chapitre 27

| 29 novembre 2005

Capuche rabattue sur le crâne pour se protéger de la fine pluie qui tombait sur la capitale nippone autant que pour être certaine de ne pas être reconnue, Asuga eut un rictus amusé face à ce bâtiment orné de tout plein de néons aussi colorés qu'élégants qu'il lui avait indiqué par message. De toute évidence, ce lieu coûtait bien trop cher pour elle. À tel point que même l'idée d'y entrer en sachant qu'elle ne paierait pas sa part lui parut déplacée. N'était-elle pas un peu trop débraillée pour mettre les pieds dans un endroit si luxueux ? À bien y réfléchir, même ces femmes en tailleur et jolis talons hauts s'y rendaient pour s'adonner à certaines de ces pratiques dont l'on ne parlait pas en présence mondaine, alors peut-être se faisait-elle trop de souci pour rien.

Avant qu'elle ne puisse céder à cette idée et se décider à le contacter ou bien à entrer seule, deux mains familières vinrent attraper ses épaules et provoquèrent la contraction de muscles dans son dos dont elle n'avait jusqu'alors jamais eu connaissance.

— Trop perdue sans moi ?

Bien qu'elle ne souhaitait en rien se passer de son contact, Asuga n'hésita pas à chasser ses mains pour lui faire face avec méfiance. Ran, lui, eut l'air de trouver la situation amusante comme il trouvait toujours matière à se divertir peu importe les circonstances.

— Un love hotel, sérieusement ?

— Personne viendra nous chercher ici. Je crois. Et tu peux pas nier la praticité du lieu, ajouta-t-il à voix basse. Maintenant, on va parler sur le trottoir toute la soirée ou on va se mettre au sec ?

Toujours très frustrée de ne pas comprendre la raison de ses appels énigmatiques et de tous ces secrets qu'il voulait garder loin d'elle, elle désigna durement l'entrée du bâtiment et ne le quitta pas des yeux tandis qu'il passait devant elle, son éternel sourire narquois accroché aux lèvres. Si l'envie ne manquait pas, il n'offrit néanmoins pas de lui tenir la main pour la simple et très bonne raison qu'elle n'avait pas la tête de quelqu'un qui voulait qu'on lui tienne la main - ce devait être un énième élément qui faisait son charme d'une manière ou d'une autre. Tandis qu'il s'occupait de parler à l'accueil, Asuga l'observa et fut satisfaite de constater qu'il était comme dans ses souvenirs ; aussi nonchalant que charismatique, et trop irrésistible pour que cela ne lui attire pas de problèmes à l'avenir. Comme d'habitude, il n'était vêtu que de vêtements hors de prix et juste assez originaux pour prouver qu'ils étaient d'une marque réputée, ses cheveux à la teinture insensée étaient coiffés en deux tresses et il était suivi d'un parfum juste assez musqué pour attirer l'attention sur lui.

Après avoir enfin retiré sa capuche, Asuga le suivit en silence lorsqu'il obtint la carte d'une chambre, toujours sceptique quant au choix du lieu. Elle voulait des réponses, et s'il croyait sincèrement qu'elle accepterait de reprendre là où ils s'étaient arrêtés sans les avoir avant, il la connaissait mal. Il fallait qu'elle sache ce que Tadashi lui avait dit ce jour-là et la raison pour laquelle Ran avait agi de manière si mystérieuse ces dernières semaines.

La chambre était très jolie, elle dut bien l'avouer. Le sol recouvert de tatamis la poussa à retirer ses bottes immédiatement tandis que son regard parcourait encore le reste du mobilier. En plus d'un lit bien plus grand que n'importe quel lit dans lequel elle avait pu dormir au cours de sa vie, la pièce était munie de deux sièges à hauteur du sol séparés par une petite table en bois laqué ; elle devait être en totale opposition physique avec le décor mais ce style traditionnel avait quelque chose d'apaisant. La décoration était épurée et la salle munie de deux options de luminosité, l'une très classique et l'autre bien plus chaleureuse, plus au goût de Ran qui décida d'opter pour celle-ci.

En s'approchant de la table, la jeune femme laissa une expression surprise passer sur son visage. Une bouteille au design élégant et contenant un liquide ambré y était dignement posée, du moins jusqu'à ce qu'elle vienne l'attraper par le goulot.

— Un Yamazaki ? Ça coûte une blinde, ça.

— Tu t'y connais en whisky maintenant ?

— Je m'y connais en plein de choses, rétorqua Asuga.

— C'est bon à savoir, sourit-il. Tu me sers un verre ?

Comme c'était un hôtel et l'un de ces hôtels où l'on voulait toujours simplifier la vie des clients, elle ne fut pas surprise de constater que la bouteille était déjà semi-ouverte. Installée en tailleur sur l'un des coussins de sol, elle versa un peu d'alcool dans chacun des deux verres posés devant elle puis elle en glissa un du côté opposé de la table. Quand Ran se pencha pour le récupérer, elle fut certaine qu'il ne restait définitivement plus rien de la fraîcheur que la pluie avait déposé sur sa peau lors de son trajet jusqu'ici. Elle tâcha de ne rien montrer de son trouble et échangea avec lui un léger signe de tête comme pour trinquer, tout en se demandant pourquoi il paraissait distant et pourquoi il ne venait pas s'asseoir face à elle, lui qui avait insisté pour qu'ils se revoient.

— T'avais dit que tu pourrais me dire ce qu'il se passe quand on se verrait en personne, fit-elle donc remarquer. On y est, j'attends.

Étonnamment sérieux, il ne dit rien pendant un temps et alla plutôt s'asseoir au bord du lit, un peu trop loin d'elle à son goût personnel mais juste assez pour que la conversation puisse demeurer solennelle le temps qu'il le fallait.

— Je voulais te parler, d'abord.

— Ah ? Je t'écoute alors.

— C'est peut-être déjà le whisky qui parle, plaisanta-t-il, mais je pense être très honnête quand je dis que je serais très certainement capable de sortir une bague de ma poche et de poser un genou à terre, ici et maintenant ; que je sais que ça va arriver un jour. Tu comprends, non ?

— Je serais très certainement capable de dire oui, répondit Asuga sans avoir besoin de réfléchir à ce qu'il venait de dire. Donc oui, je suppose que je comprends même si ça n'a absolument aucun sens.

— Pourtant, je sais vraiment rien de toi.

Ce constat la dérangea presque autant qu'il le dérangeait lui. Ils avaient vécu sous le même toit des semaines durant, il aurait dû la connaître avec sincérité et pourtant, Ran ne savait rien de son histoire et toutes les anecdotes qu'il pouvait bien avoir à raconter la concernant s'étaient déroulées juste avant d'apprendre qu'elle lui avait menti sur toute la ligne.

— Je veux de cette alliance entre Roppongi et Kabukichō, je veux te voir diriger pleinement le Shirohebi, affirma-t-il. Et je te veux sur le plan personnel aussi. Mais je veux savoir, avant.

— Savoir quoi ?

Asuga ressentit une réelle confusion face à cette demande. Il lui sembla que personne ne lui avait jamais posé plus de questions sur sa personne, la plupart des gens se contentaient de mettre tous ses agissements sur le dos de la folie ou bien de la mesquinerie qu'elle tenait de son aîné. Personne ne s'était jamais intéressé à son vécu, à tel point qu'elle n'avait même jamais pensé le raconter un jour.

— Comment le Shirohebi a été formé ? demanda Ran. Et qu'est-ce que tu faisais avant ça ?

Il comprit qu'elle n'avait jamais préparé de quelconque récit de sa propre histoire à la manière dont ses sourcils se froncèrent de concentration, comme pour se remémorer ses propres souvenirs. Curieux, il la dévisagea longuement ; de la rebelle mèche rose qui lui tombait presque devant les yeux à la ligne claire de sa mâchoire en passant par l'arrête droite de son nez. Cette contemplation lui confirma qu'elle n'avait pas été une idée passagère, l'une de ces personnes qu'on pensait vouloir un temps mais qui pouvait disparaître aussi vite. Il la voyait aussi belle qu'il y a des mois, si ce n'était plus maintenant qu'il savait que rien ici n'était un mensonge. Il était gratifiant de savoir que même dans son besoin d'avoir le dessus sur tout et tout le monde, elle ne ressentait aucune réticence à l'idée de lui parler si ouvertement, qu'elle préférait encore s'adonner à cette tâche inédite que perdre sa confiance.

— Avant le Shirohebi, j'étais en famille d'accueil, révéla Asuga. Et avant ça, en orphelinat. Avec Tadashi, on a eu un foyer quand on avait dix ou onze ans. C'était une famille super sympa, je les adorais. Mais lui, il les aimait pas donc il a décidé de partir et de me forcer à le suivre. J'avais que quinze ans à ce moment-là et comme j'étais concentrée sur l'idée que j'avais enfin une famille, j'ai pas vraiment compris d'où il a sorti tous ces contacts et l'idée de faire carrière dans la délinquance. Mais c'est comme ça qu'il a formé le Shirohebi.

— T'étais la numéro deux dès le départ ?

— Ouais. Enfin, se corrigea-t-elle dans un rictus ironique, il m'a mise face à quelques gars plus costauds que moi et il m'a dit qu'il fallait que je gagne si je voulais pas me retrouver toute seule à la rue. C'était un test pour savoir si je pouvais être son bras droit, mais j'avais pas vraiment le choix du coup. Désolée, c'est un peu nul comme histoire.

En abaissant son verre dont il venait de boire une nouvelle gorgée, Ran secoua la tête.

— Parce que tu survoles. On sait tous les deux que c'était pas si facile, je sais pas pourquoi t'essaies de faire celle qui est détachée de tout. Je me souviens du type que t'as tabassé à ton arrivée dans Roppongi. C'était personnel.

— Eh bah, on m'a foutue dans un gang plein de jeunes adultes à quinze ans, répéta-t-elle avant de s'effacer un instant dans son verre de whisky comme pour ravaler le dégoût que sa prochaine phrase lui inspirait. Et beaucoup d'hommes aiment bien les gamines de quinze ans.

Sa résolution de protéger chaque délinquante ou chaque fille à qui la sécurité manquait prit tout son sens. Pour la première fois, Ran se dit qu'ils n'étaient pas si identiques. Certes, il s'était retrouvé dans ce milieu hostile par manque d'alternative, mais tout le mal qu'il se donnait, il le faisait pour son propre confort et celui de son frère. Jamais il n'avait été traversé par l'idée d'apporter son aide à ceux que la misère touchait comme elle les avait touchés eux. Et il savait que cela ne changerait jamais ; il était trop égoïste pour une telle ambition, et aider son prochain, c'était aussi prendre le risque d'aider l'un de ces hommes qu'Asuga décrivait. Lui ne voulait qu'être certain que Rindo et lui ne manqueraient jamais plus de rien, et s'assurer que plus personne ne se servirait jamais d'elle. Il s'agissait là de ses seules ambitions.

— Mais Tadashi a toujours été comme ça, si tu te poses la question, reprit la jeune femme d'elle-même. Je crois pas que quelque chose ait déclenché ce comportement, ou alors ça vient de nos parents et dans ce cas-là j'aurai jamais aucun moyen de le savoir. À l'orphelinat, il se défoulait déjà sur moi au moindre problème. Il détestait me voir heureuse alors il cassait tous mes jouets, il éloignait les autres enfants de moi, tout comme il m'a éloignée de la seule famille qu'on a pu avoir ensuite. C'est chez eux que j'ai découvert que j'aimais bien cuisiner, ajouta-t-elle avec un léger sourire. Il y avait toujours plein de trucs à manger là-bas, ça m'a changé de l'orphelinat.

— Tes plats nous manquent, d'ailleurs, renchérit Ran. Encore mieux que le restaurant.

— À peine exagéré.

L'espace d'un instant, l'ambiance générale fut légère et seulement porteuse de leur complicité mutuelle. Puis le sourire du délinquant retomba et, les yeux baissés sur le contenu de son verre qu'il tenait d'une main, il décida qu'elle avait assez été honnête avec lui pour qu'il lui rende la pareille.

— Tadashi m'a dit...

Prise au dépourvu, Asuga se redressa et posa son propre verre devant elle sans cesser de le toiser, à la recherche d'un quelconque indice quant à tous ses secrets.

— Il a insinué, se corrigea-t-il avec agacement, qu'il comptait te tuer. Il a dit que tu serais bientôt plus là pour te donner en spectacle.

— C'est Tadashi. Peu importe à quel point il en a envie, il serait incapable de le faire, affirma la jeune femme en haussant les épaules malgré sa confusion.

— Non, mais il peut charger quelqu'un de le faire pour lui. J'ai eu la confirmation que c'était bien son intention.

— Comment ? Non, attends, se rattrapa-t-elle lorsqu'elle comprit enfin quelque chose. Si tu m'appelais autant et que t'insistais pour que je décroche... c'était pour vérifier que j'étais toujours vivante ?

Déjà fatigué de lui avoir avoué la vérité, Ran ne prit pas la peine de répondre et préféra boire comme si de rien n'était plutôt que de prendre le risque de subir ses moqueries. Asuga comprit qu'il s'attendait à ce qu'elle parte dans l'une de leurs nombreuses compétitions visant à établir lequel des deux pouvait mettre l'autre mal à l'aise en premier, alors elle arrêta de sourire et songea à ce qu'elle-même avait ressenti lorsque le poignard était apparu dans son champ de vision, ce jour-là - et elle n'avait rien ressenti qu'elle aurait accepté de voir être tourné au comique alors elle se tut.

— Je savais déjà quelle place je voulais que t'occupes dans ma vie, mais c'est quand j'ai entendu ça que j'ai compris que c'était injuste de te demander de récupérer le Shirohebi seule. T'as rien à me prouver.

Comme pour montrer que cette déclaration ne serait pas un sujet de débat, il se releva et s'approcha à nouveau de la table pour se servir un deuxième verre. Seulement, il sous-estimait la capacité qu'avait Asuga pour discuter chaque morceau d'information qu'il pouvait bien lui donner jusqu'à être certaine de bien tout comprendre. Elle n'était pas du genre à se taire, et encore moins pour faire plaisir à un homme. Elle se leva donc à son tour, comme traversée par trop d'émotions à la fois pour garder les membres de son corps ainsi pliés, et lui fit face avec cet air méfiant de personne qui n'avait pas été aimée depuis bien longtemps et pour qui les preuves d'affection n'étaient pas si évidentes.

— Je vous ai trahis, rétorqua-t-elle. J'ai tout à prouver si je veux de cette alliance.

— C'était juste une vengeance inconsciente et mesquine. Je savais pas grand chose de toi il y a quelques semaines mais je savais que tu voulais pas nous nuire, t'avais rien à prouver et c'est toujours le cas aujourd'hui. Je t'ai juste envoyée continuer à subir les humeurs de Tadashi en me disant que tu te débrouillerais pour arrêter ça alors que j'avais le pouvoir de t'aider.

— Ouais mais j'avais merdé, c'est normal que...

— Tu peux arrêter ça ?

Surprise, Asuga ne sut comment réagir à ces mots et ce regard las qu'il baissa vers elle. Ce devait être la première fois qu'il se comportait ainsi avec elle, lui qui semblait d'habitude apprécier sa répartie sans fin et son besoin de dominer la conversation. Cette fois-ci, Ran devait avoir le dernier mot et il l'aurait.

— Tu peux accepter de m'entendre dire que tu mérites mieux que ça ? Je peux pas vraiment prétendre être bien pour toi si je peux même pas t'aider quand j'en ai les moyens, expliqua-t-il. J'avais pas le droit de t'imposer la solitude après avoir appris que t'avais juste voulu fuir ton frère.

— Bah, je m'en suis bien sortie donc...

Il l'interrompit d'un soupir fatigué, peut-être aussi désolé car il l'était ; désolé pour cette fille qui n'avait jamais eu personne pour lui apprendre que tout gérer par elle-même ne marcherait pas toujours. Quand il laissa son verre de côté et vint poser ses mains sur ses épaules, elle le dévisagea avec une confusion qu'il ne lui avait encore jamais connue. À ses yeux, ce ne pouvait pas être si grave, elle était douée et indépendante, elle avait toujours été plus que capable de se débrouiller peu importe les circonstances. Il existait dans sa vie de plus grandes injustices que les conséquences de ses propres actions. Pourtant, quelque chose dans la manière qu'il avait d'insister sur ce point - qu'elle méritait mieux, qu'il voulait l'aider - l'atteignait physiquement, jusque dans sa poitrine où elle eut la soudaine impression qu'on avait gonflé son cœur comme on regonflait un pneu très usé.

— J'aurais pas autant de respect pour toi si t'étais pas du tout capable de te débrouiller toute seule. Mais je peux pas t'appeler ma copine et séparer tes problèmes des miens. C'était égoïste.

Au fil de ses mots, les mains de Ran glissèrent de ses épaules à son visage et il ne le remarqua que lorsqu'elle retrouva ce sourire satisfait de celle qui avait tout gagné, celle qui lui avait un jour promis de le mettre à genoux et qui l'avait laissé sur sa faim durant des mois. Elle n'était peut-être pas certaine de comprendre sa logique, mais elle savait au moins qu'elle le menait par le bout du nez et ne pouvait qu'en être satisfaite.

— Tu es égoïste, je te signale.

— C'était égoïste dans le mauvais sens du terme, se corrigea-t-il.

— Il y en a un bon ?

— Celui qui inclue ton égo aussi.

— Je vois, commenta-t-elle avec amusement. Et tu traites tous les traîtres de cette manière ?

— Non, pouffa-t-il de rire. Première et dernière fois que je me donne autant de mal pour quelqu'un à cause de qui je me suis déjà fait poignarder.

— Donc c'est juste une faiblesse de ta part.

Ce n'était pas une question ; la poser aurait été bête. Ran aurait plutôt eu tendance à se demander comment ne pouvait-elle pas être une faiblesse pour tous ceux qui posaient les yeux sur elle. Elle irradiait de force et d'assurance, partout où elle allait le monde aurait dû l'admirer. En observant attentivement ce visage peu représentatif du danger ambulant qu'elle était, il ne trouva pas un seul élément de sa personne qui ne l'attirait pas et qu'il aurait refusé de vénérer pour peu qu'elle le lui demande. De toutes les addictions possibles sur cette Terre, il avait fallu qu'il choisisse la pire ; plus enivrante que la plus raffinée des liqueurs, plus coriace que la plus illicite des drogues, elle ruinerait sa vie et il l'accepterait sans broncher.

— Peut-être bien.

Visiblement ravie d'avoir repris le dessus sur la conversation et d'être devenue le centre de toute son attention, Asuga le toisa avec ironie.

— Tu vas m'embrasser cette fois-ci ? se moqua-t-elle gentiment.

— J'ai le droit ?

— Ça dépend, j'y gagne quelque chose ?

La taquinerie eut au moins le mérite de le faire rire tandis qu'il attirait son visage vers le sien comme elle l'avait fait des semaines auparavant, plus que satisfait de constater qu'il savait aussi lui retourner l'effet qu'elle lui faisait. Il contempla un instant ces lèvres dont il voulait connaître par cœur le goût et la sensation, dont il avait détesté devoir seulement se souvenir des semaines durant, puis décida qu'ils avaient assez joué et qu'au vu des problèmes qui guettaient Asuga, il n'avait plus le temps ni l'envie de prétendre qu'elle n'était qu'un flirt passager dans sa vie. Ran secoua alors la tête, lassé aussi de cette contemplation passive, et cessa de poser un regard admiratif sur chacun des traits clairs de la jeune femme pour revenir à ses lèvres et ne prononcer qu'une seule phrase avant d'y coller les siennes.

— C'est fini ces jeux là.

D'abord perdue dans l'arôme boisée du whisky qu'ils avaient partagé, Asuga mit une seconde à trouver ce que ce baiser avait étrange ; il était doux. Plus tendre que n'importe quel geste lui ayant été adressé en pratiquement dix-neuf ans d'existence. Ce n'était ni une démonstration de pouvoir ni un moyen de la posséder d'une manière ou d'une autre. Les mains qui tenaient encore son visage le faisaient avec juste assez de force pour trahir à quel point elles avaient attendu ce moment et combien elles n'attendaient aujourd'hui que de pouvoir veiller sur elle, tant et si bien qu'Asuga vint y joindre les siennes pour leur montrer qu'elle était aussi impatiente de les retrouver que déterminée à protéger leur propriétaire. Elle ne voulait plus seulement d'un partenaire de crimes et de flirt infini, elle le sut réellement à cet instant ; elle le voulait lui, elle voulait de ce sentiment réciproque dont on l'avait privée toute sa vie et de cette sensation de ne plus craindre qu'on veuille la changer ou la forcer à se soumettre à tout et n'importe quoi.

Lui-même étonné par cette envie de savourer chaque étape de leur relation qui ne l'avait jamais traversé avec qui que ce soit d'autre, Ran ne fut plus très sûr de savoir formuler une phrase cohérente lorsqu'il prit conscience de ce qu'ils venaient de s'avouer sans même prononcer un mot. Lorsqu'il posa à nouveau les yeux sur elle, quelque chose chez Asuga le troubla plus que quelques secondes auparavant. Son regard était bien moins calculateur, son sourire loin d'être moqueur. Elle éloigna ses doigts de ses propres lèvres dès qu'elle vit qu'il l'avait remarqué, ouvrit la bouche sans parvenir à exprimer ce qu'elle ressentait, et il comprit qu'il ne s'agissait que de gratitude ; la reconnaissance d'une orpheline à qui l'on avait toujours interdit de saisir les mains tendues et qui, pour la première fois de sa vie, se sentit assez en sécurité pour ne plus être la jeune femme dure et exagérément confiante qu'elle se devait d'être pour survivre et assurer la survie de celles qui n'y parvenaient pas seules.

— Si ces jeux sont finis... comment je t'extorque tout ce que je veux ? plaisanta-t-elle alors qu'il était toujours incapable de ne pas la dévisager comme s'il la découvrait seulement aujourd'hui.

Son sourire sincère et la lueur heureuse dont ses yeux aux couleurs d'un océan plus calme que jamais brillaient devaient être addictifs, plus encore que son charisme sans faille car il se surprit à répondre sans une once d'hésitation :

— Demande-moi.

Ne s'éloignant que pour récupérer son verre et le terminer, Asuga eut tout de suite l'air très enthousiasmée par ces nouvelles règles d'un jeu qui n'en était plus un.

— Tout ce que je veux ?

— Ouais, répondit Ran en haussant les épaules. Je crois pas avoir besoin de monnaie d'échange avec ma copine.

— Je veux voir tes tatouages.

L'amusement se lut sur les traits du jeune homme qui, déjà à l'époque à laquelle elle avait vécu sous son toit, n'avait rien manqué des regards curieux qu'elle lançait aux parcelles d'encre noire qui dépassaient de son col et de sa manche.

— Si c'est que ça...

Surprise qu'il accepte si vite, Asuga s'approcha dès qu'il eût enlevé son pull si ample qu'il devait en retrousser les manches pour qu'elles ne tombent pas jusqu'aux quelques bagues qui décoraient ses doigts, même prête à l'aider à faire passer son t-shirt au-dessus de sa tête pour arriver plus vite à la révélation s'il le fallait. Ses mains trouvèrent la peau maculée d'encre dès qu'elles en eurent l'occasion, mais même son immense curiosité ne fut pas assez pour l'empêcher de relever d'un coup d'œil narquois la manière dont il tressaillit à ce contact inhabituel.

C'était un design original, il fallait l'avouer. Pensive, Asuga glissa son index le long de la frontière tracée au centre du torse de Ran et qui séparait la partie gauche de son corps - tatouée - de celle qui n'était qu'une toile que le peintre avait laissée vierge.

— Rindo a l'autre moitié ?

— Mhm.

— Et c'est quoi..?

— Une sorte d'araignée. La tête est là, expliqua-t-il en désignant le devant de son corps, puis les pattes partent...

La jeune femme fit courir sa main libre sur le bras qu'il montra du bout du doigt, puis baissa les yeux et esquissa un sourire en constatant que le reste du dessin disparaissait derrière le matériau de son pantalon. Une main lui releva alors le menton pour l'inviter à rencontrer un regard aussi amusé que le sien.

— Tu peux comprendre que ça me paraîtrait peu équitable de te le montrer en entier maintenant.

— On a le temps, confirma-t-elle d'un baiser trop chaste pour ne pas être donné par provocation en comprenant qu'il n'attendait que de voir un plus de tissu rejoindre son haut sur le sol. Et dans ton dos ?

Là encore, le motif avait été coupé en deux et seule la partie gauche occupait la peau de Ran. Intriguée, elle effleura l'encre du bout de ses doigts et se surprit à ressentir autant de joie de le découvrir que de hâte à l'idée qu'un jour peut-être, elle connaîtrait par cœur les moindres détails de ce dessin comme elle saurait dire avec précision s'il possédait des grains de beauté ou bien des cicatrices et pourrait dresser la liste de tous les gestes capables de lui arracher une quelconque réaction. C'était la première fois qu'elle accordait de l'importance à un contact si innocent, peut-être parce qu'elle avait rarement été enjouée à l'idée de s'engager physiquement avec quelqu'un par le passé. Là, les mains posées contre sa peau, elle put se faire des réflexions que peu auraient un jour l'occasion de se faire à propos du roi de Roppongi ; comme le fait que ses muscles étaient juste assez épais pour marquer leur présence mais qu'il demeurait étonnamment fin pour un jeune homme dont les poings possédaient autant de force, ou bien qu'il était marqué d'une tâche de naissance si légère qu'il fallait être aussi proche qu'elle l'était en cet instant pour la voir, juste sous l'omoplate droit où elle vint brièvement poser ses lèvres sans avoir besoin d'y réfléchir. Les tatouages qu'il partageait avec son cadet devaient être un secret aussi pour la majorité du commun des mortels, mais elle était libre de découvrir leur sens et leur étendue comme elle le voulait.

— Des serpents ? s'étonna-t-elle en comprenant ce que le design entier devait représenter.

— On est presque assortis, t'as vu ?

Ran se retourna lorsqu'il ne sentit plus la chaleur des paumes de la jeune femme posée sur lui. Un air indéchiffrable accroché au visage, elle s'était mise à observer le serpent blanc qu'on avait encré de force dans la peau de son poignet, le même qu'elle partageait avec un bon nombre de personnes dont elle ne voulait pourtant même plus entendre parler. Malgré tout, elle se résigna vite à le lâcher du regard pour ne pas se morfondre sur ses échecs et ne se concentrer que sur l'idée qu'elle aussi donnerait un jour ou l'autre une réelle signification à ce tatouage.

— Je trouve ça cool, dit-elle alors en relevant les yeux vers lui. Le fait que tu les partages avec Rindo, ça leur donne du sens. Et c'est original à voir sur quelqu'un.

Loin d'être dupe quant aux doutes qu'elle avait d'elle-même, Ran recula de quelques pas jusqu'à retourner s'asseoir au bord du lit sans cesser de l'observer. Elle s'était déjà débarrassée de son sweat à capuche, ce qu'il apprécia car le débardeur qu'elle avait mis en dessous dévoilait sa stature droite et ses épaules juste assez larges pour transporter toutes ces responsabilités qui ne la quittaient jamais. En tendant une main vers elle pour attraper gentiment le bas de son haut et l'attirer vers lui, il devina que rien ne séparait son buste du tissu et en profita pour glisser ses doigts juste en dessous, au niveau de sa taille. Le contraste entre sa peau gardée au chaud par les vêtements et celle de ses mains qui n'étaient que tièdes la fit presque tressaillir à son tour mais elle n'en montra rien, avançant docilement jusqu'à devoir placer une jambe de chaque côté des siennes pour se tenir face à lui. Les yeux levés vers Asuga et si près que son menton touchait presque sa poitrine, il esquissa l'un de ces sourires provocateurs qu'elle adorait sans se soucier de ses mains occupées à défaire ses tresses comme elles l'avaient déjà fait par le passé.

— Je veux te voir aussi.

— J'entends pas le mot magique, ironisa-t-elle.

Et elle faillit abandonner les taquineries en le voyant poser ses lèvres contre son sternum, juste au-dessus du col échancré de son débardeur.

— S'il-te-plaît ?

— J'ai pas de tatouage super cool à montrer, tu sais ? prévint-elle. Plus de cicatrices qu'autre chose.

— Et donc ?

— Pas peur de t'ennuyer ?

Sous son haut, l'une des mains de Ran remonta tandis qu'elle tombait à son niveau sans même s'en rendre compte, bientôt agenouillée sur le confort du lit de chaque côté de lui. La question dut sincèrement l'amuser puisqu'elle sentit son sourire narquois même lorsque sa bouche s'empara de la sienne avec juste un peu plus d'impatience que précédemment. Alors que ses doigts encore tièdes trouvaient délicieusement son sein, sa main libre vint éloigner son visage du sien par le menton et le tourner en direction du miroir accroché à côté du lit, pile à leur hauteur. Asuga fut surprise de croiser soudainement son propre regard qu'elle n'avait que très rarement vu si vif, mais s'en détourna vite pour observer Ran à travers leur reflet. Les cheveux encore ondulés d'avoir été gardés tressés toute la journée, il lui jeta un regard plein de satisfaction avant de presser ses lèvres contre sa mâchoire.

— Qu'est-ce que tu racontes ? rétorqua-t-il, parfumant sa peau de son souffle alcoolisé.

Avec sa permission, la main précédemment enfouie sous son vêtement put alors ressortir et en saisir le bas pour le lui enlever en quelques gestes. La vue des quelques fines cicatrices qui ornaient sa peau à divers endroits fut loin de l'ennuyer, le poussa plutôt à la tenir avec plus d'ardeur en songeant à cet avenir qu'il imaginait ; un futur proche dans lequel Tadashi ne pourrait plus rien contre elle et où ils seraient libres de faire savoir à tout le monde ce qu'ils étaient l'un pour l'autre. Cette idée lui traversa agréablement l'esprit tandis que son dos entrait en contact avec les draps et que quelques mèches roses effleuraient son visage. De toute évidence, tout doute l'avait quittée ; l'aisance avec laquelle elle se débarrassa de son propre pantalon et ouvrit la braguette du sien tout en récupérant ses lèvres le lui prouva. L'arrière de son buste était aussi abîmé par endroits, Ran le sentit en y passant ses mains pour les mener jusqu'au maigre élastique de son sous-vêtement qui reposait sur la chair de ses hanches et qu'il ne fit que déplacer de quelques millimètres par pure envie de l'embêter. Malgré tout, même marquée de toutes ces violences passées, elle restait douce, bien plus qu'elle n'en avait l'air à l'extérieur. Certain que ses mains n'avaient jamais touché une peau plus agréable que celle-ci, il ne put s'empêcher de le lui dire, entre deux baisers échangés ; comme elle était belle et combien le surnom trésor lui appartenait.

— Des demandes spécifiques ? questionna-t-il alors qu'elle reprenait son souffle tout près de son oreille, une main glissée entre leurs deux corps pour l'atteindre d'une manière qui ferait à coup sûr fuir cette attitude confiante qui ne le quittait jamais.

Certainement aidée par l'alcool, Asuga n'eut aucun mal à lui adresser un seul ordre, à voix basse comme un secret que personne n'aurait dû entendre à part lui, son sourire audible entre ses mots. La franchise de ces derniers provoqua le rire du jeune homme qui acquiesça néanmoins sans broncher, ravi d'avoir une occasion d'inverser les rôles et de voir à quoi ressemblait Asuga sous lui plutôt qu'au-dessus ; sans surprise, il constata qu'elle était aussi radieuse dans une situation que dans l'autre. Pour se venger de cette main précédemment posée sur lui qui ne lui avait pas apporté un quart de ce qu'il voulait, il plaça malencontreusement l'un de ses genoux entre les jambes de la jeune femme et, dans le mouvement qu'il eût pour l'embrasser à nouveau, se délecta la réaction audible qu'il lui arracha.

— On reprendra notre conversation après, pas vrai ? parvint-elle à demander lorsqu'il lâcha ses lèvres pour s'aventurer plus bas, peu surprise de sentir son sourire moqueur contre sa gorge.

— Si on peut toujours tenir une conversation sérieuse après, j'estime que c'est un échec. Pas toi ?

Ran n'attendait pas une réponse autre que positive, du moins à en juger par la satisfaction qu'il montra lorsqu'elle perdit un instant le fil de la discussion, aussi troublée par la main qui vint remplacer son genou entre ses jambes que par la bouche qui s'attaqua à sa poitrine simultanément. Ils avaient bien le temps de reprendre leur conversation, après tout ; le Shirohebi était en sécurité, surveillé par Noa - ou bien c'était le chaos mais cela l'aiderait à se forger un caractère. Tant pis pour ses responsabilités et tant pis pour Tadashi, elle avait bien le droit de s'accorder un moment loin de ces choses qu'elle détestait et qui la rattraperaient bien assez tôt ; ce fut ce qu'elle se dit, là, tous les sens tournés vers un seul individu, le souffle court et une main enfouie dans les cheveux mi-blonds mi-bruns qui frôlèrent ses cuisses à plusieurs reprises tandis que leur propriétaire s'activait entre elles pour répondre à la demande de l'auto-proclamée - et légitime - nouvelle reine de Roppongi. Pour la première fois de sa vie, elle se ficha bien de ce l'avenir lui réservait.

T'as peut-être raison.

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