Chapitre 16

J'avais fait de mon appartement le sanctuaire de mes cents pas.

Je passais mon temps libre à tourner autour de ma table basse, à l'image des réflexions qui tournoyaient sans arrêt dans ma tête. Je réfléchissais à une énième vaine stratégie pour vaincre Shikamaru au shôgi, je relisais sans arrêt un nouveau passage du Livre des Radieux en espérant percer son mystère, j'effectuai silencieusement quelques mudras rien que pour essayer de sentir mon chakra bouillir au fond de moi, même si je savais que là n'était qu'une fausse piste. Je malaxai mon chakra continuellement, jusqu'à ce que la fatigue physique ne me fauche et ne m'enserre dans un profond sommeil. Je réfléchissais à ce foutu roi, qui était peut-être moi, peut-être nous, s'il était nécessaire de le voir chuter ou s'il fallait à tout prix le protéger.

Contrairement aux débuts de ma nouvelle surdité où mes propres pensées me faisaient peur, le brouhaha dans ma tête pleine me faisait à présent oublier un tant soit peu le silence infini de mon environnement, et je m'en délectai. Alors je passais en revue toutes ces interrogations qui remplissaient mon esprit vide, que je tournai et retournai dans tous les sens, juste pour le plaisir d'avoir quelque chose à penser autre que ma situation bancale. Le reste du temps, je triai une nouvelle infinité de papiers en la compagnie chaleureuse d'Iruka-sensei, je jouais au shôgi avec Shikamaru dans la plus grande des sérénité, je passais quelques fois au cimetière et mes deux coéquipiers venaient au moins une fois par semaine me chercher pour aller manger chez l'Ichiraku, en m'escortant sur les toits en chemin comme s'ils avaient été mes gardes du corps.

C'était là le résumé de mes journées dont je faisais part à Tsunade chaque mardi, et cela durait depuis un mois, maintenant.

Et cela faisait également un mois que je n'avais pas vu l'ombre d'un cheveu gris et d'un masque baissé.

Je me demandai souvent ce qu'il faisait, où est ce qu'il pouvait bien être, s'il était en menacé par le danger d'une mission difficile. Alors, je me trouvais bête de me poser de telles questions ; je secouai la tête toute seule comme une imbécile, en murmurant de ma voix que je n'entendais plus que je n'avais pas à m'intéresser à ce genre de choses. Il était adulte accompli et qui plus est un shinobi d'élite, et moi simplement une élève, à peine entrée dans l'âge adulte, qui essayait de se débattre faiblement avec son propre silence. Non, c'était sûr, Kakashi-sensei avait d'autres chats à fouetter.

C'est ce que je me disais une énième fois en tournant en rond autour de ma table basse une soirée d'automne, Le Livre des Radieux dans une main, sourcils froncés, chantonnant en silence. Parce qu'on a tous une drôle de façon de gérer nos flots de pensées à l'intérieur de notre crâne, j'avais choisi de chanter lorsque j'étais en pleine concentration. Chanter était un grand mot; je me contentais de doucement mettre en rythme le fond de ma pensée, de leur attribuer des paroles et un chant comme si cela les rendait plus visibles, plus faciles à décrypter. Je ne m'étais pas déliée de cette étrange habitude même après m'être noyée dans le mutisme de mon existence, pour la seule et bonne raison que je ne m'en rendais même pas compte. Et puisque je ne pouvais même plus mesurer la justesse de mes fredonnements, j'avais fini par oublier l'existence de cette manie que je faisais perdurer envers et contre tout, inconsciemment.

Alors, je chantais sans même le savoir, traçant de longs cercles tout autour de mon salon. Je réfléchissais à la raison pour laquelle Iruka-sensei s'évertuait à reléguer sa classe à un collègue depuis un mois, juste pour s'occuper de moi. Je pestai contre notre Hokage qui ne semblait pas avoir fini de m'infantiliser, en me disant chaque fois qu'il fallait que je me décide à ce que j'allais faire de ma vie, alors que je rêvais uniquement d'aller me défouler sur un terrain d'entraînement qui m'était interdit. Je n'osais pas passer outre cette proscription, néanmoins; désobéir à Tsunade m'avait déjà montré à quel point cela pouvait être douloureux, tellement douloureux. Alors, au fond de moi, je n'attendais plus que le retour de cette image d'un sensei au visage découvert qui m'avait promis que tout cela allait changer, qu'il avait une solution miracle qui me permettrait de me sortir de cette affreuse panade dans laquelle je m'embourbais toujours plus malgré mes légers progrès en terme de relations sociales, et d'estime de moi même. Mais même avec ça, j'avais l'impression de me noyer sous la houle de mes réflexions, que mon corps fatigué et encore affaibli par mon accident ne parvenait pas à suivre convenablement.

Alors, je patientais, en attendant la solution miracle qui prenait le visage découvert de mon sensei, en me demandant parfois si la façon dont je m'accrochais à cette image n'avait pas un côté presque maladif, ou si j'espérais par là simplement oublier la façon dont une simple pensée pour mon sensei me faisait vibrer. Je n'avais pas envie d'y penser. Alors, je tournai autour de la table, en élaborant méticuleusement une tactique pour voir le visage de Shikamaru se tordre sous l'effet de la surprise le jour où j'aurais renversé son roi. Ce fichu roi.

Je tournai, je réfléchissais, je chantais. Je faisais ça si souvent que je ne m'en rendais même plus compte, de cette attitude qui aurait pu d'un autre point de vue être assimilée à la folie d'un patient atteint psychiquement, tournant comme un lion en cage. Je m'en fichais bien, finalement; personne n'était là pour me voir.

Et au moins, pendant quelques instants, le silence qui était entré dans ma vie était légèrement moins douloureux que lorsque je lui laissais tout le plaisir d'envahir ma tête. Non, me torturer les méninges était la meilleure solution, à cet instant, pendant cette période de latence où je ne savais plus, où je me demandais même si un jour j'avais su.

Je tournai, je tournai. Lorsque je prenais conscience que j'étais en train de chantonner, il me prenait l'envie de danser au même titre que celle de pleurer. Ce que j'aurais pu faire pour entendre rien qu'un morceau de musique pour synchroniser mes pas, bon sang. Juste pour entendre ces vibrations dans l'âme, cet attrait pour les oreilles qui avait le doux pouvoir de faire frissonner rien que d'entendre le son d'une corde grattée ou une voix claire s'élever. Mais j'étais bien trop occupée à tenter de me souvenir de la mienne et celle des autres; alors, j'avais relégué l'absence cuisante de musique dans ma vie au second plan. Oui, c'était le cadet de me soucis. Mais qu'est ce que j'en souffrais.

Et je tournai, je tournai. En cette légère soirée d'automne, je n'avais aucune idée du temps que j'avais passé à tourner autour de cette fichue table. Depuis que j'étais rentrée du bureau des missions, peut-être? Oui, ça devait être ça. 

Je n'avais donc pas remarqué cette silhouette au coin de mes yeux, ou alors j'avais sûrement pensé qu'elle avait toujours été là. Le fait est que, lorsque je finis par relever le visage sur l'environnement que composait mon petit appartement, je tombai nez à nez avec un homme à la chevelure argentée qui m'observait minutieusement depuis l'encadrement de ma fenêtre sur lequel il était accroupit, la tête posée dans le creux de sa main.

Depuis quand il était là?

Je ne savais pas si le sang avait subitement déserté mon visage où s'il y était plutôt monté en flèche, tant j'eus peur et honte à la fois.

Voyant que je l'avais enfin remarqué, Kakashi-sensei leva une main nonchalante en guise de salut et son œil visible s'arqua pour me faire part d'un sourire encore recouvert par son masque.

- Je... Qu'est ce que vous faites là?

Kakashi-sensei s'engouffra entièrement dans mon appartement d'un geste souple, mais resta appuyé sur le mur à une distance raisonnable de moi, comme s'il avait peur de violer mon intimité en s'approchant. Enfin, c'est ce que je déduisis en le voyant baisser doucement son masque sans cesser de me regarder dans les yeux, immobile à quelques mètres de moi.

"Tu chantes bien".

Dieu, il avait vraiment fallu qu'il vienne pendant l'un des seuls moments où je fredonnais inconsciemment. J'avais, en cet instant, pour seule envie celle de m'enterrer.

Pour sa part, il sembla s'amuser une fois de plus de ma consternation. 

Après quelques secondes de latence où son œil noir resta profondément accroché à mon regard interloqué, Kakashi-sensei s'approcha doucement de moi avant de se baisser et de ramasser le Livre des Radieux qui m'avait échappé des mains sur le coup de la surprise.

"Je vois que tu as beaucoup travaillé pendant mon absence".

Les mots silencieux que je lus sur ses lèvres alors qu'il me tendait nonchalamment l'ouvrage m'extirpèrent de ma stupeur.

- Vous vous êtes surtout bien fichu de moi, avec vos explications vaseuses sur le chakra, lançai-je en croisant les bras contre ma poitrine d'un geste boudeur.

Son magnifique sourire s'élargit.

"Je n'avais pas l'intention de me moquer de toi", dit-il en replongeant sa main gantée bien au fond dans sa poche. "Et puis, tu as beaucoup monopolisé ton chakra, ça va t'aider pour la suite de l'entraînement".

Même si le mot "entraînement" me galvanisa sur le champ, je ne pus réprimer la légère irritation qui m'habitait à l'idée que mon sensei m'ait donné une fausse piste pour ma quête contre le silence.

- Pourquoi ne pas m'avoir dit précisément ce que je devais faire?

"Parce que je voulais que tu sortes de ta paralysie constante. Tu as été obligée de faire des recherches, d'aller vers des gens, de réfléchir un peu sur toi-même. Je sais que j'aurai pu t'éviter beaucoup d'efforts, mais je pense que ça t'a été bénéfique".

J'haussai un sourcil interrogateur tandis qu'il tendait un bras vers moi, comme il le faisait si souvent pour m'ébouriffer les cheveux. Mais sa main gantée vint se placer à l'arrière de mon crâne et avant même d'avoir pu lâcher un léger grognement de surprise, j'avais la tête contre son torse habillé de son gilet vert.

Je retins brusquement mon souffle, et mon cœur rata un battement. Raide comme un piquet tout contre lui, je sentis à peine la chaleur qui s'échappait légèrement de sa poitrine tant la mienne brûlait furieusement mes joues.

L'étreinte ne dura pas plus de deux secondes. En un rien de temps, mon regard se retrouva à nouveau plongé dans le sien, à croire qu'il ne voulait pas me laisser le temps de respirer. Ou que je venais d'halluciner, je n'en savais rien.

"Et tu as l'air d'aller mieux. Ca me rassure".

Je n'étais pas vraiment sûre de paraître bien portante, à cet instant. J'avais plutôt une sorte de brume épaisse qui semblait s'être installée dans mon cerveau et qui me laissait irrémédiablement bloquée sur l'étrange accolade que mon sensei venait de me donner.

Ce dernier ouvrit la bouche comme pour dire autre chose, mais la referma aussitôt. Il secoua la tête et se retourna subitement, marchant vers ma fenêtre restée ouverte.

Je paniquai presque immédiatement. Allait-il encore disparaître pendant des semaines sans rien me dire de plus?

- Et... Et mon entraînement? lâchai-je précipitamment alors que Kakashi-sensei était déjà à moitié fourré dehors.

Il se retourna, son masque à moitié relevé entre ses doigts. Je croisai son regard sombre, avant qu'il ne me lance un nouveau sourire. Un sourire malicieux.

"Eh bien, tu n'as qu'à me suivre".

Il disparut derrière ma fenêtre.

Deux secondes plus tard, j'entrai à mon tour dans l'obscurité de la nuit, sans avoir hésité une seconde.

***

J'étais perdue sur les toits obscurs de Konoha.

Je sautillais sur les tuiles luisantes sous le clair de Lune, exaspérée. Alors, c'était ça, mon nouvel entraînement? Jouer à cache-cache avec mon Sensei dans les entrailles du village?

Il avait tout simplement disparu. Et j'étais sûre d'avoir bien lu sur ses lèvres lorsqu'il m'avait dit de le suivre. Mais je me retrouvai là, à vagabonder une fois de plus de charpentes en charpentes, sans aucune trace d'un cheveu gris dans les parages pour me dire si j'avais bel et bien pris la bonne direction. 

Mon cœur se serra en envisageant la possibilité qu'il soit simplement en train de se moquer une fois de plus de moi en m'envoyant droit sur une fausse piste. Je me trouvais bête, de m'accrocher tant aux mots silencieux qui s'échappaient de ces lèvres que moi seule pouvait voir, et de foncer tête baissée en prenant pour vérité absolue tout ce que mon sensei me disait. Je me persuadais de vouloir me débrouiller seule sans arrêt, mais je me retrouvais toujours esclave des mots de l'argenté, au final. J'étais pathétique.

Malgré tout, je ne pouvais pas me permettre de rentrer chez moi bredouille. Une force inconnue me poussait de ses mains à m'élancer toujours plus loin sur les toits, s'apparentant à une certaine rage, celle de prouver que j'étais capable de répondre encore à un défi aussi puéril soit-il, qu'il ne servait plus à rien de me complaire dans ma propre médiocrité, et peut-être aussi, au fond de moi, la volonté de voir encore rien que quelques instants la beauté singulière du visage de mon sensei.

Au bout d'un long quart d'heure à errer sur les hauteurs de Konoha, je m'arrêtai quelques secondes pour réfléchir. Je jetai un œil vague sur les ruelles illuminées en contrebas, dans lesquelles je n'avais pas encore osé m'aventurer seule de peur de voir la beauté de la joie prendre le pas sur le sinistre de mon silence. Là, sur les toits, il faisait noir, il faisait froid, et malgré mon amertume de me voir condamnée à y demeurer pour un temps encore indéfini, cela restait le seul endroit où je n'avais pas encore l'impression de me noyer.

Je fermai les yeux.

Sans les entendre, j'imaginais les éclats de voix s'échapper de ces avenues chaleureuses, je construisais la mélodie perdue des rires dans mon esprit. Je visualisai chaque silhouette déambulant dans cette mer d'allégresse comme substitut à mon absence à l'intérieur, comme je l'avais souvent fait les soirs moroses où j'étais allée au cimetière pour trouver du sens à mon silence. Je voyais en chacun d'eux un cœur chaud, plein d'énergie, qu'ils dégageaient si fort au point que ma peau picote sous le poids de ces âmes heureuses là en bas.

Alors, je compris ce que voulais dire sentir le chakra.

Cela me sauta aux yeux si brutalement que j'eus l'impression d'avoir été giflée. Cette chaleur qui me faisait peur, c'était la force qui serpentait dans chacun des êtres humains aux alentours. Cette lumière inconnue de ces rues qui me donnait la sensation de m'agresser n'était rien d'autre que la même qui séjournait en moi même, et je compris pourquoi j'avais si peur.

J'avais peur de moi. De ce moi même que je voyais dans les autres et que j'avais l'impression de ne pas être. Alors, c'était cela, sentir le chakra? Sortir un soir d'automne, réaliser que je voyais ce que je n'arrivai pas à discerner en moi même, là, sur les tuiles glacée par le clair de Lune?

Pourquoi devais-je fermer les yeux pour sentir le chakra?

C'est la question que je me posai alors que mes paupières m'avaient imposé le noir, tandis que le souffle du vent frais caressait ma peau et qu'une présence se dessinait d'elle même juste derrière mon dos comme si mon esprit en avait gardé l'empreinte, gravée au fer rouge.

- Sensei, c'est un peu paradoxal de pouvoir sentir le chakra des autres sans pour autant discerner le sien.

Je rouvris les yeux et me retournai pour voir juste derrière moi le visage du Jônin dont l'éclat argenté de ses cheveux était sublimé par le clair de lune laiteux. Il était impossible de discerner l'iris de son œil noir, et caché dans la pénombre des hauteurs de Konoha, il s'autorisa à baisser le bout de tissu pour se révéler une fois de plus à moi.

"On a beau s'autoproclamer manieurs de chakra, on ne sait finalement pas grand chose. La seule chose que je peux te dire, c'est qu'une vieille légende raconte que le chakra n'était au départ pas quelque chose d'individuel. Il servait à connecter les gens entre eux."

- Parce qu'on est tous rois, hein? murmurai-je, perdue dans la contemplation de mon sensei qui, dans le clair-obscur de la lune scintillante et de la nuit profonde, avait des allures d'étrange créature tout droit sortie d'un conte de fée.

Et cette belle créature me sourit.

"Parce que l'autre est un autre toi".

Cette phrase silencieuse avait les mêmes allures que ses explications vaseuses sur le terrain d'entraînement, il y a un mois. Alambiquée, sans aucun sens premier.

Et pourtant, à cet instant là, elle sembla signifier quelque chose de grand, que je parvins presque à saisir entre mes doigts.


__________

 Bijour.

J'espère que ce chapitre vous a plu. Je n'en suis pas très fière personnellement, comme c'est dit souvent d'ailleurs dans cette partie, je trouve que ce que j'ai écrit est très "vaseux". Ca traine beaucoup, et je sais que ça met du temps à démarrer (c'est un peu ma marque de fabrique, sorry), mais je peux vous promettre que dans les prochains chapitres ça va commencer à bouger :')

A la prochaine!

Emweirdoy



Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top