chapitre 23

| 31 octobre 2005

— Tu vas rester assis sans rien faire, Kazutora ?

Aussi peinée que le reste de ses amis par les évènements mais assez lucide pour savoir qu'elle ne voulait pas voir sa meilleure amie se mêler à un conflit plus gros qu'elle, Daitan leva une main dans sa direction comme pour lui demander de se taire. Asuga, quant à elle, ne l'avait pas lâchée et ne comptait pas le faire malgré ses tentatives de lui échapper. De toute évidence, une nouvelle catastrophe n'était nécessaire pour personne et la présence de Noa au milieu du chaos n'aiderait en rien à arranger la situation, mais pour ce qui fut sûrement la première fois de sa vie, cette dernière ignora les directives de Daitan et n'arriva pas à se soucier du danger environnant. Comment aurait-elle pu ? Le garçon qu'elle aimait depuis des années venait de s'effondrer, trahi par l'une des personnes à qui il avait offert le plus de loyauté. Kazutora n'avait pas le droit de demeurer immobile, de garder le silence et de prétendre ressentir autant de douleur qu'elle pour cet acte qu'il avait lui-même commis. Il n'avait pas le droit de lui inspirer autant de pitié, de l'empêcher de le détester, c'était injuste.

— Relève-toi ! Dis quelque chose, merde ! T'as trahi ton dernier ami et tu comptes rien dire ?! insista-t-elle, les yeux aussi rouges que le visage. Regarde ce que t'as fait !

Pendant un temps, Daitan se trouva incapable de verser la moindre larme, le visage seulement couvert de plaies et de sang. Ce ne pouvait pas être réel. Takemichi l'avait prévenue et ensemble, ils avaient pu éviter la mort de Baji et la fin du Toman, voilà ce qui était réellement arrivé. Il le fallait, forcément. Pourtant, elle voyait bien Kazutora, percevait toute la confusion et la peur qui émanaient de lui. Son air perdu était le même qu'il avait affiché après avoir accidentellement tué Shinichiro ; elle ne pourrait jamais l'oublier, cet air. Takemichi ne fit rien pour la retenir lorsqu'elle quitta son soutien pour approcher son ancien ami, aussi triste qu'en colère et désespérément en quête de réponses quant à cet avenir terrible qu'on lui promettait et qu'elle n'arrivait pas à changer. Elle voulut l'interpeller comme l'avait fait Noa mais fut coupée dans son élan par Hanma qui se planta face à elle, son éternel sourire goguenard accroché aux lèvres.

— Pousse-toi, grande perche.

— Sinon quoi ? Tu m'as plus l'air très en forme, la Tornade, se moqua-t-il.

Et il devait avoir raison, à en juger par la facilité avec laquelle il put retenir son bras lorsqu'elle voulut le frapper au visage. Finalement, son air joyeux fut presque l'élément déclencheur de la crise de larmes qui la démangeait. Presque, car elle se refusa de craquer devant cette chose qu'elle ne reconnaîtrait jamais comme un être humain et préféra affronter son regard fou avec toute la haine qu'il lui inspirait.

En constatant que Daitan n'était plus en état de faire quoique ce soit, Draken voulut intervenir et ne fut retenu que par l'arrivée inattendue de leur leader. Il aurait pu s'en réjouir s'il n'avait pas été capable de reconnaître cet éclat particulier dans les yeux de son ami, ce regard qui n'avait jamais rien apporté de bon à quiconque le croisait de trop près.

— Mikey..? tenta-t-il bien qu'il ne daigna pas lui donner une miette de son attention.

— Le combat est terminé.

Hanma, qui tenait toujours d'une poigne de fer le bras d'une Daitan épuisée, ne fit rien pour libérer le passage à Mikey, quand bien même il semblait déterminé à ne pas s'arrêter en si bon chemin vers sa cible.

— Comment ça terminé ? Tu te fous de ma gueule ? rit-il. C'est pas à toi de décider ! Et apparemment celle-là veut continuer donc-

Comme Draken, Daitan reconnut l'attitude de Mikey et recula d'un pas dès qu'il l'eût libérée de la prise de son adversaire et envoyé ce dernier au tapis. En temps normal, elle l'aurait remercié et il lui aurait reproché de s'être autant laissée fracasser, puis Baji aurait ajouté une couche à la moquerie et ils auraient pu en rire. Mais aujourd'hui, Baji baignait dans son propre sang, inerte, et Mikey n'avait en tête que l'idée de le faire payer à quelqu'un. Il n'était pas question de rire ni même d'un quelconque sentiment d'amitié, mais bien d'une colère telle qu'elle avait eu le pouvoir de faire s'abattre le silence sur l'ensemble du lieu.

— Tu vois ? C'est fini, répéta-t-il à un Hanma désormais K.O.

Le reste du Valhalla ne se fit pas prier pour prendre la fuite, tous conscients qu'ils n'avaient aucune chance de s'en sortir sans lui. La gorge nouée et les joues trempées de larmes, Noa observa Mikey s'approcher du dernier ennemi encore présent, le même qui avait été l'un de ses meilleurs amis et qui venait de tout gâcher. Sa colère à elle aussi était toujours intacte mais elle ne put s'empêcher de pleurer pour lui autant que pour le Toman dont il venait de briser l'équilibre, alors elle pleura pour cet enfant qui avait foutu sa propre existence en l'air par accident et qui n'était plus qu'un objet facilement manipulable, celui pour qui personne n'avait jamais pris le temps de lui apprendre la confiance et l'amour. Elle n'était pas bête au point de ne pas comprendre la réalité des faits ; Kisaki n'avait certes pas tenu le couteau, mais il était le responsable de toute cette catastrophe, comme il était le responsable de l'emprisonnement de Pachin et serait responsable de tous les futurs maux du Toman. Kazutora, comme le reste d'entre eux, n'avait été qu'un jouet pour lui.

Aucun des fondateurs ne prit plaisir à voir Mikey porter le premier coup à leur ancien camarade, mais aucun ne sut par quel moyen l'en empêcher. Il n'était plus réceptif à leurs mots et personne ici n'était assez fou pour tenter de le retenir par des gestes.

— Si tu sais rien faire d'autre que détruire ce qu'on a de plus précieux, je vais t'anéantir ici et maintenant.

L'accusé se redressa seulement pour recevoir une deuxième offensive capable à elle seule de le coucher. Une main serra sa gorge pour le maintenir en place et bientôt, même le visage tâché de sang de Mikey au dessus de lui devint flou. Captivée par la scène qui n'avait plus rien d'un règlement de compte entre deux gangs distincts, Asuga eut presque l'impression que le gamin acceptait sa sentence. C'était la première fois qu'elle était témoin de ce dont Mikey était capable et tout dans son attitude, de la force de ses coups au regard vide duquel il contemplait sa victime, indiquait qu'il ne s'arrêterait pas avant de lui avoir ôté la vie pour de bon.

À quelques mètres de là, Tadashi venait de se retirer avec ses gars, sûrement désireux de ne pas se retrouver mêlé avec la police une fois de plus. Les autres spectateurs suivirent, même Hansen qui n'avait de toute évidence plus aucune envie de servir de commissaire pour une histoire aussi complexe. Tout ceci ne concernait plus que le Toman. Quand elle vit les frères Haitani quitter leur poste d'observation improvisé pour s'en aller, Asuga fut surprise de croiser le regard très sérieux de Ran. Par une série de gestes discrets, il lui indiqua qu'il l'appellerait plus tard et, l'image de Tadashi lui adressant la parole encore en tête, elle acquiesça avec autant de méfiance que de curiosité.

Ce qui la ramena aux problèmes du Toman fut le silence soudain des fondateurs, puis l'expression hébétée de Noa. Le bruit sourd des coups portés à Kazutora s'était arrêté, et pendant un instant, on n'entendit que le choc des bottes du revenant sur les capots des voitures tandis qu'il les rejoignait enfin sur le sol de poussière.

— Arrête, tu dois bouger le moins possible ! s'inquiéta Chifuyu.

Le menton et le cou plein de sang, le visage pâle et la démarche incertaine, Baji n'eut que faire de ses conseils et ne regarda que Mikey pour lui adresser un sourire presque rassurant.

— C'est sympa de te vénère pour moi... Merci, mec.

— Baji ? fit Noa avant d'apercevoir les traînées rougeâtres qu'il laissait derrière lui à force d'avancer. Chifuyu a raison, tu saignes, arrête de bouger !

— Ouais, je saigne... parvint-il à articuler sans pour autant lever les yeux dans sa direction. Mais j'suis pas mort. Il en faut beaucoup plus que ça pour que je crève.

— Qu'est-ce que tu fous, Raiponce ? intervint Daitan, soucieuse quant à son teint livide et aux grosses gouttes de sueur froide qui coulaient le long de ses tempes. Calme-toi, d'accord ? Quelqu'un peut appeler une ambulance ?

Le ricanement arrogant qu'il voulut lui offrir sonna plus nostalgique que moqueur, empli de plus de regrets que quoi que ce soit d'autre.

— T'as toujours été aux petits soins pour le Toman, toi. J'espère... que tu le seras encore longtemps.

Aussi bien que les autres, Noa vit la lame brillante qu'il extirpa de sa manche et fut incapable de prédire son geste.

— Kazutora... Je te laisserai pas avoir ma mort sur la conscience.

Un coup dans l'abdomen, voilà ce qu'il lui fallait pour mourir enfin, ce pour quoi il s'était maintenu en vie jusqu'ici. Un coup porté par lui-même, dont il serait à jamais le seul responsable et le seul à blâmer.

Si Chifuyu eut la force de réagir rapidement et de rattraper son capitaine dans sa chute, Noa, elle, ne put que protester contre le vent et contre Asuga qui refusait de la laisser s'éloigner d'elle. À juste titre, car même Daitan sut faire preuve d'assez de lucidité pour adresser un signe de tête à la plus âgée en guise de remerciement.

— Mais pourquoi tu me lâches pas, bordel ?! se débatit-elle dans tout le pathétisme dont elle était capable.

— Je fais ça pour toi, crois-moi. Il y a un mort, là, t'as pas envie de te retrouver mêlée à tout ça quand la police débarquera. On devrait partir.

Noa voulut lui hurler qu'il n'existait pas de “on”, qu'elle n'était personne à ses yeux et qu'elle n'avait aucun droit de décréter ce qui était bien pour elle et ce qui ne l'était pas, mais aucun mot cohérent ne parvint à quitter la barrière de ses lèvres tremblotantes. Fermement retenue par cette femme dont elle ne savait rien mais qui s'était mis en tête l'idée de la protéger, elle n'eut ni le droit d'approcher, ni celui de tomber à genoux comme son corps la suppliait de le faire. Pourquoi Daitan le pouvait-elle, elle ? Pourquoi se trouvait-elle agenouillée aux côtés de Baji, pourquoi avait-elle le droit de le voir de près une dernière fois et d'entendre ses derniers mots depuis le premier rang ? Était-ce encore une punition pour la faiblesse qui habitait Noa ?

— Cet enfoiré de Kisaki... sera jamais le chef de la troisième division, décréta Baji avec difficulté alors que seuls Chifuyu, Takemichi et Daitan pouvaient l'entendre clairement. Le Toman, on l'a fondé à six. Peu importe ce qui se passe... Pachin sera toujours le seul et unique chef de la troisième division ! Pachin, Mitsuya, Draken, Mikey, Kazutora... Vous, les fondateurs du Toman... et les deux intruses, ajouta-t-il dans un rire étouffé qui lui fit recracher toujours plus de sang. Vous êtes ce que j'ai de plus précieux.

Daitan ne trouva aucun mot pour exprimer la douleur qu'était celle de perdre son meilleur ami, et celle de devoir supporter les pleurs de Noa qu'elle pouvait entendre d'ici. Alors qu'il reposait au sol, maintenu avec attention par Chifuyu, l'adolescente saisit son avant-bras et esquissa un piteux sourire en constatant qu'il faisait de son mieux pour lui rendre cette accolade de fortune. Leur revinrent alors tous les souvenirs qui avaient constitué cette amitié, la première amitié que Daitan eut connue. Tout le temps qu'elle avait passé au dojo, celui qu'elle avait passé chez lui, l'enthousiasme dont il avait fait preuve pour convaincre les fondateurs qu'elle méritait sa place dans le Toman, qu'ils devaient se débrouiller pour lui trouver une moto malgré ses économies manquantes. Si on posait la question à Mikey, il dirait toujours que Daitan n'était membre du Toman que parce qu'il l'avait décidé, mais Baji avait été le premier à envisager l'idée. Sur tous les points, il était à l'origine de toute cette aventure.

— J'ai essayé de résoudre le problème tout seul... mais je crois que c'est foutu, se résigna-t-il. Je me suis suicidé. Mikey a aucune raison de buter Kazutora.

Comme pour confirmer que sa décision avait été la bonne, un visage familier apparut au-dessus du mourant. Un visage orné d'un sourire mature et bienveillant, aimé de tous et ayant fané bien trop tôt. Avec ironie, il se mélangea au visage et à la faiblesse d'un autre, bien moins populaire mais qui serait un jour ou l'autre lui aussi respecté et admiré par beaucoup.

— Ça y est les gars, je commence à halluciner, plaisanta Baji tandis qu'une énième larme aussi coupable que soulagée roulait le long de sa tempe. Takemichi... tu ressembles à Shinichiro, tu sais ? Je laisse Mikey et le Toman... entre tes mains. Toi, ajouta-t-il en usant de ses dernières forces pour serrer l'avant-bras de Daitan, j'ai tout foiré et je t'attendrai pour qu'on règle ça à la loyale, mais en attendant... fais attention à Noa.

— Je veillerai toujours sur elle, affirma-t-elle. Tu me connais.

Baji partit un instant plus tard, juste après avoir échangé ses derniers mots avec Chifuyu. Il le fit avec cette pensée bien en tête, celle que cet étrange Takemichi Hanagaki, porteur de la même douceur que Shinichiro, veillerait sur Mikey et que Noa ne serait jamais livrée à elle-même. À genoux dans la terre et la main bêtement posée sur l'avant-bras de son meilleur ami qui avait définitivement lâché le sien, Daitan prit conscience de l'impuissance qui l'habitait. Elle ne pouvait rien faire, ni pour Chifuyu qui hurla toute sa peine sans avoir la force de se soucier du reste, ni pour Kazutora qui n'avait aucun moyen d'échapper à la colère de Mikey, ni même pour lui qui était incapable de ne pas réagir impulsivement à une perte de plus, lui qu'elle aimait mais ne savait comment sauver.

Et Baji avait beau être parti avec en tête la paisible idée que Daitan jouerait correctement son rôle, lorsqu'elle releva la tête en espérant poser son regard plein de larmes sur une Noa plus que dévastée et qu'elle ne l'aperçut nulle part, elle sut qu'elle avait déjà échoué.

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Dans une rue écartée de l'arrondissement de Shibuya, les sanglots incontrôlables d'une enfant brisée laissèrent place à un cri de rage trop longtemps réprimé. Jamais cette enfant n'avait levé la main sur qui que ce soit, jamais même un quelconque sentiment de haine ne l'avait traversée. Mais aujourd'hui, la prise de cette quasi inconnue sur son poignet et l'injuste distance qu'on lui imposait entre elle et le garçon qu'elle aimait eurent raison d'elle et, sans réfléchir, après avoir hurlé une énième fois à Asuga de la relâcher, elle abattit son poing contre le bras de la plus âgée, de toutes ses forces.

— Oulah, fit cette dernière. Bordel, il fait mal celui-là ! Pourquoi t'as fait ça ?

— Parce que je veux que tu me lâches, gronda Noa tout en étant certaine qu'elle n'avait jamais fait preuve d'autant de hargne de son entière existence. Je veux que tu me lâches, pauvre conne, tu comprends ça ?!

Asuga prit une seconde - juste une - pour observer le visage inondé de larmes de l'adolescente. Elle était dans un bien sale état, n'avait plus rien de la jolie jeune fille un peu maladroite et naïve qui lui avait été présentée plus tôt dans le mois. Mais au-delà de ça, ce furent ses yeux qui l'inquiétèrent. Des fous et des dangers ambulants, Asuga en avait connus, mais elle n'avait que rarement vu autant de haine contenue en un seul regard.

— Et pourquoi je ferais ça, hein ? Tu l'as vu, il est mort. La seule chose qui t'attend là-bas, c'est la police. Tu veux avoir des problèmes en plus d'avoir perdu ton copain ?

— Mais qu'est-ce que ça peut te faire ? T'es qu'une connasse égoïste capable de s'amuser du malheur des autres, pas vrai ? cracha Noa. Tu me l'as dit, tu veux voir le Toman s'effondrer toi aussi ! T'es contente de ce qui arrive, alors pourquoi tu fais semblant ?

— Tu parles beaucoup, décidément. On aura le temps de discuter quand on sera loin d'ici, donc avance et me fais pas chier, d'accord ? fit Asuga avant de se retourner pour partir, comme pressée de ne plus avoir à la regarder en face.

— Non !

Cette fois-ci, le poing de Noa l'atteignit à l'épaule, et avec bien plus de force que cette tentative de gifle à laquelle elle avait assisté deux semaines auparavant. Quand elle le releva avec l'objectif de frapper à nouveau, l'effrontée fut arrêtée par la main libre de sa geôlière et rencontra son regard désormais très sérieux. Les deux mains bloquées et forcée de faire face à ces orbes céruléennes qui lui donnaient l'impression de pouvoir analyser des choses dont même elle n'avait pas conscience, Noa se sentit soudainement plus triste que colérique.

— T'as la haine, t'es anéantie, j'ai bien compris. Mais tu crois vraiment que c'est à moi que tu dois montrer cette force-là ? J'ai pas tué ce petit, je suis même pas contente qu'il soit mort et crois-moi, ce que je fais là a rien d'égoïste. Pose-toi les bonnes questions. Qu'est-ce que tu veux vraiment faire de cette haine, gamine ? Parce que c'est clairement pas moi que tu détestes pour tout ça.

Prise au dépourvu par la question, la petite brune ouvrit la bouche et dut la refermer instantanément par peur de fondre en larmes une nouvelle fois. Ce qu'elle voulait faire ? Elle voulait plus que tout que le sol s'ouvre sous ses pieds et l'engloutisse toute entière, qu'une voiture lui fonce dessus ou bien qu'on la pousse sous les rails d'un train, qu'on lui donne une raison de se sentir comme si la vie l'avait quittée et qu'elle ne respirerait plus jamais correctement. Elle voulait disparaître et ne plus jamais être retrouvée, s'enterrer vivante avec sa colère, sa tristesse et son incompétence plutôt que de les voir à nouveau nuire à des gens qui ne lui voulaient que du bien.

Une envie, pourtant, persistait ; clignotait comme un voyant rouge écarlate illuminé dans un coin de son esprit, de plus en plus vif à chaque seconde qui passait et la rapprochait un peu plus de sa réponse. La seule option qui lui permettrait d'expliquer le fait qu'elle existait encore après avoir fait preuve d'une telle inutilité.

— Je veux...

Noa n'était pas forte. Pas comme Asuga et Daitan l'étaient, du moins. Elle ne savait pas tenir droit sur ses deux pieds, la tête haute, le regard fier, et annoncer ainsi ce qu'elle voulait et ce qu'elle aurait. Ironiquement, ce constat fut ce qui provoqua une nouvelle série de sanglots, emplie de plus de désespoir que la précédente. Enfin, on autorisa à son corps de la lâcher et ses genoux vinrent cogner le goudron tandis qu'elle cherchait à articuler cette phrase, cette simple phrase à laquelle elle devait croire ; cette phrase qui dicterait son entière existence pour les mois à venir.

— Je veux voir Kisaki mort.

Pendant un moment, Asuga ne dit rien et Noa n'osa pas relever les yeux vers elle pour se faire une idée de ce qu'elle pensait de cette résolution. Puis, jusqu'alors focalisée sur le sol pour éviter de regarder quoique ce soit d'autre, elle l'entendit bouger, la vit se mettre à sa hauteur et sentit un index relever son menton. Les prunelles azur qui lui firent face ensuite ne lui rappelèrent en rien celles qui l'avait sondée de fond en combles plus tôt, qui intimidaient quiconque les croisaient de trop près. Celles-ci étaient teintées de ce qu'elle identifia comme étant de la compassion et une certaine forme de peine, et ne ressemblaient pas à l'image d'Asuga qui existait dans sa tête.

— C'est ce que tu veux ?

Noa confirma son nouvel objectif d'un hochement de tête pathétique tandis qu'Asuga recouvrait sa main libre de sa manche pour essayer ses joues mouillées dans un geste trop bienveillant pour lui correspondre.

— Alors c'est ce que tu auras. Je t'aiderai.

— Pourquoi tu fais ça ?

Cette question, qu'elle avait posée quelques instants auparavant avec la volonté de blesser, sortit cette fois avec seule une once de confusion et un brin de curiosité. Quelle raison particulière pouvait bien pousser une jeune femme aussi indépendante et impulsive qu'Asuga à l'aider, elle, une gamine qui n'avait jamais été activement délinquante et ne pouvait pas se défendre même face au plus faible des adversaires ?

— Tu me rappelles quelqu'un.

— Ah ? fit faiblement Noa, presque avec moquerie. Qui ça ?

Un sourire joua sur les lèvres d'Asuga. Compréhensif, tendre et, pour une raison inexplicable, rassurant ; le genre de sourire qu'elle-même avait longtemps rêvé de recevoir pour contrecarrer tous les faux dont son aîné la couvrait. Qui lui rappelait-elle ? C'était une question à laquelle elle avait réfléchi dès leur première rencontre. Courageuse malgré le fait qu'on lui avait enfoncé dans le crâne l'idée qu'elle était inoffensive, désireuse de ne pas rester passive même en partant de zéro, profondément aimante même après avoir grandi sans amour... À travers les iris chocolat et les tâches de rousseur de Noa, Asuga pouvait voir cette petite fille aux grands yeux bleus qui ne rêvait que d'une famille et de protéger le peu qui lui était cher de celui qui ne lui avait jamais rien laissé passer ; son Kisaki personnel. Ainsi, elle lui répondit presque avec humour, à ce miroir tendu qui la briserait lui aussi un jour et non l'inverse.

Moi.

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