chapitre 29

| 30 novembre 2005

— Qui aurait cru que Hakkai était le petit frère du boss du Black Dragon ?

— T'étais au courant, Mitsuya ?

Placée du côté gauche de Mikey comme elle l'était toujours, Daitan scruta attentivement le visage préoccupé du concerné. Mitsuya était le capitaine de la deuxième division, le membre du Toman le plus proche de Hakkai qui, lui, en était le vice-capitaine. Si quelqu'un devait avoir des infos le concernant, c'était forcément lui. Pourtant, l'adolescent garda le silence face à Mucho et se contenta d'attendre l'arrivée de l'accusé. Daitan savait aussi bien que lui ce que Mucho faisait, c'était son rôle au sein du Toman : s'assurer de la loyauté de tous et mettre les traîtres au pied du mur. Il refusait de tomber dans ce piège et avait bien raison de ne rien dire maintenant.

— Ils me soulent le Black Dragon, intervint Hanma depuis son fauteuil.

— Prends au moins la peine d'arrêter de sourire si tu veux avoir l'air crédible, rétorqua Daitan sans pouvoir s'en empêcher. Tu veux juste une baston.

— Pas toi ?

Même munie de toute la bonne volonté dont elle pouvait faire preuve, elle ne parvint pas à dissimuler le mépris que Kisaki lui inspirait en tournant la tête vers lui. Devoir le fréquenter au même titre que ses amis capitaines et le voir rôder autour de Mikey la rendait déjà malade, elle n'avait aucun besoin de lui adresser la parole mais il semblait toujours déterminé à tester ses limites. C'était de sa faute ; elle se le rappelait chaque fois que ses prunelles orageuses et pleines de rancœur se posaient sur lui. Sa faute si Pachin et Kazutora étaient en prison, sa faute si Baji était mort, sa faute si Noa était loin d'elle. Et il lui fallait affronter son regard arrogant sans rechigner en sachant pourtant tout ce qu'il avait fait et ferait encore pour ruiner indirectement son entière existence.

— Taiju Shiba a tabassé Takemichi, nan ? reprit Kisaki. Tu veux pas les fracasser, toi ?

— Je veux ce qu'il y a de mieux pour le Toman, répondit-elle de son ton le plus froid.

— Commencez pas, vous deux, les réprimanda Draken en venant s'adosser au mur à la droite de Mikey. On est tous là, c'est bon.

Du haut de son estrade improvisée, le leader acquiesça et baissa les yeux en direction de l'entrée de cette pièce délabrée qui leur servait de QG.

— Takemichou, Hakkai, amenez-vous.

Les deux concernés obéirent sans broncher malgré la nervosité qui émanait d'eux. Bien vite positionnées au centre de la salle sous les regards attentifs - parfois accusateurs - de tous les capitaines, vice-capitaines et plus haut placés du gang, ils durent garder le silence tandis que Draken se chargeait de résumer la situation.

— Comme vous le savez, il y a quatre jours, Takemichou s'est fait défoncer par le boss du Black Dragon. Ce bâtard de Taiju savait parfaitement qu'il était le capitaine de la première division. En clair, le Black Dragon vient de nous déclarer la guerre.

— Ils se foutent de notre gueule, fit immédiatement Smiley. On va les marave.

— On les a déjà démontés une fois, ce sera facile, renchérit Mucho.

— On a battu la neuvième génération. La dixième, c'est pas la même.

— Mitsuya a raison, intervint Daitan. Taiju a pas l'air aussi débile que l'autre Madarame. Faut y réfléchir un peu plus.

Mais la patience et la réflexion n'étaient pas vraiment le fort de Nahoya. Ainsi, elle ne fut pas surprise de le voir s'avancer vers Hakkai sans se défaire de ce grand sourire plus menaçant que rassurant, tout comme elle ne s'étonna pas de constater que Mucho le soupçonnait de trahison et ne reculerait pas avant d'avoir une preuve de sa loyauté. Malgré sa propre envie d'innocenter Hakkai et de tourner la page, Daitan laissa le duo infernal faire son travail ne fit qu'observer le manque de réaction du cadet Shiba qui ne l'aidait en rien à convaincre ses interlocuteurs.

— Je pige juste pas un truc... Ok, Takemichou est entré sur le territoire du Black Dragon sans savoir... Mais pourquoi tu l'as amené là en toute connaissance de cause, Hakkai ?

— On te cause, continua le grand blond lorsque l'accusé garda le silence. Connard, tu serais pas une taupe du Black Dragon, par hasard ?

— Le petit frère du boss, en plus...

— Pourquoi tu nous as rien dit ?!

— Attendez, les gars, tenta fébrilement Takemichi. Il avait pas l'intention de...

— Toi, tu fermes ta gueule !

Pris de court par cette violence qu'il n'aurait pas pensé trouver au milieu d'une réunion du Toman, le petit dernier de la bande tourna la tête vers Daitan en se demandant si elle comptait dire quelque chose, elle qui prenait à cœur la protection de chacun des siens. Mais elle secoua seulement la tête, forcée d'admettre qu'elle n'avait aucun argument pour défendre Hakkai dans cette situation. Il avait merdé et ne semblait pas vouloir se racheter, elle ne pouvait rien pour lui et Mikey lui-même n'était de toute évidence pas assez attaché à Hakkai pour s'en soucier au point de retenir Mucho dans ses méthodes sévères.

— Je vais pas essayer de me justifier, déclara alors le principal sujet de cette assemblée en posant les genoux à terre devant le perchoir du leader. Vous pouvez me faire ce que vous voulez. En tant que frère de Taiju, je m'y étais préparé. Mikey ! Moi... Hakkai Shiba, vice-capitaine de la deuxième division... Je quitte aujourd'hui le Tokyo Manjikai !

— Tu sais que t'es pas obligé d'en arriver là ? fit remarquer Daitan malgré sa résolution de demeurer impartiale. Si Taiju te force, tu peux rester sous la protection du Toman et on gérera-

— Non, je le décide, c'est tout. Le Toman n'a pas à me défendre.

Résigné, Hakkai reporta son attention sur Mikey qui n'avait toujours montré aucun signe d'accord ni de désaccord, et attendit le verdict.

— C'est vraiment ce que tu veux ?

— Je suis pas d'accord ! s'exclama Takemichi avant qu'une quelconque réponse ne soit prononcée.

Daitan préféra détourner le regard lors de la scène qui se joua ensuite, une main contre le front. C'était à croire que cet idiot était incapable de laisser une réunion du Toman se dérouler sans s'embarrasser au passage. Exprimer un désaccord était une chose, se comporter comme un enfant en train d'assister au divorce de ses parents en était une autre. Elle n'eut même pas la force d'avoir l'air agacée lorsqu'il sortit un paquet de Dorayaki de nulle part pour le tendre à Mikey et le prier de s'accorder un temps de réflexion plus long, mais lui s'étonna bien de voir le chef s'emparer de la pâtisserie pour la jeter loin d'eux dans tout son mécontentement.

— On fait quoi, Mikey ? relança Draken après avoir remis l'élément perturbateur du groupe à sa place lui-même.

— Ça concerne la deuxième division, à Mitsuya de décider.

L'intéressé connaissait Hakkai depuis des années maintenant et, lui-même grand frère de deux petites filles, n'était pas passé à côté de la manière dont Taiju traitait ses cadets. Il avait toujours passé son temps à les maltraiter, les rouer de coups au nom de l'amour jusqu'à leur faire avaler l'idée que ce sentiment devait forcément être douloureux. Il avait un total contrôle sur eux encore aujourd'hui, Mitsuya le savait. Hakkai ne quittait pas le Toman par simple envie mais pour éviter au gang de subir le courroux de Taiju à sa place.

— Je comprends la situation.

Déboussolé à l'idée de quitter celui qui l'avait pris sous son aile et éloigné de son bourreau, le plus jeune s'inclina dignement dans la direction de Mitsuya avec l'espoir de dissimuler son émotion.

— Merci pour tout, Taka !

— Non non, t'enflamme pas. J'ai jamais dit que j'étais d'accord, répliqua le capitaine avant d'esquisser un sourire rassurant à la grande surprise d'Hakkai. Arrange-moi une rencontre avec Taiju.

— Quoi ? s'étonna Daitan. T'y vas pas seul, c'est mort. Je peux venir avec-

— Non, coupa Mikey. Il veut déjà nous déclarer la guerre, vaut mieux pas lui envoyer nos meilleurs atouts tous en même temps. Mitsuya saura gérer, pas vrai ?

L'adolescente garda les bras croisés contre elle, loin d'apprécier voir l'un des leurs partir seul à la rencontre d'un leader qui n'avait déjà pas hésité à passer à tabac le capitaine de la première division. Son ami se contenta pourtant d'un hochement de tête confiant en guise de réponse au jeune leader. Hakkai était son second et l'un des membres du Toman dont il était le plus proche, cette histoire relevait de sa responsabilité à lui et personne d'autre ici. Sans compter que les méthodes d'éducation de Taiju méritait bien d'être remises en question par quelqu'un capable de comprendre sa position au sein de sa famille.

— C'est réglé pour aujourd'hui, alors, conclut Mikey. On attendra ton verdict, Mitsuya.

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Yuzuha Shiba n'avait peut-être jamais été considérée comme une égale par les délinquants qu'elle fréquentait malgré elle, mais elle n'en possédait pas moins les capacités d'analyse nécessaires à les identifier et les confronter. Ainsi, quand par cette journée tout à fait banale de novembre une inconnue d'une bonne demi-tête de plus qu'elle et aux cheveux aussi courts que ceux de Hakkai se mit à la suivre dans les rues de la capitale nippone, elle n'hésita pas à se retourner pour lui faire face tout en établissant une certaine distance de sécurité entre elles. Bien au centre d'une rue animée, au cas où cette fille s'avérait être un danger.

— Tu crois faire quoi comme ça ?

La grande blonde, satisfaite de constater que cette éventuelle nouvelle recrue avait autant de cran que d'assurance, laissa un sourire se dessiner sur ses lèvres. Yuzuha n'était pas bien grande ni épaisse, mais son regard attentif et méfiant trahissait son vécu et par la même occasion, son potentiel.

— Rien de spécial, je voulais discuter avec toi.

— On se connaît ? rétorqua la collégienne tout en détaillant rapidement son accoutrement loin d'inspirer un quotidien simple et légal. Tu suis les gens dans la rue quand tu veux discuter avec eux ? Je sais pas de quel gang t'es mais c'est le territoire du Black Dragon, ici.

— Pourquoi on irait pas faire connaissance dans un endroit plus discret, alors ? Crois-moi, ton boss a pas envie d'avoir la mienne sur le dos pour m'avoir tabassée sans raison comme le mec du Toman.

Ces mots la firent tiquer. Non pas parce que des menaces proférées envers son aîné l'atteignaient mais parce que cette fille sortie de nulle part avait bien dit « la mienne ». Il n'existait pas beaucoup de gangs menés par des femmes dotées d'assez d'audace pour rivaliser avec Taiju. Comprenant qu'elle avait en face d'elle l'une des membres du fameux Shirohebi dont on entendait le nom partout depuis des mois, Yuzuha fut soudain plus intéressée par la conversation. Sans un mot, elle fit alors signe à son interlocutrice de marcher avec elle en espérant qu'elles ne croiseraient personne le temps de s'éloigner du cœur de ce territoire auquel le Black Dragon tenait.

— Je m'appelle Toshiko, au fait, se présenta-t-elle tout en la suivant

— Yuzuha. Tu voulais me dire quoi ?

— Je viens te proposer de rejoindre le Shirohebi.

— C'est aussi simple que ça, chez vous ?

— On cherche des filles sous-estimées ou malmenées qui voudraient changer de vie et prendre le dessus, expliqua Toshiko. Et la boss pense que ça te ferait pas de mal.

— Mhm, fit pensivement la cadette Shiba. La boss c'est Asuga Yano, c'est ça ?

La blonde acquiesça en silence, aussi fière que si son propre nom avait été prononcé. Pour elle qui dédiait véritablement sa vie à la gloire d'Asuga et au bien-être du nouveau Shirohebi, savoir qu'on retenait si bien l'identité de cette leader inédite était la plus belle des récompenses.

— Et qu'est-ce qui te fait croire que je suis sous-estimée ou malmenée ?

— Savoir des trucs sur les gens, c'est mon job. Donc je sais ce que tu vis chez toi, révéla Toshiko en sondant son visage impassible. Et tu sais... Asuga elle-même a fui son frère abusif pour former sa propre organisation donc ça m'étonne pas qu'elle pense que tu pourrais y avoir ta place.

— Asuga n'a qu'un seul frère, rétorqua Yuzuha. Je suis celle du milieu, le... pilier de la famille.

Refusant d'admettre qu'elle n'avait fait que remplacer leur mère dans la vie de son plus jeune frère, elle détourna vivement le regard sans se défaire de ce fatalisme qui l'avait aidée à survivre jusqu'à présent. Elle était emplie de déni, elle le savait ; autant quant à l'enfance de Hakkai qu'elle se persuadait d'avoir sauvée alors qu'il n'en était rien, que quant à l'idée qu'il avait encore besoin d'elle aujourd'hui. Il s'était fait des amis, il avait Mitsuya, le Toman. Et Yuzuha ? Elle n'avait rien de plus que de grosses responsabilités qui avaient trop longtemps pesé sur ses épaules pour disparaître du jour au lendemain et un frère aîné à ses trousses, constamment.

— J'avais peur aussi de rejoindre Asuga, au début, confia Toshiko avec un mince sourire presque peiné sous le regard observateur de sa nouvelle connaissance. J'ai une meilleure amie... Midori. On se connaît depuis toujours. Elle a une vie normale, des parents sympas et elle fait tout pour devenir une grande avocate. J'avais peur de fuguer parce que je voulais rester près d'elle, continuer à la voir à l'école alors que j'avais même pas la force d'y aller. Bref, quitter mes parents et disparaître pour rejoindre le Shirohebi était la meilleure décision que je pouvais prendre malgré tout ça. J'aime toujours Midori et je veux toujours la voir autant que possible, mais ma sécurité passe avant mes envies, tu vois ? Est-ce que ton petit frère t'a demandé ton avis avant d'intégrer le Toman et d'y trouver le répit dont il avait besoin ?

Yuzuha ne prit pas la peine de secouer la tête, c'était inutile. Au-dessus d'elles, le ciel jusque-là teinté d'un gris normal pour un mois de novembre gronda soudainement. Toshiko leva le nez vers les nuages noirs sans remarquer les yeux inquisiteurs de sa trouvaille personnelle toujours posés sur elle plutôt que sur la route en face d'elle. Cette grande blonde à l'allure atypique pour son âge était vive et possédait un sens du contact bien aiguisé pour quelqu'un qui avait peut-être connu une vie aussi misérable que la sienne. Si c'était cette aisance d'exister que le Shirohebi d'Asuga avait offrir, la proposition était tentante... Pourtant, un problème de taille demeurait ; trop grand et violent pour qu'elle ne l'ignore et prenne le risque de le voir s'en prendre à des gens qui n'avaient rien demandé.

— Si je fuis Taiju... Il va me chercher, crois-moi. Le Shirohebi a déjà assez de soucis comme ça. Merci d'avoir pensé à moi, mais je peux pas.

Les premières gouttes de la pluie si fraîche qu'elle annonçait fièrement l'hiver tombèrent sur leurs crânes tandis qu'elles s'arrêtaient, menées à l'immobilisme par la déception de Toshiko. Yuzuha hésita un moment avant de reprendre la parole, à la fois en confiance dans le fait de pouvoir échanger avec une fille de son âge des problèmes dont personne ne voulait parler et peu certaine de vouloir exprimer ses envies les plus secrètes. Mais il y avait cette pensée... Si récurrente et tentatrice qu'elle avait parfois l'impression de l'avoir déjà rendue réelle, elle venait la titiller aussi bien dans ses pires cauchemars que dans ses rêveries les plus douces et Yuzuha ne savait plus si elle la considérait vraiment ou bien s'il ne s'agissait là que de l'idée vaine d'une enfant dont les os et le cœur souffraient d'être constamment brisés par des mains et des mots qui auraient dû l'aider et la rassurer.

Elle goûta la pluie qui s'abattait sur elles avec de plus en plus de force en passant nerveusement sa langue sur ses lèvres pour chasser sa peur de partager un tel secret.

— Je peux te poser une question ?

— Bien sûr, fit Toshiko avec curiosité. Je t'écoute.

— Asuga... Si elle pouvait tuer son frère, tu crois qu'elle le ferait ? Pour de vrai ?

La blonde y réfléchit un instant, toutes les blessures et menaces que Tadashi avait causées et proférées à l'encontre de sa cadette bien en tête. Beaucoup souhaitaient sa mort, c'était certain, mais pour ce qui était de la main qui devrait tenir l'arme elle douta que qui que ce fût eut vraiment l'envie de risquer autant pour se débarrasser d'un simple humain. Asuga était différente, néanmoins ; trop imprévisible pour qu'elle puisse affirmer avec justesse ce qu'elle ferait ou non.

— Je sais pas tellement... Il mériterait, et je le pense, mais je sais pas si Asuga irait jusqu'à se salir les mains de cette façon. Peut-être que oui. Et toi ? Tu tuerais ton frère ?

Yuzuha eut un rictus ironique, presque désolé envers elle-même de devoir formuler ce fait qu'elle fuyait depuis longtemps déjà.

— Si on m'en donnait l'occasion... Sans hésiter, oui.

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L'orage grondait depuis une bonne heure déjà lorsque Toshiko remit les pieds au Sanctuaire. Depuis les grandes fenêtres de ce bâtiment à l'abandon, les flashs lumineux éclairaient de temps à autres la salle principale que Noa se tuait encore à remettre en ordre. La plupart des filles avaient étrangement déserté les lieux au moment d'effectuer cette tâche, et celles restantes n'avaient fait que le minimum. À la fois nullement surprise et mécontente d'apercevoir Mei posée dans un coin de la pièce, Toshiko poussa un soupir fatigué tout en se mettant en tête l'idée d'aider la responsable temporaire des lieux. Celle-ci la remercia de l'un de ses sourires adorables qui ne lui donnaient en rien l'image d'une délinquante ayant passé la nuit précédente à se battre. Son visage portait encore les traces des coups qui lui avaient été infligés à sa demande mais, à l'image d'Asuga qui pouvait continuer à mener sa vie paisiblement même couverte de bleus et de plaies, elle les ignorait.

— T'as trouvé Yuzuha ? questionna Noa, un sac poubelle à la main et occupée à débarrasser la table basse.

— Ouais. Ça a pas donné grand chose, honnêtement. Ce Taiju me fait chier.

— Je crois qu'il fait chier tout le monde, en ce moment.

— Surtout le Toman, railla la grande brune qui n'avait pas quitté son fauteuil. Tu veux aller les aider ?

— Ta gueule, Mei. Ignore-la, fit Toshiko.

L'expression préoccupée de Noa ne lui échappa pas, mais elle n'en dit rien. Elle se souciait encore du Toman et personne n'y pourrait rien, même Asuga devait l'avoir compris. Ils étaient ses amis d'enfance. Qu'elle fût inquiète quant au sort qu'ils connaissaient était normal tant qu'elle ne trahissait pas le Shirohebi pour leur donner un avantage, et Toshiko était certaine qu'une trahison ne figurait pas dans les plans de Noa.

En faisant le tour de la pièce pour ramasser les déchets encore présents et remettre en place les fauteuils, la blonde posa les yeux sur le cadre vide d'un vieux miroir qui avait autrefois été accroché à l'un des murs de la pièce. Un miroir qui avait volé en éclat lorsque Tadashi y avait cogné la tête de sa sœur sans pitié ni remords, et dont les restes rappelaient constamment aux résidentes qu'il savait où les trouver. Peut-être Yuzuha avait-elle eu raison de penser à la sécurité du Shirohebi. Avec Tadashi qui menaçait de ruiner leur semblant de quotidien serein ici, personne n'avait besoin que Taiju vienne ajouter un danger supplémentaire à la liste de ce que les protégées d'Asuga devaient craindre.

Loin d'apprécier le souvenir du sang qui avait taché le sol de cette même salle ce jour-ci, Toshiko fit de son mieux pour en chasser les images de son esprit. Elle se retourna alors vers Noa dans l'optique de la questionner quant au retour de la leader, mais n'en eut pas le temps. La principale concernée traversa la pièce d'un pas si vif et déterminé que personne n'osa lui adresser le moindre mot ni bouger le moindre orteil. Une cigarette allumée au coin de la bouche, elle se contenta de saisir Mei par le cou sur son passage pour la trainer jusqu'à la pièce d'à côté où Noa et Toshiko entendirent encore ses bottes claquer sur le sol et le dos de sa victime rencontrer le mur le plus proche. Elles échangèrent un regard entendu et se remirent vite au travail dans l'ignorance la plus volontaire possible quant à ce qu'il pouvait bien se passer à côté.

Mei, elle, aurait peut-être préféré faire le ménage plutôt que d'affronter de si près le regard aussi accusateur que narquois de sa cheffe.

— Quoi, t'es mal à l'aise ? plaisanta Asuga en la voyant se débattre sous sa prise et tenter de se décoller du mur. Reste là, ma belle. On discute, tu permets ?

— Tu discutes souvent en plaquant tes interlocuteurs au mur, toi ?

— Quand il le faut. Mais si la discussion ne te va pas, on peut aller plus vite et passer directement à la case où tu me supplies de pas te foutre dehors.

Un rire échappa à Mei sous les yeux fous de celle qu'elle avait vue devenir ce qu'elle était aujourd'hui. Faire le constat de son charisme écrasant et de cette force qu'elle n'avait pas toujours eue avait quelque chose de satisfaisant, quand bien même ces deux éléments étaient dirigés contre elle aujourd'hui. Sans surprise, Asuga raffermit sa prise sur elle jusqu'à l'amener à se demander si elle n'allait pas simplement l'étrangler sur place. Mais elle se contenta de la tenir d'une main pour fumer de l'autre, sans se soucier de lui cracher sa fumée au visage.

— Je te supplierai pas. Tu peux me foutre dehors si tu veux, je serai toujours autant de ceux qui veulent voir Tadashi disparaître.

— Le jour où Tadashi disparaîtra, ce sera grâce à moi. Tous ceux qui ne seront pas à mes côtés à ce moment précis seront considérés comme des adversaires. C'est ce que tu veux être ? Parce que je t'assure que je peux régler ça ici et maintenant si tu penses pouvoir quelque chose contre moi, il suffit de demander.

— Nan, je veux bien te croire, répondit Mei dans une attitude si désinvolte qu'Asuga ne put que lever les yeux au ciel. Écoute, j'ai rien dit de bien méchant alors je vois pas vraiment-

La jeune femme n'eut d'autre choix que de s'interrompre pour retenir une plainte de douleur comme elle n'avait pas ressenti le besoin d'en pousser depuis longtemps. Les lèvres de la leader s'étirèrent en un sourire plus que satisfait face à ce silence imposé, son mégot encore pressé contre la peau découverte de l'épaule de sa victime. La main de Mei vint saisir celle qui tenait encore sa gorge sans qu'elle ne trouve la force de la repousser, trop déboussolée par la création de cette plaie qu'elle porterait pour le restant de ses jours et par ce niveau de détermination qu'elle n'avait encore jamais vu animer sa cheffe.

— On a beau se fréquenter depuis un bon bout du temps, je crois que t'as pas du tout saisi à qui t'avais à faire, s'amusa Asuga tout en suivant du regard la larme qui échappa à la brune en souffrance. Je commande, ici. Et vos vies comptent pour moi, crois-moi ; je ferai bien pire qu'une simple brûlure à quiconque s'en prendra un jour à l'une de vous, même toi. Mais en retour, les idiotes en ton genre qui n'ont ni l'ambition d'agir avant moi ni la force d'endurer la moitié de ce que j'endure sont priées de fermer leurs gueules. Manque-moi de respect encore une fois, utilise les mots de mon frère pour me nuire, menace de toucher à ce qui m'appartient, juste une fois, et tu te rendras compte que ce bobo, cracha-t-elle en désignant la plaie fumante de son épaule, c'était un acte raisonnable de ma part. T'y penseras quand tu verras la cicatrice chaque jour de ta vie jusqu'au dernier.

Lorsqu'elle fut libérée sans aucune tendresse, Mei s'affaissa contre la paroi de béton derrière elle et n'essaya même pas de se maintenir sur ses deux pieds. Elle en était certaine désormais ; Asuga était l'exact opposé de Tadashi. Lui ne jurait que par la stratégie, il n'aimait personne. Elle, elle tirait sa force de ses propres émotions et devenait plus imposante chaque fois qu'elle ajoutait quelque chose à la liste de ce qu'elle avait à perdre, comme un bouclier s'élargissant pour protéger tout ce qui lui tenait à cœur. Le Shirohebi, Noa, Ran... elle était si certaine d'avoir le contrôle sur son ambition, sa haine et son amour qu'ils la mèneraient forcément à sa perte. Viendrait bien un jour où le bouclier n'aurait plus la force de grandir ou serait trop abîmé pour ne pas s'effondrer, et tout ce qu'il avait caché jusqu'à ce moment s'envolerait, lui échapperait.

Aujourd'hui, pourtant, ce bouclier ne présentait aucune faille et Mei ne put que le respecter. Même dans l'apogée de sa gloire à la tête de son Shirohebi, Tadashi n'avait jamais parlé avec tant d'assurance. Sur tous les points, Asuga savait ce qu'elle voulait et ce qu'elle ne tolérait pas, et elle avait les moyens d'imposer ses règles. Il valait mieux se tenir derrière elle que sur son passage ; Mei fut presque aussi satisfaite de le constater qu'elle avait mal à l'épaule.

Les yeux baissés sur le sol, la brune vit les bottes de la jeune leader approcher puis devina qu'elle s'était baissée à son niveau. Avec plus de douceur, ses doigts froids attrapèrent sa mâchoire aussi brûlante que le reste de son corps encore secoué par la panique et relevèrent son visage jusqu'à forcer Mei à croiser à nouveau son regard investigateur. Ce n'étaient pourtant pas ses yeux qui l'intéressaient, mais bien la tâche bleuâtre étalée sur sa pommette droite sur laquelle elle vint presser un doigt avec un sourire fier loin de lui être adressé.

— C'est la petite nouvelle que tu méprises qui t'a fait ça ? se moqua-t-elle. La gamine d'à peine seize ans ? Le petit bébé ?

— Je sais ce que tu vois en elle, avoua Mei malgré elle. Et j'espère qu'elle aura une meilleure vie que toi.

— Comme je l'espère pour chacune d'entre vous, et ce qui ne va pas arriver pour toi si tu te mets en tête l'idée de me tailler dans mon dos ou d'approcher Ran.

— J'ai compris, c'est bon, affirma la blessée dans un rire fatigué.

— Tant mieux, fit Asuga en se redressant. Tu sais... jusqu'à présent, t'étais mon meilleur atout et la plus qualifiée pour potentiellement devenir la numéro deux du Shirohebi.

Jusqu'à présent. Plus blessée par ces mots que par la plaie ronde qui décorait sa peau, Mei scruta la jeune Yano en silence tandis qu'elle s'allumait une nouvelle cigarette, cette fois bien destinée à n'être que fumée. Quand elle eut tiré dessus une première fois, elle désigna à nouveau le bleu que Noa lui avait laissé. Ce n'était rien comparé à ce qu'elle avait elle-même enduré pour en arriver à ce maigre résultat, mais c'était bien la preuve que cette passivité qu'elle s'imposait n'était pas elle. Non, Noa n'était toujours pas aussi brave que Daitan ni aussi menaçante qu'Asuga, mais elle était hargneuse, en colère, et capable de transformer cette haine en quelque chose qui la mènerait loin ; une détermination que peu d'obstacles ne sauraient atteindre.

— Mais t'as de la concurrence, Mei. Alors fais tes preuves, tu veux ?

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