Chapitre 29

Les semaines passèrent avec une lenteur presque douloureuse.

Pour remédier à cela, Tsunade a passé son temps à m'envoyer sur des missions de rang moyen en compagnie de Lee, et cela a au moins aidé à ne pas trop ressasser ce qu'il s'était passé dans la chambre d'hôpital de Kakashi-sensei.

Il s'agissait, la plupart du temps, de simples missions de surveillance ou d'escorte, que nous parvenions généralement à boucler sans aucun incident. J'avais encore la vague impression que notre Hokage avait encore du mal à me donner la charge d'une tâche qui impliquait nécessairement de se confronter à un ennemi réel, mais je comprenais.

A vrai dire, je n'étais pas sûre d'être encore prête à gérer ça.

Depuis que j'avais repris les missions de manière régulière, nous n'étions tombés qu'une seule fois sur le chemin de ninjas d'un pays ennemi. La confrontation avait été brusque, mais j'avais réussi à m'en sortir avec seulement quelques bleus et égratignures. J'avais ressenti la même vague panique que lorsque nous étions tombés entre les griffes de ces bandits, Kakashi-sensei et moi, lors de ma première mission après avoir perdu mon ouïe. Et pourtant, j'avais géré cette anxiété morbide qui ne m'avais tenue paralysée durant quelques secondes, avant que je ne prenne part au combat à la suite de Lee, dont les manières folles avaient légèrement déboussolé nos ennemis. Ces derniers étaient néanmoins infiniment plus forts que nous, et nous avions trouvés un moyen ingénieux de nous enfuir en les paralysant momentanément.

Je sentais la différence, néanmoins. J'avais ressenti l'efficacité de mes réflexes qui s'étaient affutés en faisant fi de ma surdité. Mes mouvements étaient presque redevenus aussi instinctifs et inconscients que lorsque j'entendais encore, alors que je mettais toutes mes compétences sur le dos de l'ouïe fine que j'avais autrefois.

Mon corps avait presque totalement compensé la perte de ce sens, s'était adapté à ceux qui me restaient encore. Cette révélation m'avait un peu secouée et avait gonflé mon cœur d'espoir.

J'étais en train de m'habituer. De m'habituer à vivre, combattre, parler en silence, et plus le temps passait, moins cela me paraissait insurmontable.

Je m'attendais de moins en moins à ce que mes oreilles se débouchent comme par magie. C'est une chose que je guettais à chaque seconde, les premiers temps après mon accident. Je me disais, le soir, en m'endormant : « Demain, c'est sûr, c'est le chant des oiseaux qui va me réveiller ! ». Et je crois que j'en avais marre de souffrir du fait que ça n'est jamais arrivé.

J'avais même commencé à me dire que vivre le reste de ma vie au cœur d'un monde qui ne faisait plus aucun bruit était en fin de compte envisageable. Réalisable. Et que peut-être, dans quelques années, lorsque la surdité ferait alors complètement partie de mon existence, ne plus me souvenir du timbre exact de la voix des gens qui me parlaient ne fera même plus mal.

Je l'espérais de tout mon cœur. Et je crois que j'étais en bonne voie, que j'étais en train de me diriger assez profondément sur le chemin aventureux de l'acceptation.

C'est avec cette résolution dans la tête que j'étais en train de traverser l'avenue marchande de Konoha, baignée sous un soleil doux d'automne, partiellement remplie de passants et de commerçants. Je réalisai qu'un certain Rock Lee exerçait une sacrée influence sur moi lorsque je me jetai le défi en pensées de réussir à marcher seule en plein milieu de cette rue d'un pas allant sous peine de faire cent tours de terrains en cas d'échec.

J'eus un petit sourire amusé à cette réflexion qui m'aida à poser mon premier pas sur les dalles polies du chemin entre les maisons. Et puis, je fus frappée par un souvenir, qui concernait une fois de plus un certain homme aux cheveux argentés, qui m'avait aidée à traverser une rue semblable à celle-ci, un soir, en me tenant la main pour la première fois.

Cette pensée me rendit mélancolique, envahie d'une certaine nostalgie qui pouvait ressembler à celles qui nous faisaient parfois regretter l'insouciance de l'enfance. J'avais l'impression que ce temps avait appartenu à une tout autre époque, où les choses dans ma tête étaient si désordonnés tandis que mon sensei incarnait un pilier stable dans ma tentative de sortir la tête hors de l'eau. C'était étrange de regretter ce temps-là, alors que j'avais fini par me convaincre enfin que le silence n'allait pas me noyer. Mais c'était au tour de Kakashi-sensei d'afficher un comportement bancal et j'en étais presque amenée à regretter ma détresse mentale d'il y a un an, où je ne voyais pas celle qui habitait peut-être le Ninja Copieur.

Plongée dans mes pensées, je ne m'étais pas rendue compte que j'avais traversé la moitié de l'allée noire de monde. Alors que mon cerveau commençait à s'en rendre compte et faisait réagir le rythme de mon cœur en conséquence, je reconnus les traits ennuyés d'un certain génie aux cheveux noirs que j'avais appris à connaître à travers un jeu de société.

Voir un visage familier au milieu du défi que je m'étais lancée me paraissait être un peu de la triche, mais je ne pus m'empêcher de me diriger vers le réconfort que cela m'apportait malgré moi.

Shikamaru me repéra avant que je n'arrive à son niveau et me fit un salut de la main. C'était drôle, parce que ses traits étaient passés de profondément blasés à illuminés à l'instant où il m'avait reconnu.

- Ça fait bizarre, je ne t'ai jamais vu autre part que sur ce perron, plaisantai-je en guise de salutation. Je ne savais pas que tu avais une vie en dehors du shôgi.

« Ahah, très drôle, » râla paresseusement le jeune Nara qui arbora une fausse moue irritée. « Et toi, t'as pas la langue dans ta poche, pour une sou... »

Une jeune fille blonde qui se tenait juste à côté bouscula Shikamaru qui ouvrit la bouche dans ce qui sembla être un râle indigné à la place de la fin de sa phrase. La nouvelle venue pencha son visage très près du mien pour m'observer minutieusement de ses yeux d'un bleu très clair et je déglutis devant une telle proximité de la part d'une totale inconnue.

« Alors, c'est toi la copine de shôgi de Shikamaru ? » je lus sur ses lèvres et son demi-sourire me fit imaginer un ton taquin. « Je me demandais quand est-ce qu'il allait enfin te présenter, il arrête pas de nous parler de toi... »

Ce fut au tour du jeune homme de la pousser.

« Ferme-là, Ino ! »

Le jeune Nara semblait très embarrassé et ça me fit rire. C'est un côté de lui que je n'avais pas forcément eu l'occasion d'observer derrière un plateau de jeu.

Je remarquai alors un autre garçon aux longs cheveux châtains qui se tenait à côté, et qui m'observait avec minutie tout se goinfrant du paquet de chips qu'il avait entre les mains.

« C'est marrant, Shikamaru, » commença-t-il et mon regard vola vers ses lèvres pleines de miettes pour le comprendre. « Tu... Eh, mais pourquoi elle regarde ma bouche comme ça ? J'ai une saleté ? »

J'eus envie de pouffer de rire mais me retenais. Il avait l'air gentil, ce garçon aux joues rondes, et je lui imaginais une voix souple et tempérée.

« Elle lit juste sur tes lèvres, Chôji » je parvins à attraper les mots sur le visage de Shikamaru dans mon champ de vision. « Et ouais, t'as des miettes partout. T'es vraiment dégueu. »

Le dénommé Chôji se contenta de former un grand « O » avec ses lèvres avant de se retourner vers moi.

« Oh. Tu veux des chips ? »

Il me tendit gentiment son paquet sous mon nez et quelque chose dans son indifférence profonde envers mon handicap me fit plaisir. Je refusais gentiment, avant de me présenter plus décemment à Ino et à Chôji. J'appris alors qu'ils étaient tous les trois de la même équipe depuis qu'ils étaient genin, sous le commandement d'Asuma-sensei. Le groupe s'était un peu éparpillé depuis que Shikamaru était devenu Jônin et avait pris lui-même la tête des unités avec lesquels il partait en mission, mais ces trois-là semblaient très unis, envers et contre tout. Ça se voyait dans la plus minime de leurs interactions.

Ino me posa des questions très indiscrètes sur ma surdité qui me rappela un peu le franc parler de son sensei, tandis que Shikamaru passait son temps à critiquer son indélicatesse et que Chôji me demandait entre temps si j'avais faim et si on ne pouvait pas, tant qu'à faire, se diriger vers le restaurant de dangos.

Ils étaient sympas, avec leurs personnalités si divergentes et pourtant si complémentaires. Je me rendis compte que depuis l'héritier du clan Nara, je n'avais pas vraiment rencontré de nouvelles personnes et que j'avais toujours une méconnaissance incroyable des gens de la génération de Naruto, Sakura et Shikamaru, alors que c'était eux qui peuplaient en grande partie ma vie dorénavant. J'étais contente de voir de nouvelles têtes, et surtout de réaliser que leur absence de voix propre dans mon esprit n'était pas si dérangeante si je prenais le temps de leur en inventer une.

Lorsque le trio décréta qu'il était temps de bouger, Shikamaru me lança un regard lucide lorsqu'il me vit lorgner la foule avec anxiété.

« Tu veux que je t'accompagne ? » demanda-t-il alors avec une expression gênée, comme s'il avait eu du mal à faire sortir ces mots de sa bouche.

Je vis Ino pouffer dans sa main et Chôgi sourire discrètement. En ignorant leurs réactions idiotes qui m'amusaient malgré moi, je leur dis au revoir avant de m'enfoncer dans la foule, Shikamaru sur les talons.

Mon défi lancé à moi-même était définitivement raté.

Mais ce n'était pas grave. La présence amicale du jeune Nara à côté de moi effaçait quelque peu la pression de tous ces gens silencieux autour de nous et c'était plus que secourable.

Tenter de dépasser cette phobie sera pour une autre fois.

La conversation était facile avec Shikamaru. C'était étrange de lui parler dans un autre contexte qu'autour d'un plateau, mais je me rendais compte que ça faisait du bien de passer du temps avec son esprit éveillé, où que ce soit. Cela changeait un peu de Naruto et Rock Lee qui étaient adorables, certes, mais avec lesquels il était peu probable d'avoir une conversation qui ne se résumait pas au terrain d'entraînement ou aux ramen de chez Ichiraku.

Alors que je riais face à un nouveau râle de mon acolyte qui critiquait le caractère « galère » d'être toujours occupé lorsqu'on était un jônin de Konoha, un éclat argenté tout au bout de la rue attira mon regard.

Je me raidis un peu, en voyant Kakashi-sensei fendre la foule dans le sens inverse où nous le faisions, et en réalisant qu'il était indéniable que nous allions nous croiser. Il portait sa tenue habituelle de Jônin, et son nez était profondément enterré dans son bouquin orange, et pourtant, je me doutais qu'il m'avait remarqué aussi.

Je ne l'avais pas revu depuis... Eh bien cette nuit-là, à l'hôpital. Je me doutais qu'il était guéri depuis longtemps, à présent, mais ni lui ni moi n'avions cherché à nous revoir pendant les semaines qui étaient passées. Nous avions repris ce jeu d'évitement perpétuel, qui me faisait mal et me laissait avec mes incertitudes, mais je ne pouvais pas me permettre de déraper une nouvelle fois. Et au moins, il n'envoyait plus Pakkun à ma suite pour me tenir à l'œil.

Le souci, c'était que nous étions à présent enfermés dans une foule, et rebrousser chemin devant les yeux lucides de Shikamaru serait trop louche. Je me doutais que sa foutue intelligence lui permettrait de comprendre que « cette histoire de mecs » dont nous avions parlé la dernière fois concernait mon sensei, et je n'avais pas franchement envie qu'il le sache.

D'ailleurs, ce dernier avait senti la tension qui m'habitait soudainement et s'était arrêté en même temps que je l'avais fait au milieu de la rue bondée.

« Ça va ? » il demanda, un sourcil levé, et à ma plus grande surprise, il posa une main bienveillante sur mon épaule pour appuyer son inquiétude à propos de mon comportement agité.

C'est à ce moment que Kakashi passa à côté de nous. Je tombai dans son œil sombre alors que je le saluai pour la forme et ainsi ne pas éveiller les soupçons de Shikamaru, et il me répondit d'un simple hochement de tête avant de se détourner et de disparaître dans la foule derrière nous.

Néanmoins, j'avais vu l'électricité qui débordait de sa pupille sombre, qui m'avait littéralement clouée sur place. C'est le cœur battant d'adoration à sa simple vision que je me demandais si cette charge lumineuse qui avait trainé dans son regard sur moi était une bonne chose ou non.

Shikamaru me fit revenir sur terre en resserrant sa prise sur mon épaule. Je secouai la tête avant de lui offrir un sourire contrit, qui je l'espérai, cachait mon trouble à propos du Jônin aux cheveux argentés.

- Désolée... Être dans une foule qui ne fait aucun bruit me perturbe encore, je lui sortais cette excuse qui était valable dans tous les cas à part celui-ci.

Le jeune Nara goba mon mensonge comme si je le lui avais donné à la petite cuillère.

« Oh... » Il sembla réfléchir une fraction de seconde avant de me proposer : « Tu veux que je te décrive ce qu'on entend ? »

Je clignai des yeux de surprise, Kakashi disparaissant momentanément de mon esprit sur le coup.

Je n'avais jamais pensé à ça.

J'acceptai avec une curiosité nouvelle et Shikamaru sourit avant de balayer la foule du regard, comme pour s'imprégner du bruit qu'elle faisait pour ensuite me le traduire avec des mots que je lirai sur ses lèvres.

« Eh bien... » commença-t-il, et il semblait presque aussi joyeux que moi à l'idée de me décrire ce qu'il entendait, « c'est bruyant, tu te doutes. Du blabla partout, un mélange de conversations désarticulées par le nombre, c'est assez, hum, assourdissant, si j'ose dire. Honnêtement, c'est plus désagréable qu'autre chose... Tu vois le marchand, là-bas ? Il arrête pas de hurler derrière son stand pour que des abrutis viennent lui acheter ses babioles, il a une voix nasillarde à t'en crever les oreilles. Je t'assure qu'on l'entend plus que les gens qui sont en train de parler autour de nous ! C'est vraiment chiant. Ensuite... »

Je buvais ses mots, sans m'arrêter. Il semblait trouver les bons termes pour que j'imagine instantanément les détails qu'il apportait au monde sonore qui n'existait que dans ma propre tête, qu'il complétait, modifiait, ajustait. Il semblait doué pour ça.

C'était passionnant. Rafraîchissant. Ça faisait du bien, d'être dans un endroit où je savais exactement quels bruits s'en dégageaient sans pourtant les entendre. Ça me faisait moins peur.

Shikamaru m'accompagna dans les rues du village toute l'après-midi, sans cesser de me décrire chaque voix qui y trainait, chaque bruissement dans le feuillage des arbres devant lesquels nous passions, chaque chant d'oiseaux qui volaient parfois au-dessus de nos têtes.

C'était comme lire un livre sur les lèvres de quelqu'un.

Ce jour-là, ma tête fut pleine de sons si bien détaillés que j'avais l'impression de les entendre moi-même.

Mon silence disparut momentanément, pour la première fois.


***


Il était rare qu'il pleuve autant à Konoha. C'était un village où le soleil avait tendance à briller pratiquement tous les jours de l'année, laissant souvent tomber un simple crachin les soirs d'été, juste histoire d'apaiser la terre craquelée par la chaleur.

Ce qui était d'autant plus étonnant, c'est que le ciel pleure ainsi en une journée comme celle-ci. Comme s'il savait exactement quel jour on était, et qu'il réagissait en conséquence.

Aujourd'hui, c'était le jour de commémoration de la fin de la Troisième Grande Guerre Ninja. C'était une journée un peu bizarre pour tout le monde ; certains la passaient à faire la fête, honorant cette date où la guerre meurtrière avait pris fin. D'autres noyaient leur chagrin dans un verre posé sur le comptoir, seuls au bar, sans que personne ne vienne les déranger dans les souvenirs douloureux que ce jour rappelait.

Tout le monde sentait cette chose dans l'air, qui disait que c'était un jour spécial. Personne n'y était indifférent. Ça se voyait sur les visages de chaque être humain qui hantait ce village, shinobis comme civils. Tout le monde avait perdu quelqu'un lors de cette guerre. Elle était vieille et récente à la fois.

On faisait comme si de rien était, mais tout le monde savait. C'était... particulier, comme vingt-quatre heures. On attendait que ça se termine, et ensuite, la vie continuait.

Et cette sensation étrange dans l'atmosphère, alors que je regardais la pluie tomber sans relâche par la fenêtre, je la ressentais aussi malgré moi.

J'étais une toute petite enfant quand le conflit avait pris fin. Mais il a suffi à me prendre mes parents. Je n'avais pas de regrets ; je ne me souvenais plus d'eux. Mais s'il y avait bien un jour pour honorer ceux qui m'avaient permis de contempler cette pluie, c'était celui-ci.

Et le déluge ne m'empêcha pas de sortir dans les rues désertes de Konoha, en cette fin d'après-midi. Il était l'heure d'aller les voir. C'était un peu une tradition que je m'étais imposée à moi-même, et je n'avais aucun droit d'y défaillir. Et puis, ça faisait longtemps que je n'étais pas allée au cimetière. Depuis que le silence s'était fait moins pesant, je ne trouvais plus trop de réconfort dans la compagnie de pierres tombales.

Mes vêtements étaient déjà imbibés d'eau au bout de quelques minutes seulement passées à l'extérieur. Le ciel était si sombre, les nuages si menaçants, qu'ils ne laissaient passer aucune lumière. On aurait dit que la nuit noire n'avait pas laissé le jour se lever, ce matin.

Vite arrivée dans les rangées de tombes, je demeurai un moment devant la pierre un peu noircie par le temps. J'avais acheté des fleurs en prévision chez les Yamanaka, et maintenant que je connaissais un peu Ino, elle m'avait fait un prix. Mais la violence des gouttes qui tombaient du ciel détacha une à une les pétales du bouquet qui se retrouva bien vite déplumé contre la pierre. Tant pis, ce n'était pas si grave ; les morts s'en fichaient bien, des fleurs, de toute façon.

Dans ce cimetière, il était toujours difficile de compter le temps. On pouvait y passer deux minutes en pensant y avoir traîné des heures, et les heures passaient parfois en quelques minutes. Ainsi, au moment où relevai finalement les yeux des écritures inscrite sur le marbre devant moi, je n'avais aucune idée du temps qu'avait duré mon moment de contemplation. Je ne pouvais même pas le déduire au niveau d'humidité qu'avaient pris mes vêtements ; la pluie tombait tellement fort. J'imaginais facilement le clapotis assourdissant qu'elle pouvait faire, au milieu du silence de la légère brume qui s'élevait du sol frais.

L'eau me donnait l'impression d'avoir infiltré mes os, ainsi je décidais qu'il était temps de rentrer. Mais en passant le portail du cimetière, je la sentis.

Elle était là bien avant que ne vienne ici. Je l'avais repérée dès le début, mais ignorée. Ce n'était pas le moment. Et pourtant, elle avait été comme un bruit de fond tout le temps où j'honorais mes parents, serrant un peu ma poitrine, me donnant l'impression qu'il y avait un point chaud, là juste dans mon dos. C'est comme si elle était immuable dans l'air, qu'elle n'avait jamais quitté ce cimetière.

Cette présence. Et oh, comme je la connaissais si bien, maintenant.

Elle me faisait penser à la forêt pendant un orage, fraîche, humide, électrisante. Elle s'accordait bien avec le ciel, à ce moment-là.

Et malgré tous mes efforts pour passer à côté, pour l'esquiver, pour ne pas me laisser résolument attirer, je ne pus empêcher mes pas de me diriger vers elle. Je la suivais comme on sent une odeur de nourriture qui cuit dans la casserole alors qu'on meurt de faim.

Et je crois que j'avais faim de cette présence-là.

Il me fallut peu de temps pour arriver dans la clairière où la stèle des héros de guerre trônait là, en son milieu, luisante par les torrents de pluie qui glissaient sur elle.

Et il y avait un homme, juste devant, qui la contemplait.

J'étais certaine que Kakashi m'avait repérée depuis longtemps aussi. Et pourtant, alors que j'entrai dans la clairière sans particulièrement me cacher, il ne donna aucun signe d'avoir senti ma présence. C'est comme si j'étais un fantôme. Ou que lui en était un, je ne savais pas.

Il était immobile comme une pierre, les épaules basses, la pluie lui tombant dessus avec fracas sans même qu'il ne semble s'en apercevoir. Sur son dos tourné vers moi, je voyais sa veste pare-balle imbibée d'eau qui avait adopté un vert aussi sombre que les profondeurs d'une forêt. Pourtant, je savais que ce vêtement était conçu pour être imperméable.

Il avait l'air d'être là depuis une éternité. Et il y a quelque chose là-dedans qui me fit peur, tout au fond de moi.

Une peur pour lui. Tout à fait irrationnelle, et pourtant une peur qui était bien là, alors que je regardais de loin l'argenté de ses cheveux devenu presque blanc au milieu de la grisaille environnante.

- Kakashi-sensei ?

J'avais parlé doucement, et même sous la cacophonie que devait produire cette pluie torrentielle, je savais qu'il m'avait parfaitement entendue. Mais il ne réagit pas.

J'hésitai un moment. J'avais l'impression que ce ne serait pas une bonne idée de m'approcher. Comme si je viendrais troubler un moment important, une intimité que je ne saisissais pas. Surtout lors d'un jour pareil, je n'avais pas le droit de déranger son discours silencieux envers les morts qu'il était venu saluer.

Et pourtant... Je ne pouvais pas repartir non plus. Faire machine arrière comme si de rien était, comme si je n'avais pas vu le chagrin immense qui se dégageait de ce que je voyais, sans même essayer d'aider, de soulager une once de cette peine, même si je n'en avais pas le pouvoir. C'était impensable.

Alors, je mis un pied devant l'autre sans vraiment m'en rendre compte, avec une réserve soutenue, comme si le Ninja Copieur risquait de se retourner subitement et de m'envoyer un kunaï dans le cœur. J'arrivai à sa hauteur avec une prudence infinie, et lorsque je pus enfin jeter un coup d'œil à son visage masqué, une boule se forma violemment dans ma gorge.

Il n'avait pas l'air désemparé. C'était quelque chose de plus fort que ça. Plus... Dévastateur.

Son œil noir était vide. C'était comme s'il n'était pas là, qu'il avait déserté son propre corps, pour aller converser avec ces fantômes dont les noms étaient gravés sur la pierre qu'il était en train de fixer. Des gouttes d'eau tombaient continuellement du bout de ses mèches de cheveux détrempés, de ses cils, de son nez masqué. Et il ne clignait pas des yeux pour les faire disparaître.

Le voir ainsi, ça a remué une tempête au fond de moi. Les larmes me vinrent aux yeux sans même que je comprenne pourquoi, comme s'il était en train de dégager des spores qui donnaient envie de pleurer.

- Kakashi-sensei ? j'appelai tout doucement.

Pas de réaction. C'est comme s'il n'avait même pas conscience que j'étais là.

Alors, je tendis ma main. Doucement, prudemment, pour aller frôler le dos de la sienne qui pendait négligemment le long de son corps. Je me préparais à tout moment à un rejet violent, craignant que mon contact ne le réveille brutalement et qu'il se rende compte que je n'étais qu'intruse ici, intruse à son accablement.

Mais il n'eut aucune réaction. Pas un sursaut dans ses yeux, pas un infime mouvement.

Je laissai alors ma main glisser, presque avec fragilité, pour venir entrelacer mes doigts aux siens et les serrer délicatement, juste pour lui rendre ce qu'il m'avait un jour donné, un petit point d'attache dans la réalité.

Quelques secondes passèrent, et je tressaillis.

Ses doigts s'étaient lentement resserrés et il apposait maintenant une pression sur ma paume si légère, si ténue...

Mais il était là. Conscient, même s'il n'en donnait pas l'impression. Et il venait de me le dire en acceptant ma main dans la sienne, en acceptant le maigre soutien que j'avais à lui apporter.

En m'acceptant moi, là, avec lui, devant cette pierre qui faisait de nous des survivants.

Et pourtant, je me sentis soulagée, dans un sens. Il ressemblait à une coquille vide, mais il y avait un petit soupçon de vie dans le néant qui habitait ses yeux. Et il me le prouvait juste à travers sa main, de façon presque imperceptible, mais bien réelle.

Nous restâmes ainsi un temps infini, sous les torrents de pluie qui ne demandaient qu'à nous emmener, main dans la main. Le silence qui habitait ma tête à ce moment-là était fort, si j'osais le dire. C'est à peine si j'entendais mon cœur battre dans ma poitrine, un peu comme si j'étais devenue intangible. La seule chose qui me ramenait à la réalité, c'était l'émotion écrasante de Kakashi, qui se dégageait de son corps statique et qui passait à travers sa main et la mienne, mais que je ne parvenais pas à traduire. C'était lourd, irrespirable, ça m'enserrait la poitrine comme si l'air ne pourrait plus jamais entrer dans mes poumons, accablant comme un étau. Et si ce n'était là que des résidus que je sentais, je me demandais comment il pouvait survivre à ce qui pouvait bien déferler à l'intérieur de lui.

Je ne voulais pas qu'il reste comme ça. Ça m'était insupportable, de le savoir en proie à des terreurs qui étaient en train de le vider de l'intérieur, qui l'avaient maintenu debout ici durant un temps que je ne voulais même pas imaginer. Je me demandais comment l'eau qui tombait si fort n'avait pas imprégné sa chair, puisque ça faisait si longtemps qu'il pleuvait.

Il fallait que je sorte de là.

Avec un respect infini, craignant toujours qu'il ne se mette à se débattre comme un animal blessé, je me mis à tirer doucement sur sa main en reculant.

- Kakashi-sensei... Il faut partir d'ici.

Toujours aucune réaction. Je tirai un peu plus fort.

- Vous ne pouvez pas rester là, comme ça... S'il vous plaît.

J'accentuai ma prise, et c'est alors qu'il tourna la tête vers moi, très lentement.

Il me regarda sans me voir. La fêlure qui habitait son œil sombre me terrifia, et mon cœur se ratatina tout au fond de ma poitrine.

Je ne pouvais pas supporter ça.

Je continuai à tirer sur sa main, avec une douceur ferme, en espérant l'éloigner de cet endroit qui semblait l'ensorceler, le plonger dans une transe macabre, invivable.

J'insistai, encore et encore, et il se décida enfin de mouvoir ses jambes, machinalement. Je l'emmenai alors loin de cette clairière, loin de ce cimetière, loin de ses fantômes, sans jamais lui lâcher la main, que je gardais précieusement contre la mienne.

Kakashi n'opposa aucune résistance. Il se laissait guider dans les rues de Konoha comme une poupée de chiffon, comme s'il était... Complètement éteint. Et cela ne fit qu'affoler mon inquiétude.

Lorsque nous arrivâmes sur le palier de mon appartement, je poussai la porte d'un coup d'épaule et le fit entrer, à l'abri de la pluie. Je l'emmenai au milieu de la pièce, avant de lâcher sa main et de courir dans la salle de bain chercher quelque chose, n'importe quoi pour l'essuyer de toute cette eau qui dégoulinait sur lui.

Je le retrouvai au milieu de mon salon, en train de contempler ses mains, alors qu'une flaque se formait doucement mais sûrement à ses pieds.

- Kakashi-sensei.

Il eut enfin un semblant de réaction. Il réagit à son nom en levant la tête, et je tombai une nouvelle fois dans les profondeurs de son regard.

Il y régnait une torpeur sans nom.


__________


Bijour.

Il ne se passe pas grand chose dans celui-là, gomen! Promis, le prochain chapitre promet d'être plus intéressant x)

J'espère qu'il vous aura plu quand même !

A lundi !

Emweirdoy


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