chapitre 33

| 1er décembre 2005

— T'es sûre de pouvoir conduire ?

Épuisée alors qu'elles n'avaient parcouru que le chemin menant à la moto - soit une minuscule partie de ce qu'elles devraient faire pour rentrer à l'appartement, Asuga reprit son souffle en s'appuyant contre son véhicule. Chaque respiration était un supplice qu'elle ne parvenait plus à dissimuler et Noa n'était plus si certaine d'être plus rassurée de savoir que Tadashi était mort qu'elle n'était inquiète quant au retour qui les attendait. La veste de la jeune leader était coupée à plusieurs endroits et pleine de sang au point où aucune des deux n'aurait su dire à qui il appartenait. Ce qui inquiétait le plus Noa demeurait cette entaille plus longue et profonde que les autres qui longeait le flanc d'Asuga juste sous ses côtes, et ce coup à la tête qui la faisait encore souffrir bien qu'elle n'en disait rien. Même la pluie ne laverait pas les tâches rougeâtres perdues dans sa chevelure rose.

— J'ai pas le choix, répondit-elle. Il faut qu'on se tire d'ici. Monte, on fera au moins une partie de la route comme ça.

Noa obéit malgré tout le souci qu'elle se faisait pour son amie, tenant tant bien que mal son casque contre elle puisque la plaie encore béante de sa joue ne lui permettait pas de l'enfiler. Asuga se garda bien de révéler à quel point elle se sentait faible, personne n'avait besoin de savoir qu'elle doutait même de parvenir à passer la nuit. Elle conduisit du mieux qu'elle put, un moment du moins - durant une douzaine de minutes qui furent sûrement les plus longues de sa vie. La route devant elle était floue et les commandes rendues humides par la pluie n'aidèrent en rien l'équilibre qu'elle peinait à trouver. Loin d'être crédule au point de croire qu'Asuga tenait le coup, Noa remarqua en un rien de temps la perte de sang conséquente qui provenait de sa blessure la plus importante et qu'elle rendait plus grave encore à force de bouger. Elle devait en être consciente elle-même puisqu'elle s'arrêta peu de temps après sur le côté de la route.

— Aide-moi à pousser la moto.

— Pourquoi on appelle pas Mei, ou Toshiko, ou n'importe quelle autre fille du Shirohebi ? Sérieusement, tu tiens à peine debout et t'es aussi pâle qu'un cadavre, on devrait...

D'une poigne ferme - dans la mesure du possible - Asuga attrapa la brune par le col de sa veste et planta son regard à peine vivant dans le sien.

— On a tué quelqu'un, articula-t-elle difficilement. On n'a pas le temps de se poser et d'attendre de l'aide... Tu comprends ?

Plus pour éviter de l'épuiser plus que nécessaire que par docilité, Noa acquiesça. Elle prit place de l'autre côté du véhicule sans un mot et avança avec l'impression de mener la randonnée la plus difficile de son entière existence. Si, quelques heures plus tôt, elles étaient restées assises sur le carrelage de la cuisine à discuter de leurs malheurs dans le noir, les choses auraient été différentes. À la place, elles s'étaient trouvées au mauvais endroit au mauvais moment et avaient respectivement fini défigurée et au bord de la mort. Un bon moyen de se remettre de l'abandon de Daitan, sans doute.

Lorsque la pluie se calma un peu, Noa tourna la tête pour surveiller l'état de son amie. Elle était plus pâle encore que quelques minutes auparavant, toujours aussi ensanglantée et de toute évidence trop affaiblie pour marcher jusqu'à sa résidence. La vérité était qu'elle peinait même à garder les yeux ouverts. Pour toutes ces raisons, Noa ne fut pas surprise de la voir perdre peu à peu sa prise sur la moto jusqu'à disparaître de son champ de vision et s'écrouler sur le trottoir.

Un juron échappa à la plus jeune qui s'empressa de déplier la béquille du véhicule pour se ruer vers Asuga. Le visage déformé par la douleur, elle luttait contre elle-même pour ne pas perdre connaissance et se redresser au plus vite, ce qu'elle était évidemment incapable de faire seule. Noa posa ses mains sur ses épaules pour l'aider malgré la grimace qu'elle ne put réprimer en bougeant son poignet blessé, alors Asuga se raccrocha au bras de son unique amie à son tour et lui adressa une véritable supplication silencieuse à travers ce regard azuré habituellement si vif et curieux.

— Je te dirais bien de me laisser ici... de rentrer et de te mettre à l'abri, dit-elle d'une lenteur inquiétante. Mais je veux pas mourir aujourd'hui.

— Je compte pas te laisser, affirma Noa. Garde juste les yeux ouverts, d'accord ? Je vais mettre la moto dans un coin et je reviendrai la chercher... avec quelqu'un, plus tard, improvisa-t-elle.

Elle n'attendit pas l'approbation de la leader pour se relever et trainer sa dernière acquisition dans une ruelle déserte et assez reculée pour ne pas être trouvée en un coup d'œil. Elle laissa les casques avec, bien décidée à ramener Asuga avant le reste, puis alla retrouver cette dernière et la tirer vers le haut. Cette randonnée allait vite lui paraître plus éprouvante encore. Ses propres cheveux trempés lui collaient au visage et se mêlait douloureusement à cette plaie dont elle aurait aimé oublier l'existence, et elle n'avait plus de main libre pour les enlever si elle tenait Asuga. Mais cette dernière avait encaissé toute cette violence sans même rechigner, alors Noa pouvait bien se donner un peu de mal et affronter cette dernière épreuve pour deux.

Plusieurs fois en marchant, la brune lui rappela de ne pas perdre connaissance et lui parla pour être certaine qu'elle était toujours avec elle. Ce qui la réveilla vraiment, pourtant, fut la phrase la plus aléatoire que Noa eut pu prononcer.

— Ton téléphone sonne, Asuga.

— Laisse sonner, répondit-elle immédiatement.

— D'accord... Dis, je sais plus trop où aller à partir d'ici, avoua Noa. Et c'est pas risqué de traverser la ville dans cet état ? Si des gens mal-intentionnés comprennent que t'es sans défense... Les rues étaient désertes jusqu'ici mais il commence à y avoir du monde.

Assaillie par les sueurs froides, la concernée leva la tête pour constater qu'en plus des habituelles lumières de Tokyo qui restaient allumées toute la nuit, des rues étaient encore animées et effectivement, elle ne tenait pas à être aperçue alors qu'elle était si vulnérable. Pour sa propre sécurité et celle du Shirohebi, c'était une mauvaise idée.

— Prends la prochaine à droite, et après... quatrième à gauche, je crois. Ça fait un détour mais il y aura moins de monde. Par contre... J'ai pas de capuche. On va me reconnaître dans tous les cas.

— Si je te mets ma veste sur la tête ça fait un peu transport d'otage, non ?

Le son que produisit Asuga sous le coup de l'amusement fut plus proche de la toux que du rire mais il rassura Noa. Son sens de l'humour était intact, au moins. Elle ne prit néanmoins pas le temps de profiter de ce léger moment de complicité et se dépêcha de retirer sa veste après avoir incité Asuga à s'appuyer sur le mur le plus proche. Elle la rattrapa juste avant qu'elle ne chute à nouveau et plaça le vêtement de manière à cacher la chevelure facilement reconnaissable de son amie.

— Ça fera l'affaire. Viens, on y est presque, l'encouragea Noa en constatant qu'elle était de plus en plus lourde à soutenir. Et qui t'appelle avec autant d'insistance à une heure pareille ?

Depuis la poche du blouson de la jeune femme, le téléphone sonna pour la deuxième fois en l'espace de cinq minutes et elle n'eut rien de plus à lui dire que d'ignorer l'appel, de laisser quiconque se trouvait de l'autre côté de ces tentatives de la joindre comprendre ce que son silence signifiait. Noa ne posa pas plus de questions. Elle était peut-être en état d'avancer mais elle n'en était pas moins épuisée. Elle ne rêvait que de ce moment où elle refermerait la porte de l'appartement derrière elle, de ce sentiment de sécurité dont elle avait besoin pour que ses mains cessent de trembler. Le chemin fut long, trop long, au point où elle se demanda à maintes reprises si cette soirée était réelle ou bien si elle se trouvait coincée dans un mauvais rêve, dans la peau d'un personnage condamné à faire du sur-place jusqu'à en rendre l'âme.

Quand, enfin, elle reconnut la rue où elles habitaient, un sourire vint animer le visage mutilé de Noa. Un sourire qui disparut au moment où le bras d'Asuga glissa de ses épaules et que son corps meurtri heurta la route pavée.

— Asuga ? s'inquiéta-t-elle en tombant à genoux à ses côtés. T'es encore là ?

— Mhm... J'suis fatiguée, désolée...

— On y est presque ! Plus que quelques pas, allez !

— J'ai mal partout...

Même souffler ces quelques mots la fit souffrir, Noa le vit aux larmes qui perlèrent aux coins de ses yeux dès qu'elle essaya de les maintenir ouverts. De tout ce qu'elle avait vu en un mois entier passé loin du Toman, ce devait être la chose la plus terrifiante ; Asuga Yano, leader crainte et respectée par beaucoup, allongée à même le sol d'une rue aléatoire de Kabukichō et prête à supplier qu'on la sorte de cet enfer. Heureusement, elle avait aussi appris, en un mois. À obéir autant qu'à comprendre quel rôle elle devait jouer dans la vie de cette femme qui l'avait recueillie comme une grande sœur l'aurait fait.

— Si tu veux pas te relever, dit-elle alors, je te traînerai. J'ai rejoint le Shirohebi parce que j'ai confiance en toi et quand je l'ai fait, j'ai pris la décision de mettre ma vie entre tes mains mais surtout de protéger la tienne tant que tu remplirais tes responsabilités. Alors tant pis si tu veux pas marcher, ça change rien au fait que je te laisserai pas mourir.

Noa aussi avait mal. Au poignet, au visage et au cœur, pour le spectacle inédit qui se déroulait sous ses yeux. Mais elle avait avant tout la rage ainsi que la détermination de ne plus perdre ses proches, alors elle ignora ces douleurs, serra les dents et traîna son amie comme elle l'avait promis. Elle se débrouilla pour la relever le temps de rejoindre leur immeuble puis pour prendre les escaliers jusqu'au premier étage. Là, elle déposa Asuga contre le mur le plus proche et s'écroula sur le parquet du palier, le poignet plus endolori que jamais et le front plein de sueur. La porte d'entrée était là, juste en face, et pourtant si difficile à atteindre pour elle qui avait tout affronté pour y arriver. Sa gorge brûlait tant elle avait soif et une migraine pointait le bout de son nez entre ses tempes, mais elles y étaient.

— Parle-moi si t'es encore vivante, demanda-t-elle alors qu'elle fouillait les poches d'Asuga à la recherche des clés.

— Imbécile... Qu'est-ce que tu veux que je dise ?

— Tout va bien, apparemment.

Une fois la porte ouverte, Noa redressa la blessée et puisa dans ses dernières forces pour l'emmener jusqu'au canapé où elle la laissa reposer. Elle n'eut plus qu'à refermer comme elle en avait rêvé avant de retrouver le sol dans un soupir d'aise et de soulagement incontrôlé. Un rire traversa le salon encore plongé dans le noir et elle mit une seconde à remarquer qu'il s'agissait du sien - un rire nerveux et instinctif pour tout ce qu'elle venait de vivre, elle, Noa Genji, petite protégée du Toman et élève modèle. Le gloussement fatigué qui lui répondit la força néanmoins à se relever, car amener Asuga en lieu sûr avait été la priorité mais qu'elle restait au bord de l'évanouissement et à peine capable de bouger.

Pour commencer quelque part, Noa récupéra une gourde dont elle but la moitié en un temps record avant d'inciter son amie à faire de même, peinant à lui redresser la tête sans lui faire mal.

— T'as une trousse de secours, quelque chose ? questionna-t-elle ensuite.

— Salle de bain... En haut du placard.

Noa amorça un geste pour quitter la pièce principale, s'arrêta en entendant quelqu'un toquer distinctement - avec un peu trop d'empressement à son goût - à la porte d'entrée. Réduite au silence et à l'immobilisme par l'idée qu'une personne non-identifiée se trouvait juste derrière le panneau de bois qu'elle avait sous les yeux, elle ne sut comment réagir. Et si quelqu'un les avait vues et suivies ? Si quelqu'un avait reconnu Asuga et décidé de l'attaquer tant que c'était encore possible ? Ce n'était pas un risque à prendre, elle en avait déjà assez vu ce soir.

À la recherche d'une indication quelconque, d'un ordre peut-être, elle tourna la tête vers Asuga seulement pour constater qu'elle n'était même pas assez en forme pour comprendre qu'on venait de toquer à la porte. Noa était donc livrée à elle-même face à ce dilemme dont elle se serait bien passé. Dans le doute, elle arma sa main valide d'un couteau de cuisine attrapé à la va-vite au-dessus du comptoir et, dans son t-shirt et son pantalon trempés, pleine de sueur et de sang, elle s'approcha lorsqu'on frappa contre le bois une deuxième fois.

Le verrou glissa si facilement dans l'interstice qu'on aurait dit qu'il l'encourageait à ouvrir, ou bien elle délirait et voulait croire qu'un ange gardien, un Dieu, n'importe quoi de plus grand qu'elle s'était enfin mis à veiller à sa sécurité. Ce qui devait être vrai, quelque part, puisque la porte s'ouvrit sur deux visages aussi inconnus que rassurants à voir. Elle ne les avait pas beaucoup aperçus et seulement de loin, mais on n'oubliait pas les frères Haitani si facilement et il n'existait pas des millions de duos aux coupes de cheveux improbables dans la vie d'Asuga.

Noa dut avoir l'air un peu trop soulagée pour une inconnue armée qui venait d'ouvrir à la place de celle que l'aîné avait espéré voir, et ne s'en rendit compte qu'en posant les yeux sur la barre de fer qu'il serrait étroitement dans son poing. Aussitôt, elle lâcha son couteau, se dégagea de l'encadrement de la porte et parla avec tant d'empressement que Ran eut l'impression qu'elle allait le supplier.

— Elle est vivante ! annonça-t-elle précipitamment comme pour se dédouaner. À peu près, en tout cas. Elle est dans le salon et elle a vraiment besoin d'aide sauf que j'ai aucune idée de comment faire.

Avec seulement un regard perplexe pour elle, l'aîné la dépassa en vitesse tout en confiant son arme à celui qui le suivait. Rindo entra dans l'appartement avec plus de méfiance, ennuyé de se retrouver à tenir les affaires de son frère comme un serviteur bien éduqué. Il jaugea d'un œil inquisiteur le sol qu'elles avaient sali sur leur passage avant de porter son attention sur Ran qui, posté à côté du canapé, peinait à comprendre la situation. La petite nouvelle avait affirmé qu'Asuga était vivante mais elle n'en avait pas l'air du tout, tout ce qu'il voyait était son teint livide et son corps plus abimé qu'il ne l'avait jamais été.

— C'est quoi ce délire ?

— Tadashi, répondit simplement la brune.

Réveillée par cette voix familière qu'elle avait bien espéré pouvoir entendre avant la fin de la soirée, Asuga ouvrit les yeux, voulut se redresser et fut aussitôt stoppée par deux mains tout autant familières. À travers sa vision trouble et son impression d'évoluer dans un épais brouillard, elle vit Ran retirer un à un les gants de cuir qu'il portait toujours à l'aide de ses dents pour ne pas la lâcher, puis elle remonta une main jusqu'à agripper son bras dans une expression incrédule.

— T'es venu.

— Pour qui tu me prends ? rétorqua-t-il sur le ton de l'évidence.

En retrait, Noa ne put s'empêcher de surveiller les gestes du jeune homme comme pour s'assurer qu'il était aussi bien intentionné qu'il en avait l'air - ce qui était sans conteste le cas. La manière consciencieuse et prudente qu'il eut d'abaisser la fermeture éclair de la fine veste d'Asuga et de glisser une paume contre sa taille ensanglantée ne mentait pas ; Noa pouvait arrêter de faire de la vie d'Asuga sa priorité et respirer à nouveau tant que Ran serait là. Ce constat réconfortant fut suivi de la prise de conscience de toute la douleur qu'elle ressentait elle-même et qu'elle avait mis de côté pour arriver jusqu'ici, alors elle grimaça en tenant son poignet et attira malgré elle l'attention du deuxième Haitani.

— Il est pas cassé.

Surprise, elle tourna la tête vers le blond pour lui adresser un regard perplexe.

— Comment tu peux le savoir ?

— S'il l'était, tu le saurais, affirma-t-il. Mets de la glace et ça passera. Pas sûr que la glace fasse quelque chose pour ton visage par contre.

— Ouais... Je verrai plus tard, dit-elle plus par peur de croiser son propre reflet bientôt que par souci de priorités. J'ai promis à Asuga que j'irai récupérer sa moto, je pouvais pas ramener les deux en même temps.

— Tu sais où tu l'as laissée exactement ? intervint Ran.

Noa hocha la tête en silence et il eut presque envie de lui dire de se soigner avant de sortir à nouveau. Elle n'avait pas l'air de réaliser l'ampleur de la blessure qui avait remplacé sa joue gauche, ou bien elle s'efforçait de l'ignorer pour ne pas s'effondrer une nouvelle fois. Elle avait au moins le mérite d'être courageuse ; une qualité qu'il n'aurait pas devinée chez cette petite brune à l'allure sensible et inoffensive en la croisant par hasard. Quoiqu'il en soit, il fallait récupérer le véhicule avant que quelqu'un capable de faire le lien avec sa propriétaire ne le trouve.

— Vas-y avec Rindo, alors.

Ugh, pourquoi moi ?

— Il va falloir une troisième personne, je sais pas conduire, avoua Noa tout en jetant un regard sceptique à l'accompagnateur désigné.

— Eh bah, trouve une fille qui peut aider maintenant, qui peut conduire et qui saura la fermer sur ce qui se passe ici.

Asuga, qui n'avait pas quitté Ran des yeux depuis son arrivée, tourna la tête dans la direction de son amie. Noa comprit qu'elles avaient pensé à la même personne et poussa un soupir las. Elle avait dû commettre des crimes atroces dans une vie antérieure pour avoir à surmonter autant d'épreuves en une seule soirée, mais une petite heure en la compagnie de Mei ne pouvait pas être pire qu'un coup de couteau de Tadashi alors elle prit sur elle et acquiesça à nouveau.

À la fois reconnaissant de ne pas avoir à rester plus longtemps dans la même pièce que son frère d'humeur attentionnée et fatigué d'avance à l'idée de se coltiner deux inconnues dans les rues de la capitale à une heure aussi tardive, Rindo observa Noa tandis qu'elle attrapait au hasard un sweat d'Asuga posé sur le fauteuil pour remplacer la veste qu'elle ne portait plus. Elle l'enfila en grimaçant bien qu'elle fit de son mieux pour ne pas solliciter son articulation douloureuse, et s'arrêta lorsque la voix du cadet Haitani l'interpella à nouveau.

— Tu vas pas faire tes lacets ? Si c'est pour te casser la gueule dans la rue et te tordre l'autre poignet, faut pas compter sur moi.

— C'est dit si gentiment en plus, marmonna l'adolescente. J'ai qu'une seule main donc tant pis, à moins que tu te dévoues j'essaierai juste de pas marcher dessus.

— Sérieusement, râla Rindo avant de se baisser à la surprise générale. J'voulais passer une soirée tranquille et j'me retrouve à faire les lacets d'une meuf dont je connais même pas le prénom, c'est pas une vie.

Bien que nerveuse malgré elle à l'idée d'avoir l'un des délinquants les plus reconnus de la capitale de l'époque juste à ses pieds, elle le laissa faire et accepta son aide sans rechigner. Il devait avoir eu pitié d'elle et de son état déplorable. Après tout, il y avait de quoi être désolé et elle avait affronté l'un des mecs les plus dangereux du milieu à peine une heure plus tôt, elle méritait bien un peu de compassion.

— Noa, répondit-elle tout de même.

Sous les regards stupéfaits des deux plus âgés qui n'avaient rien manqué de cette scène, le blond se redressa et remit correctement ses lunettes sur son nez avant d'esquisser un sourire si arrogant qu'il l'avait forcément hérité de son aîné.

— De rien, Noa, ironisa-t-il. On y va, maintenant.

Appuyée contre l'épaule de Ran pour ne pas retomber mollement sur le canapé, Asuga les suivit de ses yeux fatigués jusqu'à ce qu'ils eurent passé la porte et disparu de son champ de vision. Noa lui adressa seulement un dernier signe de la main avant de partir, que son amie lui rendit au mieux malgré sa réticence à l'idée de la laisser seule après tout ce qu'il s'était déjà passé. Asuga n'était pas encore délirante au point de compter sur Mei pour se soucier de la sécurité de Noa, mais si Rindo avait pu mettre sa dignité de côté pour de simples lacets, il veillerait certainement à ce qu'il ne lui arrive rien de plus que ce dont elle souffrait déjà.

— Eh, referme pas les yeux, la réprimanda Ran en venant poser une main contre sa joue. Ça a arrêté de saigner, va juste falloir recoudre la plus grosse plaie et nettoyer le reste. Après ça tu pourras dormir, t'as compris ?

— M'engueule pas...

Son ricanement amusé, celui qu'elle commençait à connaître par cœur, résonna tout près de son oreille et lui arracha un sourire étonnamment heureux. Elle se rendit à peine compte qu'ils avaient bougé et regretta seulement le confort du canapé et la chaleur de ses mains lorsqu'il la fit s'asseoir sur un tabouret sous les néons de la salle de bain. Sur ses indications plutôt murmurées qu'autre chose, Ran extirpa le kit de secours de sa cachette en haut du placard et ouvrit la boîte pour vérifier qu'il ne manquait rien de ce dont il aurait besoin. Puis il vit les doigts tremblants d'Asuga se mêler à ses recherches et s'emparer d'une fine paire de ciseaux sûrement rangée là pour couper les pansements.

— Mon haut, fit-elle avant de lui tendre l'objet. Je peux pas l'enlever.

— Drôle de manière de me demander de te déshabiller mais j'accepte.

— Pas la peine de fantasmer, trésor, se moqua-t-elle dans un faible rire. Il y a rien de beau à voir là-dessous.

Un genou à terre pour couper prudemment le vêtement sur la longueur, Ran perdit le sourire qu'il avait esquissé à sa propre plaisanterie et se concentra sur sa tache en silence. Par endroits, le sang avait séché et ainsi collé le tissu à la chair laissée à vif alors il dut faire attention à tout retirer sans faire plus de mal à Asuga que nécessaire. Cet enfoiré n'y était pas allé de main morte. Certes, les entailles étaient peu profondes mais elles étaient nombreuses. Ç'avait dû être un jeu pour lui, de savoir qu'elle vivrait avec ces marques même s'il perdait le combat.

— Il est mort ?

— Tu crois que je serais dans cet état si j'étais pas allée jusqu'au bout ?

— Non, reconnut-il. Ça te ressemblerait pas.

En jetant les lambeaux de son haut par-terre, il prit un instant pour constater l'ampleur des dégâts. Aux blessures infligées par arme blanche s'ajoutait un cou plus violacé encore que la dernière fois qu'il l'avait soignée après une violente altercation, ce qui expliquait peut-être son incapacité à parler à un volume normal. Son visage n'avait pas non plus été épargné ; une lèvre fendue, la trace d'un poing sur son œil droit... Lui qui avait été satisfait de découvrir son corps enfin guéri et en bon état se retrouvait à nouveau face à cette apparence détruite qu'elle connaissait mieux que son allure naturelle et qu'elle portait sans même s'en plaindre.

Il détestait un paquet de choses parmi tout ce qui existait, mais cette indifférence qu'elle avait pour ses propres maux devait être bien haut dans la liste. D'un instant à l'autre, alors qu'il nettoyait la plaie qui longeait le flanc de sa moitié en imaginant déjà la cicatrice qu'elle laisserait, Ran n'eut plus du tout envie de plaisanter. Tuer Tadashi était une chose, mais son insouciance en était une autre qu'il ne pouvait pas tolérer. Il hésita à lui poser plus de questions sur les circonstances de ce meurtre, pour savoir si elle risquait d'être trouvée - la simple idée de la voir partir pour la prison lui donna des sueurs froides, mais il se résigna. Ce n'était même pas ce qui le dérangeait le plus dans cette histoire.

— T'avais pas d'arme sur toi.

— Mhm ? fit Asuga, faiblement adossée au mur et confuse quant à ce soudain constat.

— Tu te balades sans rien sur toi pour te défendre, fit-il remarquer d'un ton plat sans même lever les yeux vers elle. Tu savais que ton frère était encore dans les parages mais...

— Tu me blâmes... pour ce qui est arrivé ?

— Tu fais pas assez attention à toi, c'est tout. T'es toujours dans des situations dangereuses, t'as toujours des ennemis à deux pas de ta porte et parfois tu vas même les chercher toi-même sur un coup de tête.

Perdue et trop peu patiente pour comprendre la tournure que prenait cette conversation, Asuga voulut se redresser mais, d'une main sur sa cuisse et d'un regard froid, il l'empêcha de bouger. Où voulait-elle aller ? Ils savaient aussi bien l'un que l'autre qu'elle s'écroulerait après un seul pas de fait. Ce constat la fit pâlir, car elle avait beau avoir confiance en lui plus qu'en n'importe qui d'autre, elle refusait de dépendre d'un autre. Elle avait pourtant besoin d'aide, qu'elle le veuille ou non. Le coup qu'elle avait pris à la tête l'avait trop étourdie pour lui permettre de se soigner seule.

— C'est les risques du métier, argumenta-t-elle. J'y peux rien, moi.

— Tu peux jouer plus intelligemment que ça, rétorqua Ran.

— Ah... Imprudente et idiote, donc.

— Tu sais que j'ai raison.

— J'ai pas à me justifier. Laisse-moi et je demanderai à Mei de s'en occuper s'il le faut.

Elle était si affaiblie que même sa tentative de l'éloigner d'elle fut pathétique, alors il aurait encore préféré subir chaque coup qu'elle avait subi d'une puissance multipliée par cinq plutôt qu'envisager l'idée de la laisser si vulnérable à la charge de quelqu'un d'autre. De la main qui ne tenait pas les compresses contre sa peau ouverte, il attrapa celle qui avait voulu le repousser et entremêla leurs doigts sous le regard épuisé d'Asuga qui n'eut pas la force de l'en empêcher.

— Je reste, répliqua-t-il d'un ton qui ne voulait pas laisser de place aux objections.

— Pourquoi ? Pour me faire payer l'inquiétude que tu sais pas comment exprimer ?

Elle marquait un point. Ran ne s'était jamais inquiété pour qui que ce soit d'autre que son frère, et il lui avait appris à ne pas se mettre en danger pour cette exacte raison. Il détestait se sentir concerné par la sécurité de quelqu'un d'autre autant qu'il aimait savoir qu'il n'était pas seul au monde. Tout cela, elle le savait parce qu'elle l'avait assez observé pour comprendre ce qu'il ne disait pas, ce qu'il ne s'autorisait même pas à montrer. Il était plus empathique qu'il n'en avait l'air et il détestait ce simple fait.

— Je pense pas que tu sois une idiote, corrigea-t-il après un moment.

— Mais tu penses que c'était de ma faute.

— C'est pas ce que j'ai dit.

— Mais tu le penses.

Loin de vouloir se prendre la tête dans un moment pareil, Ran se releva et profita de devoir préparer le fil et l'aiguille pour ne plus avoir à la regarder. Asuga, qui était allée jusqu'à tuer Tadashi en grande partie pour l'empêcher de recroiser Ran un jour et de s'en prendre à lui comme il en rêvait, eut du mal à avaler ces reproches. Oui, elle aurait pu être plus prudente et elle n'aimait pas montrer à quel point elle voulait d'un corps en bon état et pas détruit comme il l'avait si souvent été alors elle se réfugiait dans l'indifférence, mais elle faisait de son mieux et elle revenait toujours, ç'aurait dû être le principal. Ça l'était, quoique Ran en dise. Il aurait seulement voulu qu'elle n'agisse pas comme si tout ce qui lui arrivait était normal.

— J'aurais dû décrocher et te dire que ça allait, lâcha-t-elle de cette voix rauque qui ne fit que l'irriter un peu plus.

— Si tu le dis. Râle si tu veux, il n'empêche que je partirai pas tant que tu seras pas sur pieds.

Quand leurs regards se trouvèrent à nouveau, il constata avec surprise que celui de la jeune femme était plein de larmes - de douleur, de fatigue et de frustration, sûrement. Il l'ignora à contrecœur et revint se placer devant elle pour réaliser les points de suture nécessaires tout en songeant à l'autre petite qui était partie la joue déchirée en deux sans même songer à faire passer ses soins avant Asuga. Elle aussi avait payé pour cette querelle qui ne la regardait pourtant pas, Asuga ne pouvait pas nier que ç'avait été une erreur de mener le combat si loin.

— La mort de ce connard est une bonne nouvelle, admit Ran. Mais est-ce que ça devait être maintenant ? Si t'avais un peu plus réfléchi et évité de l'attaquer à mains nues alors qu'il avait une arme - parce que c'est clairement ce qu'il s'est passé vu ton état, t'aurais pas frôlé la mort aujourd'hui. C'est un fait. Déteste-moi pour ça si tu veux, je suis pas là pour applaudir chacune de tes décisions si elles te nuisent.

Il releva les yeux entre deux mouvements d'aiguilles comme pour jauger sa réaction, mais elle avait tourné la tête et ne semblait plus apte à l'écouter. Sous cet angle, les marques violacées des mains de Tadashi sur sa gorge étaient bien visibles. Elles le narguaient, lui qui n'avait pas été là. Et peut-être lui en voulait-il vraiment d'avoir été aussi impulsive, mais il s'en voulait aussi de ne pas avoir réglé le problème plus tôt, d'avoir laissé les choses trainer jusqu'à cette soirée désastreuse.

Quoiqu'il en soit, cette première nuit de décembre marqua durement et inévitablement la vie de chacun d'entre eux ; d'Asuga qui entamait pour de bon son règne en tant qu'unique leader du Shirohebi, à Ran qui comprit à quel point il serait facile de la perdre du jour au lendemain sans même le réaliser, en passant par Noa qui venait de rencontrer deux piliers importants de sa vie sans en avoir la moindre idée.

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