Chapitre 20 - Fillette (Partie 1)
Elle ouvrit les yeux, battit des paupières en tentant de recouvrer un semblant de sa vision.
Elle détailla les décombres qui l'entouraient. Tout n'était plus que ruines et suie. Les bâtisses n'étaient plus qu'un amas de pierres écroulées et de bois brûlé. Des traces écarlates entachaient certains pavés, des corps inertes jonchaient les rues. Elle se sentit suffoquer par cette fumée omniprésente, étouffante, qui lui brûlait les bronches.
La fillette tenta de se relever, mais une douleur lancinante au ventre et à la gorge la paralysa, étouffant un petit râle au fond de sa gorge. Elle se sentit vaciller, trop faible pour bouger, et scruta avec horreur la plaie béante dans son abdomen, au milieu de ses haillons déchirés. Elle n'avait même pas la force de pleurer. Elle se sentait mourir.
La gamine entendit des pas s'approcher. Ces monstres allaient la retrouver, s'emparer de son frêle petit corps, et la dévorer, comme ils l'avaient fait avec tous ces pauvres gens...
Elle tenta d'étouffer ses sanglots, se recroquevillant contre la façade sur laquelle elle gisait. C'en était fini.
Elle sursauta lorsqu'une main lui attrapa l'épaule.
- Elle est morte? s'enquit une voix débraillée.
- Non, elle vient de bouger un peu, en répondit une autre, plus douce. Eh, fillette, ça va?
Elle leva timidement ses petits yeux où l'on pouvait voir les dernières traces de vie s'échapper.
- Putain, elle est bien amochée... Pauvre gamine...
- Stefan, on a pas le temps! Faut se casser fissa, ça grouille de soldats ici, alors si on veut pas se faire embarquer, tu ferais bien de...
- Boucle-là, Remy. Je l'emmène avec moi, pas question de la laisser comme ça.
- Tu déconnes, là? Elle est déjà à moitié morte, qu'est ce qu'on va foutre d'un cadavre?
- Je m'en fous. Si y'a quelque chose de bien que je peux faire dans ma misérable vie, c'est bien de ne pas laisser crever cette gamine. Je l'emmène.
La gamine en question sentit des bras puissant s'emparer de son petit corps lacéré, et la douleur fut telle qu'elle sombra dans l'inconscience.
***
Elle s'éveilla en sursaut dans la pénombre, en hurlant de terreur. Elle n'avait cessé de revoir les visages immondes de ces monstres qui avaient ravagé sa ville. Ce n'était qu'un cauchemar, n'est ce pas?
Une lumière jaillit. Aveuglée, elle plongea son visage au creux de son maigre coude, et frissonna.
- Enfin réveillée, fillette?
Une voix masculine, rocailleuse avait fusé depuis un coin de la pièce. Elle sursauta de plus belle, se demandant pour la première fois depuis son réveil où elle pouvait bien être. Pas dans sa planque habituelle, c'était sûr; ça sentait pas pareil. Elle osa dégager son visage, pour ensuite constater avec horreur qu'effectivement, cette pièce lui était totalement inconnue.
Mortifiée, elle remarqua un homme immense devant l'encadrement d'une porte, qui l'observait de ses yeux bleu-gris. Lorsqu'il s'approcha doucement, elle hurla de terreur en sautant de la paillasse où elle avait apparemment dormi, et tenta de fuir en passant entre les jambes du géant. Mais ce dernier bloqua son mouvement maladroit et souleva la fillette comme si elle avait été qu'un vulgaire sac de farine, puis finit par la déposer sur sa paillasse, sous ses grognements terrorisés.
- Eh, mollo, gamine, je te veux rien de mal, lui dit-il d'une voix qu'il espérait la plus douce possible.
L'enfant détailla cet homme qui lui faisait face, tentant de regarder dans ses yeux s'il avait de mauvaises intentions, comme elle avait appris à le faire.
L'homme, grand et mince, avait un visage long et fin, ridé au coin des yeux. Ses cheveux d'un blond grisonnants étaient attachés en un espèce de chignon, retenus par un bâton fin en bois lisse. Une barbe mal taillée lui recouvrait le menton, et il la détaillait de ses yeux clairs la fillette d'un air... tendre?
"Il a l'air gentil", se dit-elle. Sur cette évaluation plutôt positive, elle finit par se calmer.
- Bon, euh... Comment tu t'appelles?
L'homme paraissait gêné, se grattant machinalement l'arrière du crâne. Il ne devait visiblement pas savoir s'y prendre avec les enfants.
- Je sais pas, répondit la fillette en plongeant ses grands yeux bleus dans ceux du monsieur.
"C'est pas un regard d'enfant ça, putain..." pensa t-il en soutenant difficilement les prunelles azurées de la fillette.
- Comment ça, tu sais pas comment tu t'appelles? Tes parents ne t'ont pas donné de nom?
- J'ai pas de parents, répondit-elle le plus naturellement du monde, sans une once de douleur dans ses yeux, comme si cela avait été parfaitement normal.
- Qui est ce qui s'occupe de toi, dans ce cas? demanda l'homme, stupéfait.
- Personne.
Cette fois, il était abasourdi.
- C'est pas possible, gamine. Tu as le droit de me dire la vérité, tu sais, quoi que tu dises, je ne te ferai rien.
- Je dis la vérité.
Il la scruta, interdit. Ses grands yeux océan brillaient d'une sincérité sans égale. Il se gratta une fois de plus la tête, perturbé.
- Bon, d'accord, je te crois, lâcha t-il finalement. Comment est-ce que tu as réussi à survivre toute seule, dans ce cas?
- Bah, j'essayais d'abord de trouver des endroits où dormir. Souvent, c'était dans les granges des fermiers ou dans les caravanes des marchands, là où je pouvais trouver des couvertures ou de la paille, et un peu à manger. Mais je me faisais souvent jeter dès qu'on me découvrait, et les gens sont souvent méchants avec moi parce que je pue et que je suis pas belle. Alors j'ai appris à monter sur les toits des maisons, parce que là y'a personne pour venir me déranger, et un jour j'ai trouvé l'étage d'une maison abandonnée ou j'ai pu dormir comme je voulais.
La gamine se gonfla de fierté en souriant, les yeux brillants. L'homme était sidéré.
- Et tu as vécu toute ta vie comme ça?
La gamine posa un de ses petits doigts sur son menton, comme pour réfléchir.
- Oui, je crois. J'ai appris à faire les poches des gens, pour pouvoir m'acheter à manger. Donc j'ai dû aussi apprendre à faire la différence entre les gentils et les méchants. Et après, j'ai compris la différence entre les riches et les pauvres. Les bourges, c'est les plus faciles à berner!
- Tu ne devrais pas me sortir ça aussi facilement, fillette. Tu pourrais avoir des ennuis, en racontant ça à n'importe qui.
- C'est toi qui me pose des questions, monsieur. Et puis tu fais partie des gentils, toi, autrement je ne te raconterai pas ça.
Une fois de plus, l'homme en resta bouche bée. Elle avait la mentalité d'une adolescente frisant l'âge adulte, pas celle d'une gamine d'une dizaine d'années.
- Et toi, monsieur, comment tu t'appelles?
La tentative de politesse mêlée au tutoiement fit rire doucement l'homme. Elle était une fille mature coincée dans la faiblesse et l'ignorance d'un petit corps d'enfant. Quelle association étrange.
- Je m'appelle Stefan, lui dit-il avec un sourire tendre en lui tendant sa main, comme pour faire la paix en même temps que les présentations.
- Bonjour, Stefan, répondit elle en enfournant sa main minuscule dans celle, immense, du susnommé Stefan. Je m'appelle "Je sais pas".
- Dis moi, mademoiselle "Je sais pas", est que tu veux bien m'autoriser à te donner un nom?
La fillette lâcha un petit rire innocent, qui embauma le cœur de Stefan instantanément. Il n'y avait rien de plus beau que le rire spontané et claironnant des enfants et il sentit, à cet instant, une sorte d'attachement paternel naître en lui envers cette étrange gamine aux yeux si lucides.
- Oui, si tu veux, monsieur Stefan.
- Qu'est ce que tu dirais de "Ash"?
- Hache?, répéta t-elle, indécise. J'ai pas trop envie de m'appeler comme un outil pour couper du bois, tu sais.
- Mais non! rit l'homme en ébouriffant les cheveux de la gamine, qu'il détailla plus minutieusement en fourrant ses doigts dans ses boucles dorées. "Ash", dans une autre langue, veut dire "cendre".
- Pourquoi tu voudrais m'appeler "cendre"?
- Parce que quand je t'ai découverte, tu étais pleine de suie, et je t'ai en quelque sorte ramené à la vie. Je sais pas, vois ça comme une image. Moi, je te vois comme la cendre sur laquelle j'ai soufflé pour rallumer le feu de ta vie. Qu'est ce que tu en penses?
La fillette fit mine de réfléchir en arborant la même gestuelle enfantine.
- Mmmh. Je pensais pas qu'un vieux monsieur comme toi pouvait être poétique. J'aime bien.
Stefan lui donna une petite pichenette sur la joue, pour la punir affectueusement de son insolence. Il rirent de bon cœur, tous les deux, pour la première fois depuis ce qu'il leur semblait être une éternité.
***
- Tu es prête?
La petite fille désormais baptisée Ash se tenait devant le morceau de verre brisé qui leur servait de miroir, impatiente. Stefan plongea ses yeux clairs dans le reflet de ceux de la fillette pour obtenir son approbation, puis s'empressa de retirer minutieusement chaque bandage qui recouvrait sa frêle carcasse. Ash l'observa faire à travers le reflet, et découvrit petit à petit avec horreur les immenses balafres blanchâtres qui parsemaient la peau de son cou et de son ventre. Une fois le travail du quadragénaire achevé, il détailla à son tour la peau lacérée de sa protégée, chagriné de la regarder frotter avidement sa joue en tentant de faire partir sa cicatrice comme s'il s'agissait d'une simple tâche de farine.
- Stefan! Ça veut pas partir!
Atterré par la détresse évidente de la gamine, il s'agenouilla pour se mettre au niveau de son visage sur lequel elle s'apprêtait à déverser des torrents de larmes. Il prit sa joue dans sa paume immense et caressa doucement la trace béante de son récent traumatisme.
- Ça ne va pas partir, petite, lui avoua t-il, attristé.
- Pourquoi? geignit-elle. Personne ne veut s'approcher de moi parce que je suis pas belle, ça va être encore pire avec ça!
- Tu te trompes encore de mots, Ash, la réprimanda t-il avec un petit sourire attendri. Si les gens ne t'approchent pas, c'est pas parce que tu n'es pas belle. C'est parce que tu ne viens pas du même monde qu'eux, et qu'ils ont peur de ça.
La fillette leva ses yeux embués vers son nouveau protecteur. Elle semblait parfaitement comprendre le sens de ses mots, et essuya ses larmes avec détermination.
- Dans ce cas, allons les voir et leur montrer que notre monde est aussi bien que le leur!
Elle s'apprêtait à franchir le seuil de la porte lorsque Stefan la retint par le bras.
- Non, Ash. Pour l'instant, on doit rester cachés.
- Pourquoi? gémit-elle avec la petite fureur dont était capable un enfant.
- Parce que je suis un criminel, pour eux. J'ai fait des choses qu'ils n'ont pas accepté, et ils pourraient me tuer pour ça.
- Non! Je veux pas que tu meures! piailla t-elle en se jetant dans les bras de son bienfaiteur.
- Dans ce cas, tiens-toi tranquille et reste avec moi. Rien ne nous arrivera, lui chuchota t-il en caressant la cascade de boucles dorées dévalant les épaules de sa protégée.
- Dis, Stefan?
- Mmmh?
- Est ce que tu vas m'abandonner quand je serai guérie?
L'homme se recula de sorte à planter ses yeux clairs dans ceux, interrogateurs, de la fillette.
- Pourquoi je ferai une chose pareille?
- Parce que... Je crois que c'est ce que mes parents ont fait. Et s'ils m'ont abandonnés, c'est bien parce que j'étais encombrante ou alors parce que je suis pas quelqu'un de bien, non? Donc, quand tu découvrira que je suis nulle et inutile, tu feras pareil.
- Oh lala, Ash... souffla Stefan en attirant la petite contre lui, désemparé.
Que répondre à une fillette si intelligente, qui semblait avoir déjà réalisé les nombreux travers de ce monde? Il espéra qu'avec cette étreinte, il parviendrait à lui prouver silencieusement qu'il n'était pas prêt à laisser tomber cette étrange enfant pour laquelle il ressentait déjà une profonde et sincère affection.
***
- Alors comme ça, tu gardes la mioche?
- Oui, Remy, que ça te plaise ou non, soupira Stefan.
- Je te demande parce que ça va pas être facile de se coltiner un mouflet, tu sais, s'expliqua le susnommé Remy, d'une voix pâteuse. C'est déjà compliqué de se trouver assez de bouffe et de gnôle lorsqu'on est en débandade, alors je te dis pas, avec un chiard dans les pattes, bonjour la discrétion...
- Eh! Je t'entends, espèce de poivrot!
La fillette émergea de son antre qui lui servait de chambre en se frottant les yeux, et détaillait Remy avec mépris.
Avachi sur l'un de leur canapé de fortune, une bouteille d'alcool dans la main, Remy était un homme rondouillard à la peau basanée, et qui picolait un peu trop au goût de la fillette. Ses cheveux noirs et graisseux entravait son regard porcin qui fusillait Ash avec un dégoût apparemment partagé.
- Elle dort pas, la chieuse? C'est pas une heure pour les moutards.
Ash lui lança un regard noir tandis que Stefan l'attrapait pour venir la caler délicatement sur ses genoux.
- Elle fait des cauchemars, tu sais, depuis l'attaque à Utopia, expliqua Stefan, las.
- En plus elle fait pas ses nuits... râla le basané avec dédain, en portant la bouteille à ses lèvres. Franchement, Stef, tu nous fous dans la merde avec tes caprices merdiques.
C'était avéré: Ash n'aimait pas du tout Remy. Elle ne savait dire si elle le catégorisait dans les "méchants" ou les "gentils", tout simplement parce qu'il avait un peu des deux, et que l'un ne penchait pas plus dans la balance que l'autre. Elle détestait sa condescendance et son égocentrisme, surtout lorsqu'il passait son temps à descendre Stefan pour des broutilles. Il passait sa vie à squatter la planque avec eux, et sa compagnie était exécrable. En plus, il sentait pas bon. Elle, au moins, avait la décence de se laver quotidiennement avec le savon volé qu'elle avait généreusement partagé avec Stefan.
- Si tu apprenais à la connaître, tu te rendrais bien vite compte que c'est pas une gamine comme les autres, Remy. C'est même pas vraiment une gamine, en fait, elle est bien plus que ça.
Stefan frotta affectueusement le haut du crâne de la fillette.
- Désolé, vieux, mais tout ce que je vois devant moi c'est une chieuse de premier ordre.
Ash lui balança alors un geste obscène, et le basané écarquilla les yeux.
- Oh oh! C'est qu'elle a du répondant, la p'tiote! rit-il de sa voix gutturale. Finalement, j'vais p'têtre pouvoir la supporter, qui sait.
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Hello!
Je dois avouer que j'ai tout bonnement A-DO-RÉ écrire ce chapitre! J'espère que découvrir l'enfance de Ash vous aura plu!
Je sais qu'un saut dans le temps comme ça peut surprendre, mais je me suis dit que c'était le moment idéal pour le faire, étant donné qu'on ne sait pas ce qui est arrivé à la Ash du présent. Les deux prochains chapitre seront aussi centrés sur sa vie d'avant, j'espère que ça vous plaira! Et puis, ça laisse place à un peu de suspense!
A bientôt pour la suite!
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