Chapitre 8 ~ Les yeux fermés
Un mois était passé depuis l'intégration d'Ash au Bataillon d'Exploration. Depuis qu'elle avait prit la résolution de partager leurs idéaux, la jeune fille s'était quelque peu déridée, et s'efforçait de s'intégrer du mieux qu'elle pouvait.
Elle n'avait pas perdu sa nature peu tacite, quelque peu sauvage et morose, mais semblait apprécier de plus en plus l'incandescence du Bataillon, et partageait sa fièvre. Elle avait réussi à nouer des liens qui se raffermissaient de jour en jour, et qui lui faisaient apprécier d'autant plus la vie au quartier général.
C'est dans cet état d'esprit qu'elle ouvrit les yeux, un matin, avant de sauter de son lit à la hâte, impatiente de se retrouver sur le terrain d'entraînement.
Parce qu'aujourd'hui, on allait l'initier à la tridimensionnalité.
Elle avait hâte autant qu'elle appréhendait. Jusqu'ici, elle avait prouvé ses talents dans de nombreux domaine: l'équitation, le combat au corps à corps, l'endurance, l'équilibre. Mais la tridimensionnalité constituait un un point noir, un angle mort dans sa formation. Elle n'avait aucune idée de ce qui l'attendait, ni comment elle arriverait à gérer cette nouveauté. La jeune fille avait surtout peur de ne pas maîtriser cette part cruciale de son entraînement qui ferait d'elle une véritable soldate du Bataillon. Elle n'avait pas le droit à l'erreur.
Elle observait souvent avec envie ses camarades virevolter dans les airs, détaillant chacun de leurs gestes, afin de se préparer à ce jour où son tour arriverait enfin. Surtout, à cette vision, une flamme s'allumait dans son esprit, ravivant les souvenirs du jour où, en découvrant ces gens empreints de courage voler dans les airs à l'aide de leurs grappins pour affronter le danger, elle les avait imité pour elle-même faire face à ses propres monstres.
Elle enfila sa tenue, et affronta son regard dans le miroir.
Elle n'avait jamais aimé les miroirs. Elle n'aimait pas le portrait qu'ils lui donnaient, l'image d'une fille pathétique, squelettique, lacérée d'innombrables cicatrices indélébiles. Mais elle avait de la chance, elle n'avait pas été contrainte de croiser beaucoup son image dans sa vie d'avant.
Mais aujourd'hui, elle se surprit à admirer ce qu'elle était devenue, en détaillant son reflet.
Elle n'avait plus de pommettes saillantes, plus de genoux calleux, plus un regard morne et insipide, dénué de rêves et d'objectifs.
Elle voyait à présent devant elle une femme, mince mais finement musclée, témoin des efforts du mois passé. Ses cheveux brillaient sous les lueurs hâlées du soleil qui passaient à travers sa fenêtre, et elle se surprit à se dire qu'ils étaient jolis.
Elle se trouvait jolie. Pour la première fois de sa vie. Elle trouvait ça bizarre.
Ash passa machinalement ses doigts sur la longue cicatrice de son cou. Elle aurait aimé arracher cette ligne pâle qui déformait son visage, pour laisser place à sa véritable peau, pour éliminer le dégoût que lui inspirait cette partie de son être.
Elle s'arracha à sa contemplation lorsque quelqu'un entra en trombe dans sa chambre, la faisant sursauter.
- Bonjour ma jolie! Tu es prête?
Hanji l'excentrique lui adressait un énorme sourire surexcité. Ash s'était étonnée à l'apprécier de plus en plus, elle et ses manières bizarres, elle et son extravagance, elle et ses drôles d'expériences. Elle l'aidait à oublier la morosité de la vie, à travers son attitude enjouée, ses expressions chaleureuses et souriantes. Ash avait aussi apprit à la connaître sous un autre jour; en effet, elle avait découvert qu'Hanji était capable d'un calme et d'une patience considérable, ainsi que d'une réflexion particulièrement censée et lucide. Elle était tout bonnement le génie du bataillon, caché sous ses airs joviaux et farfelus.
Ash hocha la tête pour lui répondre, en esquissant un sourire timide.
- Allez, on y va!
La jeune femme n'eut pas le temps de faire un geste que la scientifique l'avait déjà entraînée dans le couloir, en la tirant impatiemment vers l'extérieur en direction de la petite forêt, qui lui rappela un instant une étrange scène datant de presque un mois plus tôt.
Ash secoua la tête. Ce n'était pas le moment de se poser des questions. Elle se laissa alors entraîner vers le nouveau palier de sa vie, qu'elle s'apprêtait à franchir.
***
Livaï attendait, les bras croisés, devant l'orée du petit bois. A ses côtés se trouvaient Petra et Erd, qui avaient tenu à assister au premier essai à la tridimensionnalité de leur nouvelle amie.
C'était le caporal qui avait décidé du jour de son initiation. Bien qu'il savait que la jeune femme aurait pu s'y essayer dès la deuxième semaine de son arrivée, il n'avait pas pu s'y résoudre, légèrement agacé des progrès éblouissants de la jeune fille. Il ne comprenait pas l'origine de son exaspération, cela le rendait d'autant plus tendu.
Il s'extirpa de ses pensées lorsqu'il aperçut la binoclarde et la merdeuse les rejoindre. Il ne put s'empêcher de détailler cette dernière de haut en bas de son regard orageux. Son apparence attestait de ses efforts et de ses compétences aiguisées toutes fraîchement acquises. Bien qu'elle ait toujours dégagé quelque chose de fort et d'enivrant, presque mystérieux, elle se retrouvait à présent au summum de sa force et de sa ferveur, et avait étonnamment changé en l'espace de si peu de temps, autant physiquement que psychologiquement. Elle était animée d'une nouvelle lumière qui lui donnait une fougue audacieuse et un charisme quasi intimidant. Livaï y décela quelque chose de... séduisant?
Il n'eut pas le loisir d'analyser la teneur de cette conclusion puisque les deux femmes arrivèrent à sa hauteur. Il était temps de se mettre au travail.
La jeune recrue enfila son équipement tridimensionnel, sous les regards excité d'Hanji, amical de Petra, encourageant de Erd et placide du caporal.
Ce dernier lui donna quelques explications claires et concises, d'une voix monotone d'où il était facile de discerner son ennui perpétuel. Hanji ajoutait toujours un petit commentaire ou conseil entre chaque phrases du jeune homme, qui ne manquait pas de la fusiller du regard à chaque fois qu'elle le coupait.
- Arrête de me regarder comme ça, tu lui parles comme si elle avait six ans et t'es franchement pas clair, le nain.
- Ta gueule!
Livaï sentait la colère monter en lui, comme un venin qui s'insinue et empoisonne le sang, petit à petit. Il avait quelque chose en lui, depuis plusieurs semaines déjà, qui le rendait plus irritable qu'à l'accoutumée, qui avait tendance à le faire sortir de ses gonds aussi vite qu'un feu qui se propage sur une trainée d'essence, en plus de l'orgueil et de la fierté qu'il possédait déjà. Il ne comprenait pas son propre état d'esprit et se sentait troublé en permanence; il s'efforçait de préserver son apparence neutre et tacite, mais sentait qu'il exploserait bien vite si quelqu'un avait le malheur de le titiller un peu trop. La seule et unique remarque d'Hanji - qui n'avait pas réprimé un commentaire sur sa petite taille, oh comme il avait envie de l'étrangler pour ça - avait suffit à le propulser droit à la frontière de son self-control, si bancale en ces jours étranges. Il serra les poings pour contenir la rage abrupte qui brûlait en lui au point de faire blanchir ses jointures, et lâcha un imperceptible souffle en tentant de garder son calme.
Avec tous les efforts du monde, il se retint de se ruer sur Hanji et se tourna mécaniquement vers la novice qui patientait, plantée devant lui. Il croisa ses yeux turquoises rivés sur lui, une lueur clairvoyante et étrangement lucide dans le regard. Avait-elle suivi son débat intérieur qui consistait ni plus ni moins à savoir si cela valait le coup d'égorger Hanji sur le champ ou non? Il n'en savait rien. Mais cette lueur se mua en une sorte de sympathie, comme si elle lui intimait silencieusement de se calmer et de poursuivre, comme si elle comprenait.
Ne dit-on pas que les yeux sont le reflet de l'âme? Eh bien Livaï faisait de tout son possible pour que cela ne soit jamais le cas, et il y arrivait, presque toujours. Mais cette lumière dans les prunelles de la bouclée le déstabilisèrent, plus qu'il ne voulait se l'avouer, comme si elle avait capturé quelque chose dans son regard gris et froid, comme si elle avait lu en lui. Ses fins sourcils se froncèrent plus qu'ils ne l'étaient déjà, et bon sang, qu'est ce qu'il passait une journée de merde.
Cet instant de doute infime, volatile, s'effondra lorsqu'il réalisa avec horreur qu'il n'avait plus les prunelles bleues de jeune fille dans son champ de vision et que cette dernière s'était élancée dans les airs, plantant maladroitement ses grappins dans les troncs d'arbres à proximité, et surtout, sans son consentement.
Là, Livaï pensa qu'il allait finalement la tuer elle plutôt qu'Hanji.
***
Ash volait. Littéralement.
Elle se sentait traverser l'air, jubilant de l'aisance avec laquelle le vent effleurait sa peau, de la liberté que lui procurait la sensation de planer comme si elle défiait les lois de la gravité, comme la terre ferme n'avait jamais été un point d'ancrage. Comme si le vent l'avait toujours portée.
Son premier saut dans les airs n'avait pas été aussi simple. Après s'être envolée sans l'accord du caporal, en se délectant à peine de la sensation de ne plus dépendre du sol, elle avait vite réalisé qu'elle ne maîtrisait absolument pas ce système de grappins et de gaz qui la propulsait on ne sait où. Elle voyait les arbres dangereusement la frôler, dans un amas flou de verdure qu'elle ne parvenait pas à détailler. Sentant la panique s'écouler dans chacun de ses membres, elle s'était contentée de fermer les yeux, se préparant au choc inévitable. Choc qui ne vint jamais.
Aussi idiote avait été sa réaction, en rouvrant les yeux, elle fut étonnée de se retrouver bel et bien sur ses deux jambes, perchée sur une branche épaisse d'un arbre immense, à une dizaine de mètres du sol. Hébétée, la jeune femme avait commencé à se demander de quelle façon elle avait bien pu atterrir ici, jusqu'à ce qu'un caporal au regard particulièrement meurtrier vienne se poser avec une aisance presque surnaturelle à ses côtés.
- Comment t'as fait ça?, s'était-il exclamé, sévère.
- Comment j'ai fait quoi?
- Te fous pas de ma gueule, merdeuse.
Ash l'avait fixée, abasourdie, décelant malgré la colère apparente du caporal une once de réel intérêt dans ses yeux argent. Ce dernier, face à la non réaction de la recrue, avait levé ses yeux au ciel d'exaspération, en s'efforçant de garder son calme.
- T'as fermé les yeux, bordel!
- Oui, je sais, avait répondu Ash, perdue.
- Tu t'es pas rendue compte de ce que tu faisais? avait réalisé le caporal, en constatant l'expression sidérée de la jeune femme.
- Hm, non...
La jeune femme s'était machinalement passée la main sur sa cicatrice en fixant le vide, sourcils froncés, perdue dans ses pensées. A cette vision, le caporal avait abandonné toute sa colère pour la remplacer par une réelle stupéfaction, qu'il n'avait évidemment pas laissé paraître.
- Refais-moi ça, avait-il alors ordonné sèchement.
Et comme il l'avait envisagé, elle avait réitéré son geste. Livaï, avec horreur, l'avait observé fermer ses yeux le plus simplement du monde, s'abandonnant aux remous des bourrasques qui lui giflaient la peau comme si elle avait fait ça toute sa vie. Il avait crut plusieurs fois qu'elle allait définitivement se prendre un arbre, mais à chaque fois, au dernier moment, elle déviait naturellement sa trajectoire, ses yeux toujours inlassablement fermés.
"Qu'est ce que c'est que cette gamine, bordel?"
Ainsi, on avait vite découvert l'aisance prodigieuse de la nouvelle recrue dans son équipement tridimensionnel, qui se contentait de fermer les yeux pour se protéger de chaque obstacle, comme si cette croyance infantile qui disait qu'il suffisait de fermer les yeux pour disparaître soi-même était miraculeusement, indéniablement vrai. C'était insensé.
De son côté, Ash se disait qu'elle ne faisait qu'obéir à son instinct, à ses sens qui lui hurlaient que fermer ses yeux était la meilleure des solutions. Ce n'était pas qu'elle avait peur du vide, bien au contraire; elle avait passé une grande partie de sa vie à vagabonder sur des charpentes, préférant même les toitures les plus vertigineuses qui soient. Elle trouvait seulement que ce sentiment d'abandon total au milieu des cieux était le meilleur qui soit. Ses gestes semblaient être dictés par une force intérieure, qui contrôlait ses muscles, son souffle, son cœur. La panique n'existait plus, ni l'appréhension, ni la terreur; rien d'autre ne lui importait que les courants d'air dans ses cheveux, le sifflement dans ses oreilles, le sentiment de flotter dans les airs, et surtout l'exhalation de se sentir tout contrôler sans rien voir, comme une seconde nature.
Pour la première fois de sa vie, elle trouva refuge autre part que dans le combat.
Ash volait.
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