoir parlé de Ran, j'imagine.
— Du calme, le nain de jardin, fit Mei d'un ton las. J'ai juste dit qu'il était plus drôle, rien de mal à ça. Par ailleurs, la brûlure me dérange pas, il fait juste froid.
La révélation de ce qu'Asuga avait fait subir à sa subordonnée n'étonna pas le blond ; combien de fois avait-il assisté aux réactions ridicules de son aîné après une mention anodine de la sublime et si charismatique nouvelle leader du Shirohebi de la part de n'importe qui d'autre que lui-même ? Ils faisaient la paire, au moins.
— Je te confirme que mon frère est pas intéressé, si jamais.
— Je sais bien, soupira la concernée d'un air exagérément dramatique. Et toi ?
Le silence flotta un instant dans l'habitacle. Noa observa tour à tour la route, les mains de Rindo sur le volant, l'air curieux sur le visage de Mei puis la manière dont il la toisa rapidement. S'il faisait preuve d'honnêteté, il se devait de reconnaître qu'elle était tout ce qui plairait à Ran. Grande, imposante, excentrique et compliquée ; elle avait l'air d'une Asuga moins recherchée et si l'originale n'avait pas existé, peut-être bien que son aîné aurait fini avec celle-ci. Mais il n'était pas Ran et il était loin de partager ses goûts pour les phénomènes aussi rares qu'Asuga Yano.
— Pas par toi, non.
— Aw, dommage, se plaignit Mei sans même le penser. C'est encore loin ?
— Encore quelques minutes, malheureusement, lança Noa.
— Dis donc ma puce, c'est cette vilaine balafre qui t'a créé une répartie au passage ?
— Je sais pas, essaie de te faire poignarder pour voir si ça arrange les choses pour toi ?
Un discret ricanement se fit entendre du côté conducteur et même Mei ne put réprimer un sourire amusé. Noa était si fatiguée et avait tant vécu en une seule journée que plus rien ne l'empêchait de dire ce qu'elle pensait, et il fallait avouer que c'était tout de même plus divertissant que sa timidité habituelle. Surprise de l'avoir entendu rire, Noa scruta à son tour Rindo dans le reflet du rétroviseur intérieur en se disant qu'il avait beau ressembler à son aîné au point où l'on aurait pu les prendre pour des jumeaux, ils restaient intrinsèquement différents. Elle supposa qu'il était normal pour Ran d'être le plus mature et celui qui prenait les décisions, il était le grand frère. Rindo n'avait pas l'air de porter grand intérêt pour quelque chose d'autre que la violence et se montrait plus franc que la moyenne, sans se soucier de savoir s'il faisait du mal à quelqu'un ou non. Quoiqu'il en soit, les deux étaient des personnalités qu'il valait mieux avoir de son côté plutôt que chez l'ennemi, elle pouvait au moins être sûre de ce point.
Bientôt, la voiture s'arrêta sur le côté d'une rue plus ou moins déserte et Noa reporta son attention sur l'extérieur pour vérifier qu'elle reconnaissait bien les lieux.
— On y est ?
— Oui, répondit-elle tout en détachant sa ceinture. Ça doit être la ruelle là-bas.
Elle quitta le véhicule avant les deux autres, peu certaine de ce qu'elle ferait si la moto d'Asuga n'était plus là. Elle avait été si contente de la lui montrer et de lui proposer une balade, la perdre maintenant l'aurait sûrement beaucoup déçue et Noa, altruiste comme elle l'était à cette époque, se dit qu'elle avait déjà assez souffert en une soirée pour subir cette déception en plus du reste. Elle chercha donc la bonne ruelle, se trompa au début puis alla jusqu'à la prochaine et eut un grand sourire en constatant que le véhicule était toujours là, et les casques avec.
Trop soulagée pour prêter attention à Mei, elle ne vit pas cette dernière poser les yeux sur les tâches de sang qui se trouvaient non loin de la moto et que la pluie n'avait pas chassées. Jetant négligemment le reste de son joint sous sa semelle, elle interpella sa jeune camarade avec bien plus de sérieux que dans la voiture.
— Qu'est-ce qui est arrivé à Asuga ?
Noa, prise au dépourvu par le manque d'ironie dans sa voix, lui lança un regard surpris qu'elle rejeta immédiatement.
— Me fais pas ce regard, gamine. On t'envoie toi et le petit Haitani chercher sa moto, il y a du sang par-terre, t'as la gueule dans un état pas possible et tu veux me faire croire que c'est juste un service comme un autre ? Où est Ran s'il est pas au chevet d'une Asuga à moitié morte là ?
— "Petit" ? releva Rindo.
— On avait besoin d'une troisième personne, répéta sévèrement Noa sans prêter attention à l'indignation du blond. Asuga a pensé à toi parce qu'elle croyait que tu saurais rester à ta place et ne pas chercher à savoir tout ça, encore moins en parler à qui que ce soit. Elle s'est trompée ?
Le ton autoritaire qu'elle employa eut au moins le mérite de faire taire Mei tant il la surprit. Sans doute ravi de pouvoir la provoquer à son tour après la manière dont elle l'avait qualifié, Rindo siffla d'un air impressionné et eut un sourire narquois face à l'expression contrariée de la grande brune à la gueule encore plus grande. Alors qu'elles se dévisageaient dans toute cette rivalité qu'il comprenait à peine, lui se contenta d'approcher le véhicule pour récupérer les deux casques et les leur donner.
— Prenez ça dans la caisse, indiqua-t-il. Elles sont où les clés ?
— Je les ai, répondit Noa. Mais je monte pas avec cette folle, c'est mort. Pas envie qu'on me jette sur le bord de la route au bout de cinq mètres.
À la surprise du jeune homme, elle refila à Mei le casque qu'elle tenait et vint se ranger de son côté à lui sans une once d'hésitation.
— Et qui te dit que je le ferai pas moi ? lança Rindo.
— Je préférerais encore.
— C'est bon à savoir.
— J'espère que vous aurez un accident, intervint froidement Mei avant de tendre la main dans la direction du blond. Les clés ?
— La caisse est à Ran, précisa-t-il avant de lâcher l'objet demandé dans sa paume ouverte. Si j'étais toi, j'y ferais attention.
La doyenne du groupe ne lui répondit que d'un vague marmonnement, puis tourna les talons et repartit vers la voiture avec laquelle ils étaient arrivés. Noa sembla pouvoir respirer à nouveau lorsqu'elle eut quitté son champ de vision, ce qui n'échappa pas à son coéquipier d'une nuit. À première vue, il n'aurait pas imaginé que Noa puisse détester et être détestée par l'une de ses camarades du Shirohebi, mais la découverte de la répartie qu'elle cachait derrière sa douceur apparente ne lui déplaisait pas.
Mais, loin d'être assez patient pour poser deux fois la même question, Rindo tendit à son tour la main devant lui en couvrant Noa d'un regard insistant. Elle y déposa les clés de la moto sans un mot mais avec un brin de méfiance qu'il trouva justifiée ; ils ne se connaissaient que depuis une demie heure tout au plus et elle ne savait rien de plus que ce que tout le monde racontait à son sujet. Néanmoins, elle avait déjà pris la route avec assez de personnes différentes pour être sûre qu'elle saurait s'adapter peu importe sa manière de conduire ; alors elle l'observa en silence pousser le véhicule jusqu'à la rue principale, s'y installer et le démarrer avec un sourire satisfait pour le vrombissement du moteur, puis elle se décida à monter en prenant appui sur son épaule à l'aide de sa main valide.
Ce ne fut qu'une fois bien assise que Noa rencontra le problème de savoir quoi faire de ses mains.
— Pour quelqu'un qui veut pas finir sur la route, tu te tiens vachement mal, ironisa Rindo en remarquant qu'elle n'osait même pas le toucher.
Agacée, elle se résigna à tenir sa veste lorsqu'il s'engagea sur le chemin du retour, avant de se rendre compte que même une initiative aussi anodine était rendue impossible par son poignet endolori. Elle ne pouvait pas se tenir à une seule main non plus, encore moins à la vitesse qu'il prit par la suite, alors elle mit de côté la réticence qu'elle ressentait à l'idée de se coller à un quasi-inconnu et l'entoura de ses bras avec juste assez de force pour ne pas s'envoler en chemin, pas plus.
— Satisfait ? lança-t-elle alors qu'il ralentissait - étonnamment - à l'approche d'un feu rouge.
— J'ai pas à me plaindre.
Si elle n'avait pas été si fatiguée et prête à tout pour rentrer, Noa serait probablement devenue aussi rouge que le feu auquel ils étaient arrêtés. Elle n'échappa à ce fléau que grâce à son esprit trop embrumé pour prendre conscience du fait qu'elle était accrochée à un vrai criminel, à tel point qu'elle pouvait percevoir les légères notes musquées du parfum qu'il portait - et qu'elle imagina être hors de prix. À son grand soulagement, il ne profita pas de sa position pour faire une remarque cynique de plus et se contenta, dès que le feu passa au vert, de foncer dans l'unique but d'arriver avant Mei.
Le trajet qui leur avait pris un petit quart d'heure passa tout de suite beaucoup plus vite. Rindo emprunta des routes moins larges et n'hésita pas à passer entre les quelques voitures qu'ils croisèrent. Étonnamment, Noa trouva sa conduite moins sage que celle d'Asuga mais elle n'eut pas non plus l'impression d'être en danger - peut-être parce qu'elle lui rappela celle de Baji qui n'avait jamais été du genre à se retenir sur la vitesse ou les chemins risqués.
Sans surprise aucune, ils atteignirent la résidence d'Asuga avant Mei. S'aidant à nouveau de sa seule main en bon état pour descendre, Noa prit appui sur le conducteur qui ne cilla même pas sous son poids et rejoignit le sol dans un soupir fatigué. Elle ne rêvait que de retourner se mettre au chaud à l'appartement, soigner sa joue et dormir - sans pour autant être sûre de pouvoir bénéficier d'un sommeil paisible avec en tête l'image du corps inerte de Tadashi disparaissant sous la surface de l'eau. Mais avant cela, il fallut aller ranger la moto et attendre Mei qui, de toute évidence, n'était pas pressée à l'idée de rendre la voiture de Ran.
— C'est pas trop tôt, râla Rindo lorsqu'elle s'engagea tranquillement dans l'allée après de longues minutes.
Noa préféra rester en retrait tandis que l'élément perturbateur du groupe quittait le véhicule et s'avançait pour rendre les clés au blond avec un commentaire sarcastique à propos du plaisir que ç'avait été pour elle de les aider au milieu de la nuit sans avoir le droit de connaître les détails. Loin d'avoir confiance en elle malgré son importance dans le Shirohebi, Noa la rattrapa tout de même par le bras lorsqu'elle voulut s'en aller - un geste qui la surprit trop pour qu'elle n'en fasse une quelconque remarque.
— Tu dis rien à personne, rappela-t-elle. Pour le bien d'Asuga et celui du Shirohebi tout entier.
— Tu me prends pour une débutante ? rétorqua Mei d'un ton ennuyé. Occupe-toi de rafistoler ton affreux visage au lieu de te prendre pour un garde du corps.
Elle n'eut pas l'énergie de se vexer malgré l'insensibilité de son commentaire, seulement désireuse d'en finir avec cette histoire pour aujourd'hui. Mei n'avait pas non plus tort, elle devait être affreuse à regarder et refusait de croiser son propre reflet dans le miroir pour cette exacte raison. Noa lâcha alors sa rivale et la laissa repartir pour la planque du Shirohebi avant de suivre Rindo en silence jusqu'au premier étage de cet immeuble qu'elle connaissait désormais bien.
Là-haut, tout était très calme. En passant la porte, ils ne trouvèrent que Ran installé derrière le comptoir de la cuisine. Noa retira tant bien que mal sa veste et ses chaussures tout en remarquant avec étonnement que tout le matériel nécessaire à soigner sa blessure se trouvait devant lui et qu'il l'avait de toute évidence attendue.
— Tu risques pas de réussir à faire quoique ce soit avec une seule main, fit-il remarquer lorsque son regard méfiant croisa le sien.
— Et tu veux m'aider gratuitement ?
— Presque.
Un sourire énigmatique sur les lèvres, il l'incita à s'approcher et à prendre place sur le haut tabouret d'à côté. C'était une impasse et il le savait. Elle ne savait pas se battre, donc encore moins se soigner, et sa main rendue invalide par la douleur qui traversait l'articulation à chaque mouvement ne lui laissait de toute manière aucune chance de se débrouiller seule. Ainsi, elle obtempéra et alla s'installer à l'endroit indiqué en prenant soin de tourner son siège dans la direction de Ran. Au même moment, un bras tatoué d'encre noire sur toute la longueur se glissa entre eux pour déposer sur le comptoir un paquet de légumes surgelés enroulé d'un torchon. Noa leva les yeux pour constater qu'il s'agissait bien seulement de Rindo, mais il se contenta de lui designer son poignet blessé d'un geste de la tête avant de s'en aller vers le salon.
Bien qu'hésitante quant à ces attentions à son égard, la petite brune ne se fit pas prier et déposa la glace à l'endroit qui la faisait souffrir juste avant de reporter son attention sur l'aîné des deux frères.
— Asuga va bien ? voulut-elle savoir.
— Pas trop mal pour quelqu'un qui s'est fait poignarder une dizaine de fois.
Il prononça cette réponse en s'armant d'alcool et de compresses propres, les yeux baissés sur ses mains occupées comme pour dissimuler l'amertume qu'elle perçut malgré tout dans ses mots. Elle n'eut cependant pas le temps de poser la moindre question à ce sujet puisqu'il s'empressa de passer à ce qui l'intéressait dans ce service qu'il lui rendait.
— Je veux que tu me racontes tout ce qu'il s'est passé, avec les détails. Et je t'aiderai à recoudre ça, dit Ran en désignant sa joue ouverte. Ce sera pas aussi bien fait que si c'était à l'hôpital mais dans l'état actuel des choses je te souhaite pas de devoir y aller et leur expliquer que t'as participé au meurtre du type qui t'a fait ça.
Sceptique, Noa le dévisagea un moment et fronça les sourcils.
— Qu'est-ce qu'Asuga t'a dit ?
— Pourquoi ? T'as besoin d'accorder ta version à la sienne ?
— Non, mais...
— Alors parle.
Elle jeta un coup d'œil aux compresses déjà prêtes à servir pour nettoyer la plaie, puis soupira à nouveau de toute la fatigue qu'elle ressentait. Elle ne savait ni pourquoi il souhaitait tout savoir, ni ce qu'il s'était passé entre Asuga et lui pour qu'il soit de mauvaise humeur, mais elle savait qu'elle voulait aller se reposer au plus vite, de préférence sans avoir la joue fendue sur toute la longueur. Et si raconter cette soirée désastreuse était ce qu'il fallait pour y parvenir, elle saurait y survivre.
— Asuga voulait juste qu'on aille se balader pour me remonter le moral, expliqua Noa. Elle m'a emmenée dans un coin du port où le Shirohebi a été formé... C'était censé être juste ça mais son frère y était aussi alors ça a mal tourné.
Satisfait de constater qu'elle coopérait, Ran commença à désinfecter sa blessure. Elle tressaillit à la sensation de l'alcool sur sa chair à vif mais serra les dents pour ne pas trop en montrer.
— Il était seul, non ? Pourquoi vous êtes pas parties ?
— Ils ont commencé à parler, Asuga et lui. Il disait qu'elle devait payer pour ce qu'il avait perdu mais il voulait pas la tuer. Il a dit qu'il voulait récupérer à la fois Asuga et Roppongi, et que pour ça il avait pas besoin de se débarrasser d'elle mais de... toi, je suppose. J'imagine qu'elle le connait mieux que nous et qu'elle savait de quoi il était capable, elle voulait sûrement éviter qu'il s'en prenne à toi et c'est pour ça qu'elle a pas fui.
— C'est ça qui a lancé le truc ?
— Il a aussi dit qu'elle a eu tout ce qu'elle méritait à l'époque de la fondation du Shirohebi, mais je crois que c'est là qu'elle a décidé qu'elle le tuerait, oui, avoua Noa. Et elle s'en est super bien sortie, la défendit-elle. C'était juste pas un combat équitable puisqu'il était armé mais sinon...
— Je sais ce que vaut Asuga, merci, ironisa-t-il avant de poser la question qui la mit immédiatement sur la défensive. Et toi ? Tu faisais quoi ?
— Je sais pas me battre, je savais pas quoi faire.
— Et t'as quand même fini dans cet état.
— Il avait changé d'avis et il allait planter Asuga pour de bon. J'ai fait ce que je pensais être juste sur le moment, hésita-t-elle. Ça lui a sauvé la vie d'une certaine manière alors c'était sûrement la chose à faire.
Un bout de linge propre et humide passa sur l'œil gauche de Noa pour chasser le sang qui tâchait encore sa paupière et le haut de sa pommette. Quand il laissa à nouveau sa vision libre, elle put constater que Ran s'était détendu et semblait prêt à l'aider avec un peu plus de bienveillance.
— Je pense aussi, conclut-il. T'auras juste l'air un peu plus intimidante à partir de maintenant, ça te servira.
Elle ne prit pas la peine de répondre, peut-être encore trop chamboulée pour être capable de voir le bon côté des choses. Savoir que cette blessure signifiait qu'elle avait sauvé la vie d'Asuga était une chose, accepter de vivre avec pour le restant de ses jours en était une autre pour laquelle elle n'était pas prête. Noa garda donc le silence le temps d'être soignée, fit de son mieux pour supporter la sensation très désagréable de l'aiguille et du fil sur son visage tout en maintenant la glace sur son poignet en espérant que la douleur passerait en quelques jours.
Lorsque Ran eut fini, elle le remercia avec assez d'assurance pour dissimuler le soulagement qu'elle ressentit en le voyant enfin s'éloigner. Par principe, elle voulut aider à débarrasser le comptoir du matériel usagé mais il eut le temps de s'en charger et de se laver les mains avant même qu'elle ne lève la sienne. Avec un dernier rictus narquois adressé à son frère qui semblait ravi de devoir passer la nuit dans un fauteuil, l'aîné du duo disparut dans le couloir menant à la chambre d'Asuga. Noa se retrouva donc seule avec le plus jeune des Haitani et un canapé inutilisable en raison de tout le sang qu'Asuga avait perdu dessus.
Faute de trouver une meilleure alternative, elle fit de son mieux pour décaler la table basse et ainsi libérer le tapis du salon - tout ça sous le regard discret de Rindo qui fit mine d'être en pleine conversation écrite sur son téléphone. D'une main, Noa alla ouvrir le placard dans lequel elle rangeait chaque matin ses couvertures pour libérer le canapé de son amie, puis en extirpa quelques unes ainsi que des oreillers et les installa à même le sol.
— Tu vas sérieusement dormir ici ? s'étonna le blond.
— Je pourrais dormir sur le trottoir s'il le fallait, donc oui. Il y a assez de couvertures et de place pour plusieurs personnes d'ailleurs, t'es pas obligé de dormir assis, proposa Noa bien que la simple idée de passer la nuit dans la même pièce que lui était étrange.
— Je préférerais encore ne pas dormir, merci.
Dans un haussement d'épaules fatigué, la brune s'arma de quelques vêtements propres qu'elle gardait aussi dans ce placard et partit s'enfermer dans la salle de bain - où elle prit bien soin de ne pas regarder le miroir. Elle se changea en vitesse sans prêter trop d'attention au fait qu'elle aurait bien eu besoin de prendre une douche. Elle avait assez fait d'effort aujourd'hui, il faudrait attendre le lendemain pour qu'elle relève le défi de se laver sans empirer l'état de son poignet.
Noa ressortit de la pièce vêtue de son pyjama, puis rejoignit ses couvertures dans lesquelles elle s'enroula étroitement dans un soupir d'aise qu'elle ne put retenir. Depuis son fauteuil, Rindo l'observa d'un œil perplexe. Elle n'avait même pas pensé à éteindre les lumières, de toute évidence elle ne plaisantait pas en disant qu'elle aurait été capable de dormir n'importe où. Il alla donc les éteindre en silence avant de retourner à sa place, certain qu'il serait capable de survivre à une nuit blanche passée dans ce siège inconfortable.
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Le lendemain, au milieu de la journée lorsque l'appartement commença à reprendre vie, on le trouva sur le tapis du salon sous l'une des couvertures que Noa n'avait pas utilisée pour s'enrouler dedans.
Contre toute attente, Asuga fut la première à se lever après avoir dormi un peu plus d'une dizaine d'heures. Elle traversa la pièce commune d'une démarche incertaine mais bien décidée à manger quelque chose. Rindo fut le suivant, réveillé par la propriétaire des lieux qui jura en se baissant douloureusement pour ramasser quelque chose qu'elle venait de faire tomber dans la cuisine. Embarrassé de constater qu'il s'était déplacé dans la nuit, il espéra pouvoir bouger avant que Noa ne le remarque mais n'en eut pas l'occasion. Elle ne fit néanmoins aucune remarque, bien trop rassurée d'apercevoir Asuga debout sur ses deux pieds et relativement reposée pour prêter attention à quoique ce soit d'autre.
— Comptez pas sur moi pour un p'tit dej' maison aujourd'hui, plaisanta la leader de sa voix éteinte.
— Ce sera une étoile en moins pour le service, ironisa Rindo en se levant. Il fait quoi Ran ?
— Tu connais pas ton frère après toutes ces années ? À moins que tu veuilles lui jeter un seau d'eau à la gueule, je crois qu'on le verra pas aujourd'hui.
— Qui va me jeter un seau d'eau à la gueule ? intervint l'intéressé qui apparut dans l'encadrement du couloir à ce moment précis.
Peu certaine de savoir comment agir en la présence de Ran après leur dernier échange, Asuga laissa retomber son léger sourire et tourna le dos au nouveau venu pour se concentrer sur sa machine à café. Noa fit mine de ne pas s'intéresser à eux tandis qu'elle rassemblait les draps pour les mettre dans un coin et repositionner correctement la table basse, mais vit bien Ran dépasser le comptoir de la cuisine et s'adosser au plan de travail juste à côté de la jeune femme. Asuga jeta un coup d'œil dans sa direction, précisément à ses cheveux détachés qu'elle espéra pouvoir tresser elle-même plus tard. Lui ne fit que poser les yeux sur sa gorge meurtrie, mais elle remarqua que son regard était moins froid que la veille.
— Faudra remettre de la crème, rappela-t-il.
— Tu le feras pour moi ?
— Je suis là pour ça, non ?
La vue de son habituel rictus arrogant lui confirma qu'il n'existait pas de problème entre eux, alors elle esquissa à son tour un mince sourire qui vint contraster durement avec l'état de son visage. Tandis que le café se versait bruyamment dans sa tasse, Asuga laissa le jeune homme encore lent et las de fatigue passer une main à l'arrière de sa tête et embrasser sa tempe dans une initiative de pardon implicite.
— Commencez pas dès le matin, râla Rindo tout en s'installant au comptoir avec un verre de jus de fruit.
Les deux concernés tournèrent la tête vers lui avec ennui pour l'une, arrogance pour l'autre. Noa ne put retenir son gloussement amusé face à l'irritation de Rindo lorsque l'aîné ramena le visage d'Asuga vers lui et posa ses lèvres sur les siennes sans se soucier du public. Heureusement pour lui, ce ne fut qu'un bref baiser qui prit fin au même moment que le vacarme de la machine à café. D'humeur à embêter son petit frère, Ran veilla tout de même à venir lui taper l'épaule d'un air supérieur.
— Tu comprendras plus tard, t'inquiète.
— Va te faire foutre, marmonna le plus jeune.
— J'aimerais bien.
— Je vais faire comme si j'avais rien entendu, conclut Asuga.
Noa, qui profitait de son petit déjeuner autant que du divertissement après tous les drames qu'elle avait vécus ces vingt-quatre dernières heures, fut surprise de croiser le regard azuré et très sérieux de son amie dès qu'elle s'installa face à elle. Asuga se força à observer en face la blessure de la brune, prit un moment pour réfléchir ses mots une dernière fois et se résigna enfin à parler malgré la difficulté que cela représentait pour elle vu l'état de sa gorge. Elle prenait la bonne décision, elle en était certaine.
— Je voulais te demander pardon, Noa, commença-t-elle avec sincérité. Ce que tu m'as dit dans la rue avant de me traîner jusqu'ici... C'est très vrai. En étant membre du Shirohebi tu me confies ta vie, et j'ai pas été capable d'en prendre soin. Tu m'as sauvée comme ton sens du devoir te disait de le faire mais j'ai pas su te rendre ça.
— J'aurais été pire que défigurée sans toi, protesta Noa. Je préfère ça plutôt que l'une de nous soit morte.
— Laisse-moi finir. Tout ce que t'as fait hier, tu l'as fait sérieusement et pour le bien du Shirohebi autant que pour le mien. Je refuse que tout ça ne représente rien de concret dans la vie du gang et de la tienne.
Perdue, l'adolescente vit la jeune leader pousser son café afin qu'il ne se trouve plus entre elles, et tendre la main dans sa direction.
— Je t'ai dit de faire tes preuves et tu as fait plus que ce que je pouvais imaginer. Le fait est qu'aujourd'hui il n'y a plus qu'un Shirohebi et qu'on entame notre vraie vie dans ce milieu, et je peux pas le faire seule. J'ai besoin d'un bras droit, Noa. J'y pensais déjà avant mais maintenant je sais que je veux te nommer numéro deux du Shirohebi et que tu me secondes au commandement. Est-ce que tu acceptes ?
Quelque chose prit feu dans le corps de Noa ; une ambition dont elle n'avait pris que très lentement conscience au fil des dernières semaines et qui éclata enfin jusqu'à brûler chaque parcelle de son être. Numéro deux, seconde au commandement. Les mots résonnèrent dans sa tête avec une intensité presque désagréable. Elle ne prêta plus attention aux regards attentifs des deux frères qui attendaient de connaître sa décision autant qu'Asuga, elle avait assez cédé aux jugements des uns et des autres par le passé pour savoir que cela ne lui apporterait rien de bon. Elle n'eut d'yeux que pour cette main tendue, cette proposition qui ne serait que le début d'une longue ascension plus grande que tout ce que le Toman ne serait jamais par ses propres moyens, plus grande qu'Asuga elle-même car elle la dépasserait avant de lui laisser la chance de la voir arriver.
Asuga voulait être persuadée qu'elle prenait la bonne décision, la meilleure décision pour le Shirohebi et, par extension, elle-même. L'idée que le Shirohebi puisse un jour être indépendant d'elle ne lui traverserait pas l'esprit avant encore longtemps.
Un éclat déterminé installé au fond de son regard habituellement si doux, Noa vint serrer la main de son amie avec force.
— J'accepte.
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