Chapitre 9 ~ Autour de la table
- Euh...
Ash tentait de garder le contrôle d'elle-même face à l'étrange comportement du grand homme blond assis à côté d'elle.
- Tinquiète! rit Hanji. Mike est comme ça. Il ressent l'irrémédiable besoin de renifler les gens qu'il ne connait pas.
L'homme en question avait le nez fourré contre l'épaule de la jeune fille, le feu aux joues, sous les regards rieur d'Hanji et sans expression du caporal-chef Livaï.
- L'autre fois, tu ne lui a pas laissé l'occasion de le faire, donc il en profite, ajouta la scientifique avec un clin d'oeil.
Il est vrai que la première fois qu'elle avait croisé Mike et Hanji, ici même au réfectoire, son attitude plus ou moins sauvage n'avait pas permis une rencontre en bonne et due forme.
Mais à présent, à la demande d'Hanji, Ash se retrouvait assise à chaque repas à la table des hauts gradés, qui comprenait ainsi les trois chefs d'escouade souvent accompagnés de celle de Livaï, et même parfois Erwin Smith lui-même.
"Allez! Viens! Tu fais presque partie de l'escouade de Livaï après tout!" l'avait suppliée Hanji sous le regard noir du caporal. Malgré la présence oppressante de ce dernier, elle avait fini par accepter.
La jeune femme s'efforçait de garder son calme face à ce trop plein de présences agglutinées autour d'elle, dont elle ne parvenait pas à s'habituer par sa nature solitaire, et qui avait surtout tendance à l'étouffer. Mais la convivialité et la bienveillance de la plupart des membres de cette même tablée lui facilitait la tâche, et lui donnait l'occasion de se dérider quelques fois. Elle s'était même surprise à rire à gorge déployée aux pitreries de la scientifique excentrique, et cette étrange musique sorti tout droit du fond de sa gorge avait sonné si dissonant à ses oreilles, tellement insolite et invraisemblable, au point d'en réaliser que cela faisait bien plusieurs années qu'elle n'avait pas rit de cette manière, aussi spontanément, aussi sincèrement.
Elle appréciait les efforts amicaux que fournissaient son entourage pour tenter tant bien que mal de l'intégrer, de la mettre à l'aise. La balafrée réalisa au bout de quelques repas qu'elle finissait par se sentir bien. Une telle quiétude ne l'avait pas habitée depuis bien longtemps, et elle ne pouvait s'empêcher de se demander si c'était normal, si ce doux sentiment qui frisait l'euphorie n'était pas contre-nature.
Ash réalisa également qu'elle en avait plus appris sur ces gens autour de leurs repas que durant les longues heures passées ensemble sur le terrain d'entraînement. Lorsque venait la pause, chacun se détendait, lâchait des piques, se chamaillait gentiment, discutait de tout et de rien. La jeune femme s'imprégnait des nouvelles facettes qu'elle découvrait sur chacun de leurs visages, de chacune de leurs personnalités, et sa présence au milieu de ce groupe lui donnait une véritable sensation d'appartenance, l'impression d'être définitivement intégrée, acceptée, malgré sa divergence, sa discrétion, ses mystères.
Néanmoins, malgré ces semblant d'amitiés récemment acquises, la jeune fille n'avait pu s'empêcher d'installer immédiatement une large frontière entre elle et tous ces gens; elle aimait nouer des liens mais une entrave subsistait au fond d'elle-même, qui lui hurlait de ne pas aller plus loin. Alors elle se contentait souvent d'écouter, de graver dans sa mémoire tous les détails et subtilités de chaque personne, de chaque conversation en s'abstenant d'y prendre part. Elle avait ainsi l'impression de les cerner, de les connaître et de les comprendre, sans pour autant dévoiler sa personne, laissant souvent les autres répondre pour elle. Elle se sentait bloquée entre l'envie de se libérer de ses propres chaînes et celui, irrémédiable, de se terrer au fin fond d'elle-même en pensant préserver ainsi son intégrité.
Elle avait fait son choix.
***
Ce jour là, le lendemain du premier essai de la jeune femme à la tridimensionnalité, la tablée n'avait que la toute nouvelle prouesse de la balafrée en bouche. Embarrassée par la soudaine attention qu'on lui accordait, Ash avait baissé timidement la tête vers son assiette en feignant de jouer avec sa fourchette comme si elle n'était absolument pas concernée.
- Alors, la p'tite manie son équipement les yeux fermés, c'est ça? s'exclama Auruo, les sourcils froncés avec dédain.
- Oui, j'ai jamais vu ça! ajouta Petra d'une voix émerveillée.
- Pfff... Je ne vous croirai pas tant que je ne l'aurais pas vu faire de mes propres yeux.
- T'es juste jaloux parce que la première fois que tu t'es envolé, tu t'es mangé un arbre, pouffa Erd en assenant un coup de coude au concerné.
Auruo s'empressa de contester les dires de son équipier en avançant toutes les preuves de ses maints exploits à la tridimensionnalité et au combat, s'ensuivit de rires et de chamailleries.
Voyant que la conversation déviait de sa personne, Ash osa relever les yeux pour observer la scène, amusée. Elle croisa furtivement le regard froid du caporal, assis en face d'elle, qui restait éternellement silencieux et se contentait de la fixer. Elle avait constaté que Livaï ne prenait que très rarement part aux conversations, et se limitait à écouter ce qu'il se disait sans broncher, comme elle le faisait. Ash rencontrait souvent son regard glacial et dénué d'expression par inadvertance au gré de leurs repas, et elle se demandait parfois pourquoi il persistait à la regarder de cette façon. Il n'y avait aucun indice dans ses yeux; ce n'était que deux billes d'argent posés éternellement sur elle, sans jamais une once de lumière pour les éclairer. Cela ne faisait qu'accentuer le malaise constant qui habitait la jeune fille entourée par tant de gens qu'elle s'efforçait de garder à l'écart malgré leur engouement. Parfois, elle se rassurait en se disant qu'ils partageaient tous deux le même silence au milieu de ce brouhaha incessant, et qu'il devait se demander pourquoi elle se terrait dans son mutisme autant qu'elle se questionnait à l'égard du caporal.
- Ah bah justement, Ash, je me demandais...
Livaï dévia lentement son regard vers Auruo dont la voix avait fusé en leur direction, et c'est à cet instant que Ash réalisa avec horreur qu'elle avait également fixé le caporal pendant de longues minutes sans s'en rendre compte.
-... Elle te viennent d'où, tes cicatrices?
Les yeux du caporal se tournèrent à nouveau vers la recrue. Il constata alors que cette dernière s'était brusquement raidie et que son visage avait pâlit de manière inquiétante, presque livide. Elle glissa machinalement une longue mèche de ses cheveux dorés sur son épaule afin de dissimuler la longue trace blanchâtre courant le long de sa mâchoire et de son cou à présent aussi blanc que son visage.
- Parce qu'on parlait de nos exploits respectifs, tu vois, et je disais que puisque je suis plus marqué que les autres, on pourrait conclure ce débat en disant que je...
- C'est pas des cicatrices, c'est des rides, Auruo, alors maintenant ferme la.
La voix du caporal suffit à faire taire tout débat et à donner naissance à une étincelle de surprise dans chaque regard. Le temps que chaque conversation redémarre, la chaise de la jeune fille avait été désertée.
***
Livaï la retrouva après le repas, appuyée sur le muret de pierre près des écuries, une cigarette à la main et le regard rivé vers le ciel. Lorsqu'elle le vit approcher, son visage fut marqué par la surprise un instant avant de se retourner pour contempler les cieux à nouveau.
Le caporal s'appuya sur le mur à son tour et leva également les yeux. Ils restèrent ainsi quelques instants, ensevelis dans un silence paisible, où seul la brise faisant remuer les feuilles des arbres environnants démontrait que la terre n'avait pas cessé de tourner.
- Merci, lâcha la jeune femme dans un souffle à peine perceptible pour être entendu.
- C'est la deuxième fois que tu me remercies pour des choses que je ne comprends même pas.
Ash ne répondit rien, se contentant de tourner la tête vers son supérieur pour essayer de déceler une quelconque émotion sur son visage. Comme la nuit où ils s'étaient retrouvés côte à côte sur les escaliers du bâtiment, elle ne saisit qu'une extrême fatigue visible, un air las, désabusé. Elle sortit alors son paquet de cigarette de sa poche et en proposa une au caporal qui l'accepta en silence. Ils relâchèrent quelques souffles de fumée avant que la jeune fille ne prenne la parole:
- Je pense au contraire que vous avez bien compris.
Le caporal se tourna vers elle, ses sourcils éternellement froncés.
- Je comprends les émotions que je lis sur ton visage, morveuse. T'es un putain de livre ouvert, parfois. Et d'autres fois, non.
Ce fut au tour de la recrue de froncer les sourcils.
- Ce que je comprends pas, repris Livaï, c'est ce qu'il y a derrière. J'ai capté, que les mots d'Auruo te blessaient sans qu'il le sache. J'ai bien compris que t'étais pas bien, l'autre fois dans la forêt. Ce que je comprends pas... C'est pourquoi?
Déconcertée par un tel élan de curiosité de la part du caporal qui contrastait grandement avec son ton monotone et détaché, elle laissa place au silence à nouveau. Pour la première fois, elle réalisa que les yeux éternellement dénués de vie du caporal brûlaient à présent d'un vif intérêt, comme un prédateur qui aurait débusqué sa proie. A cette vision, Ash fut glacée d'effroi; elle ne voulait pas entrer dans ce genre de jeu. Elle ne voulait pas laisser une chance à quiconque de comprendre, elle ne voulait pas qu'on cherche à dévoiler sa vraie nature, elle ne voulait pas qu'on la pousse dans ses retranchements. Elle ne voulait pas. Elle ne voudrait jamais.
La panique soudaine devait avoir déformé les traits de son visage, car le jeune homme haussa les sourcils avec étonnement, et leva ses deux mains, comme pour prouver qu'il n'avait aucune intention de lui faire du mal.
Ash se reprit instantanément, honteuse de s'être laissée aller à l'angoisse aussi facilement. Elle secoua la tête mais fut prise soudain par une envie viscérale de fuir, de courir à toutes jambes, ou de cogner quelque chose.
Elle choisit la troisième option.
- J'ai envie de me battre, déclara t-elle de but en blanc.
D'abord surpris, le caporal arbora à nouveau son masque de marbre, même si une étincelle persistait à éclairer ses yeux.
- Eh bien, battons-nous.
Le premier poing partit. Il fut paré. Les regards se lièrent, les gestes suivirent.
Et la danse éphémère reprit là où elle en était restée.
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