Chapitre 33 - La froideur de l'asphalte
Jour de relâche. Hallelujah.
Ce matin là, Ash avait sauté de son lit avec enthousiasme, ravie à l'idée de délaisser l'origine de tous ses tourments l'espace d'une journée. Ne pas se mettre dans la peau d'une cheffe d'escouade sèche et intransigeante, ne pas subir la présence constante de Noah qui reflétait tout ce à quoi elle ne voulait plus se confronter, ne pas risquer de croiser l'orage du regard du caporal qu'elle ne parvenait plus à supporter... Une telle délivrance le temps de quelques heures se devait d'être savourée. C'était bien la première fois depuis des mois qu'elle délaissait son uniforme pour s'habiller en civile, qu'elle quittait sa peau de soldat pour se muer en une jeune femme lambda, profitant simplement d'un moment simple et dénué de toute pression, sans avoir à se soucier de ce que son statut impliquait.
Sous les pâles rayons du soleil matinal, Ash se dirigea avec entrain vers les écuries, où l'y attendaient déjà ses amis, dont l'humeur reflétait sa propre gaieté. L'atmosphère se fit immédiatement joyeuse et guillerette, les soldats laissant leurs préoccupations respectives au quartier général pour se tourner vers l'effervescence de la ville où ils y trouveraient certainement le soulagement et la quiétude d'une journée de repos, entre amis.
Ash enfourcha sa jument à la couleur du sable, qui semblait lui en vouloir de ne pas avoir pris le temps de s'occuper convenablement d'elle ces derniers jours. La jeune femme s'excusa silencieusement à travers quelques tendres caresses, et sa monture sembla se détendre lorsque la bouclée lui murmura quelques mots intelligibles tout en lui flattant l'encolure.
Du haut de leurs montures respectives, le petit groupe se mit en route joyeusement, le trajet animé par leurs rires et discussions enjouées.
- Je connais un super endroit en ville, mais je suis sûr que vous n'avez jamais eu la jugeote d'y passer le seuil. De toute façon, vous n'êtes qu...
Auruo s'étrangla de douleur tandis qu'un mince filet de sang avait commencé à dévaler son menton.
- Et toi, t'as jamais eu la jugeote de la fermer quand tu es à cheval, râla Petra, exaspérée. J'ai hâte que tu finisses par t'étouffer avec ton sang lorsque tu te mordras encore la langue, ça nous fera des vacances.
- C'est pas ce qu'on dit à quelqu'un qu'on essaie de séduire, ma jolie, blésa Auruo en s'essuyant la bouche, pas le moins humilié du monde.
- T'es dégueu, sérieux.
Petra, dégoûtée, accéléra légèrement la cadence pour rattraper Ash et Gunther, à quelques mètres devant eux.
- Me laissez plus jamais avec cet énergumène, par pitié, chouina t-elle lorsqu'elle arriva au niveau de la bouclée.
Cette dernière rit de bon cœur en écho avec Gunther, amusés.
Leur hilarité s'envola accompagné de la brise qui leur fouettait le visage, rythmé par le martèlement des sabots de leurs canassons sur le sentier qui menait à la ville. Les premiers bâtiments firent rapidement irruption dans leur champ de vision alors que les pavés remplacèrent la terre battue, et c'est ainsi qu'ils pénétrèrent au cœur de l'effervescence urbaine, animée par les marchands qui criaient les mérites de leurs produits, les enfants dont le rire imprégnaient l'air et les passants qui discutaient joyeusement de leurs tracas quotidiens, de leur vie de citoyens des murs.
Ash n'avait jamais remis les pieds dans une ville depuis son entrée au Bataillon. Qu'il était étrange de réaliser que ces même pavés avaient été son refuge, que la vie semblait si belle ici alors qu'elle avait été si dure lorsqu'elle vagabondait au cœur même de cette soi-disant allégresse. Avec ce qu'elle voyait à présent, la bouclée avait du mal à assimiler le fait que ce monde avait été le sien encore quelques mois auparavant, et sans trop en savoir la raison, un sentiment de mal-être monta rapidement en elle alors qu'elle observait ces ruelles du haut de son cheval, comme si la contradiction avec ce qu'elle voyait et son propre vécu livraient bataille au fond de son esprit même.
- Ça va? s'inquiéta Petra lorsqu'elle remarqua que le visage de son amie s'était assombri.
Ash secoua la tête, en tentant de chasser ces drôles de pensées. Ses lèvres affichèrent un sourire sincère à sa coéquipière, prouvant par là sa volonté de tirer définitivement un trait sur cette page de sa vie qu'elle était prête à tourner.
- Je... J'ai changé de point de vue, déclara Ash, le regard braqué loin devant elle.
Petra fronça les sourcils, incrédule.
- Je ne regarde plus le monde depuis la crasse des pavés, s'expliqua t-elle en riant, prise d'une euphorie soudaine. Je le regarde du haut de mon cheval, et d'ici il est bien plus beau.
Elle tourna la tête vers son amie, ses yeux océan pétillant d'une résolution nouvelle, libératrice.
Ash venait de dire au revoir à la froideur de l'asphalte pour venir saluer la chaleur d'un nouveau horizon dans lequel elle baignait déjà.
Elle avait fait son adieu à l'enfant vagabonde qu'elle était, et il était à présent temps de rejoindre l'adulte libre qu'elle voulait devenir.
***
- Ton escouade est partie en ville.
Livaï leva les yeux de sa paperasse dans un soupir agacé.
- Je sais. Si tu voulais bien me foutre la paix, maintenant, Hanji, ce serait pas de refus.
Le caporal reposa son regard sur sa besogne, dans l'espoir que sa collègue comprenne le message. Il fit mine d'achever son rapport en ignorant Hanji qui ne s'était visiblement pas décidée à quitter son bureau, restant plantée devant sa table de travail sans bouger d'un iota, ce qui eut le don de faire monter le caporal d'un cran.
- Hanji, sérieux, je vais...
- Elle est partie avec eux.
Livaï s'immobilisa et fronça les sourcils, sans pour autant daigner jeter un regard à la scientifique.
- Qui ça, elle?
- Ash, Livaï! s'emporta Hanji, en laissant soudainement sortir sa panique. Ash est partie avec eux!
Livaï se leva brutalement, en envoyant valser sa chaise en arrière dans son geste.
- Merde!
Il se rua vers la porte de son bureau, mais fut stoppé par la main d'Hanji posée sur son épaule.
- Attends, Livaï... Tu ne lui as pas dit?
Le jeune rencontra le regard imprégné de reproches de son amie et il sentit son estomac se tordre par la culpabilité.
- Je n'ai pas jugé cela nécessaire, répondit-il d'une voix posée, en contradiction avec la panique qui montait violemment dans tout son être.
- Je rêve! s'écria Hanji en se prenant la tête dans ses mains. Sérieusement, Livaï, tu ne pouvais pas mettre deux minutes ton orgueil de côté pour lui en parler? Et tout ça juste parce que tu ne sais pas gérer l'affection que tu lui portes! C'est quoi ton problème? Sa sécurité passe avant tes états d'âmes puériles, bon sang!
- Je sais! s'emporta à son tour le caporal dont l'angoisse avait eu raison du contrôle sur lui-même. Je sais tout ça! Mais c'est pas le moment, là!
Hanji laissa ses bras retomber le long de ses flancs dans un geste las.
- Tu as raison. Allons-y.
Les deux vétérans se précipitèrent ainsi aux écuries avant d'enfourcher leurs montures, puis s'élançèrent au galop sur le sentier menant à la ville.
- Ils étaient censés partir à quelle heure?
- Gunther m'a dit tôt ce matin. Ça doit bien faire deux heures qu'ils ont quitté le QG.
- Ils ont leur équipement tridimensionnel?
A cette question, le visage de Livaï se décomposa.
- Non.
***
- C'est bizarre, Ash n'est toujours pas revenue.
Adossée au bar de la taverne bondée dans laquelle le petit groupe avait élu destination, Petra tapotait machinalement ses doigts contre le bois décharné du comptoir, préoccupée.
- T'en fais pas va, elle avait l'air de le connaître, ce type, grogna Auruo en portant son verre de bière à ses lèvres.
- Moi, il m'a paru plutôt louche, commenta Gunther qui semblait partager les tracas de son amie.
- Faudrait peut-être aller la chercher, proposa Erd, inquiet à son tour.
- C'est pas en jouant le prince charmant venu sauver sa belle que tu vas conquérir le cœur de cette sauvageonne, pouffa Auruo, dont les joues commençaient à rougir, annonçant le début de l'ivresse. Et puis, elle nous l'a bien dit: "Vous inquiétez pas, je m'en occupe, et blabla". Oubliez pas que c'est censé être une prodige, et même moi je le reconnais. Elle sait se débrouiller, la p'tiote, arrêtez de vous rendre malade.
Le reste de l'escouade tactique n'eut d'autre choix que d'acquiescer face à la vérité flagrante qu'avait énoncée Auruo, et le sujet dévia bien vite de la bouclée, qui resta néanmoins dans l'esprit inquiet de ses coéquipiers.
En effet, quelques dizaines de minutes auparavant, alors qu'ils se promenaient dans les ruelles aussi bondées qu'une fourmilière, Ash s'était stoppée net dans son observation des stands garnis pour fixer un coin au bout de la rue, où une silhouette encapuchonnée semblait lui faire signe. Son instinct lui avait alors hurlé de s'éloigner aussi loin que possible, mais sa curiosité l'avait fait taire, autant que l'étrange courant électrique qui lui avait traversé l'échine et qui l'avait poussée à fausser compagnie à ses amis. Comme si elle pressentait qu'un mystère allait être révélé, qu'un tournant allait être engagé, elle s'était sentie comme attirée par cette silhouette encapuchonnée qui l'appelait à la révélation, à la fin d'une ère, des comptes à rendre avec son destin.
Ash se trouvait à présent au milieu d'une ruelle vide et délabrée, imprégnée de ces relents de misère qui lui étaient si familières et lointaines à la fois. Elle suivait silencieusement la silhouette voilée et imposante qui marchait calmement devant elle, sans dire un mot, alors qu'ils s'enfonçaient plus profondément encore dans les viscères désertes de la ville, s'éloignant du reste du monde.
Qu'est ce qu'elle était en train de faire, au juste? Tout cela sentait fortement le traquenard, et elle était parfaitement consciente du bourbier dans lequel elle était en train de se fourrer. Elle était seule, désarmée, et personne à l'horizon ne pourrait lui venir en aide si la situation virait au cauchemar.
Et pourtant, elle n'avait pu s'empêcher de suivre docilement cet inconnu qui dégageait quelque chose d'étrangement familier, quelque chose qui lui rappelait fortement quelqu'un.
- Remy, je sais que c'est toi.
Son guide se stoppa net et garda le silence quelques secondes. Ash était restée à une distance raisonnable de l'individu et s'était arrêtée également, sur ses gardes.
L'inconnu se retourna finalement, et dans un geste ample et lent, retira doucement sa capuche pour révéler un visage basané, des yeux porcins et des des cheveux en désordre, aussi noirs que la nuit.
- Bravo, tu m'as percé à jour, blanc-bec.
La jeune femme cligna des yeux à plusieurs reprises, et se demanda un instant si elle ne se trouvait pas devant un fantôme. Et pourtant, cet homme qu'elle avait côtoyé autrefois se tenait bien à quelques mètres d'elle, aussi vrai que de sans ses souvenirs, une dizaine d'années supplémentaires marquées sur son visage de bandit.
Au fond d'elle, la balafrée avait deviné qui se trouvait sous ce capuchon à l'instant même où elle y avait posé les yeux. Elle le savait, alors pourquoi maintenant qu'il avait découvert son visage sous ses yeux, elle ne parvenait pas à réaliser que c'était bien lui?
- Les fantômes ont décidé de me faire chier, décidément, marmonna t-elle d'une voix presque inaudible.
Son esprit demeurait irrémédiablement vide, comme lassé des tourments qu'il subissait à longueur de temps. Aucune tristesse, aucune joie, aucune colère ni même aucune surprise ne se déversèrent, laissant place à ce vide sidéral, incrédule et pourtant mystérieusement lucide que lui inspirait cette situation incongrue et foutrement inexplicable. Ash n'avait jamais été aussi parfaitement calme, à l'affût du danger qu'elle sentait la guetter, comme si se confronter à son passé était devenue une habitude, une simple corvée qu'elle était bien obligée de régler. Elle s'y était faite, elle s'y attendait peut-être, elle avait fini par comprendre que ce monde n'avait jamais eu aucun sens, et qu'il en avait encore moins à cet instant.
- T'es pas contente de revoir ton deuxième père, enfant ingrate? s'enquit Remy, affichant un sourire édenté tout en ouvrant ses bras en un geste faussement bienveillant.
- Malheureusement pour toi, tu n'as jamais atteint ce stade, répondit la balafrée d'une voix presque lasse. Tu jouais bien le jeu, en tout cas.
- Allons, dis pas n'importe quoi! rit le bandit de sa voix déraillée. T'avais l'air de bien m'apprécier, à l'époque.
- Effectivement, j'ai cru à un moment que tu n'étais pas aussi pourri que tes yeux semblaient me le dire, répondit Ash avec monotonie. Quelle erreur de ma part.
- J'ai jamais pu t'encadrer non plus, de toute façon. Toi et ta face d'écorchée, t'as toujours été trop futée pour ton bien, et tu le sais.
Le ton mielleux de Remy s'était brusquement mué en un timbre cinglant, esquintant le peu d'espoir que Ash avait pu nourrir à propos de cet homme qui se tenait devant elle, et qu'elle avait cru un jour connaître. L'atmosphère s'était faite affreusement lourde, et l'air sembla douloureusement manquer. La vérité était sur le point d'éclater; Ash mesurait à peine l'ampleur de sa méprise, elle qui avait repoussé cette éventualité toutes ces années durant, qui s'était confortée dans l'idée qu'une telle trahison était impossible. Il ne lui restait plus qu'à prouver l'évidence, à présent.
- C'était ton ami, murmura t-elle en s'étonnant d'entendre sa voix cassée.
- Il l'était, oui, avoua Remy sans perdre son sourire tordu une seule seconde. Mais tu comprends, je pouvais pas le laisser vriller comme il le faisait, il fallait bien que quelqu'un mette un terme à tout ça.
La voilà. La vérité. Ash le savait, au plus profond de son être. Elle l'avait toujours su.
Mais les derniers mots de Remy eurent l'effet d'une gifle qui lui coupèrent le souffle.
- Honnêtement, je me suis toujours demandé pourquoi tu ne t'étais pas mise à me traquer pour venger ce vieux loup, poursuivit le basané aux intonations exagérées. Tu n'es peut-être pas une si bonne fille à papa, après tout.
La jeune femme sentit son sang bouillir, déversant les flammes de la rage meurtrière qu'elle avait nourrie toutes ces années durant dans tout son corps. Elle crut un instant mourir de colère, perdre la raison, brûler comme si un incendie habitait son corps.
Mais elle ne bougea pas d'un cil. Elle qui n'avait jamais eu une très grande maîtrise de ses pulsions, elle fut surprise de son propre calme apparent, comme si l'ébullition de ses membres et la froideur de son cœur créaient la stabilité parfaite qui l'empêchait d'exploser.
Pour la première fois, la rage n'empiétait aucunement sur sa lucidité et elle semblait entrevoir chaque détail de la scène dans laquelle elle se trouvait avec une précision inouïe. Tendue comme un arc bandé, chaque seconde était plus douloureuse encore alors qu'elle attendait l'élément qui viendrait briser le fil sur lequel elle peinait à tenir en équilibre.
- Je pensais que tu me donnerais plus de fil à retordre, soupira l'ex-militaire, visiblement déçu de la non-réaction de la jeune femme. Tu ne m'as pas habitué à ça. Et dire que je n'ai pas eu besoin de me creuser la tête pour te tendre un piège! Tu es venue de toi-même! Noah ne t'a donc pas prévenue?
Remy se tordit de rire, ses gloussements caverneux venant se répercuter sur la pierre froide de l'étroite ruelle qui les enlaçait.
- Tu comprends, hein? hurla t-il, presque fou. Tu te retrouves au milieu d'une affaire dont tu ne sais rien, et pourtant tu en sais déjà trop! Je pouvais pas te laisser dans la nature comme ça! Et quand j'ai su que tu étais devenue une bonne petite soldate à la botte de cette bande de fous, et que tu étais revenue vivante de l'extérieur, j'ai su que c'était moi qui devait m'occuper de la sale besogne. Crois-moi, ça ne m'enchante pas plus que toi! Mais tu comprends, hein? Hein?
Alors qu'il se tenait les côtes sans jamais cesser de s'esclaffer, un scintillement parvint aux yeux de la jeune femme, provenant de sous la cape de Remy.
"Il a un..."
Trop tard.
A la seconde même où Ash le réalisa, Remy avait déjà dégainé.
Instinctivement, elle s'était projetée sur le côté pour esquiver. Mais elle n'avait pas été assez rapide.
Le grappin de l'équipement tridimensionnel de Remy dissimulé sous sa cape venait de lui transpercer l'épaule.
- Tu aurais dû crever dans la gueule d'un titan, ça aurait mieux valu pour toi.
Elle hurla.
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