Chapitre 19 ~ Aux portes du Paradis

- L'expédition aura pour but d'établir un nouveau point de ravitaillement, et, si nous en avons l'occasion, de capturer un ou plusieurs titans dans l'intérêt des recherches scientifiques du chef Hanji Zoe. Nous partirons demain matin, à neuf heures, et nous sortirons par les portes de Shiganshina. Je vous prie de réviser attentivement votre place dans la formation de détection à longue distance que nous déploierons une fois à l'extérieur, ce qui nous permettra de...

Tous les soldats du Bataillon au complet étaient rassemblés devant l'estrade où se dressait le major, qui leur révélait les dernières modalités de leur expédition. Un silence pesant demeurait dans les troupes, obstrué par la seule voix puissante d'Erwin qui, à chaque nouvelle phrase, lacérait le peu de courage que chacun était parvenu à bâtir maladroitement, et ébranlait les quelques restes de sang froid qu'ils possédaient encore. Beaucoup arboraient une mine déconfite, apeurée, les images sanglantes de leur dernière expédition leur passant douloureusement devant les yeux. D'autre restaient stoïques, le regard vaillamment dirigé loin devant eux, prêts à affronter le danger imminent sous les ailes de la liberté. Mais tous étaient pourvus d'une détermination sans égale, celle de ne pas mourir, coûte que coûte.

- Sur le cœur! hurla Erwin avec conviction, son discours achevé.

Dans un même geste, ils abattirent leur poing droit sur leur poitrine, signe dévolu qui les unissait tous, indéniablement, dans la même torpeur.

***

- Tu appréhendes?

Ash, cigarette au bec, observa Hanji s'avancer vers elle. Malgré la soirée bien entamée, on pouvait distinguer des éclats de voix aux quatre coins du quartier général qui abritait une centaine de vies, vies à présent menacées par la lourde épreuve du lendemain. L'estomac de la jeune femme se noua lorsqu'elle imagina ce même endroit, quand ils reviendraient suite à leur expédition, indéniablement amputé de nombreuses existences, et elle se demanda quels cœurs secoués de vie à présent auraient cessé de battre le lendemain. Peut-être le sien. Elle frissonna de dégoût.

- Qui n'appréhenderai pas? se contenta de murmurer la balafrée, les yeux perdus dans le vide tandis que sa supérieure s'adossait à ses côtés.

- Tu n'as pas l'air particulièrement effrayée, pourtant, constata Hanji en détaillant la bouclée.

Bien sûr que si, elle avait peur. Comment pourrait-il en être autrement? Pourtant, cette effroyable épouvante restait logée au fond de son être, à l'image d'un vague écho dans son esprit. La crainte n'empiétait pas sur son jugement, ses intentions, cette vive terreur ancrée depuis bien trop longtemps dans sa peau. Elle avait toujours marché avec, l'angoisse ayant fait partie intégrante de sa vie depuis son plus jeune âge, et avait appris à la refouler sans pour autant l'oublier, lui rappelant en permanence qu'elle était toujours indéniablement vivante.

- Ça fait partie de moi, lâcha t-elle simplement.

Hanji la détailla, passant de la lueur de ses yeux bleus au bâton de nicotine qu'elle détenait entre ses lèvres. Pour une fois, elle ne tenta même pas de le lui arracher de la bouche.

- Je n'ai jamais vu un tel état d'esprit chez une nouvelle recrue, dit la scientifique, pensive. Tu m'intrigues toujours plus de jours en jours.

- Arrête, je vais finir par croire que je suis un objet de plus dans tes expériences farfelues.

- Bien sûr que non, rit doucement la vétérane. Tu es juste la fille la plus étrange que je n'ai jamais rencontrée, et je ne pense pas être la seule à vouloir percer tes mystères.

Hanji et son franc-parler. Ash soupira. Sa supérieure était bien la seule à oser mettre des mots sur les interrogations silencieuses de la plupart des membres du Bataillon. 

- Laisse tomber, Hanji. Ça n'en vaut pas la peine.

- Au contraire, rétorqua sa supérieure. Je pense que tu en vaux largement la peine.

La jeune femme haussa un sourcil, détaillant le visage avide et débraillé de la scientifique, mais garda tout de même le silence pendant de longue minutes.

- Je vais y aller, déclara cette dernière en s'éloignant. 

- Bonne nuit, Hanji.

La balafrée fut une fois de plus surprise d'entendre le rire chantonnant de sa supérieure.

- Je ne pense pas que le sommeil sera au rendez-vous, ce soir.

Et effectivement, cette nuit là, personne ne parvint à trouver la quiétude de l'inconscience, le cœur trop battant, témoignant la présence indéniable de ces vies qui pour beaucoup s'apprêtaient à s'éteindre.

***

L'heure était venue au moment fatidique.

Le mur immense leur faisait face, dernière barrière se dressant devant leur objectif. Attroupés à sa porte, une centaine des membres du Bataillon patientaient du haut de leurs montures, le cœur battant, l'aval de leur major qui indiquerait cet instant inévitable où ils devraient franchir l'ultime protection qui les gardaient à l'abri des aberrations déambulant à l'extérieur.

Ash, perchée sur sa fidèle jument à la couleur du sable, songea à cet instant que le temps semblait s'être arrêté. Dans le sillage du caporal, aux côtés de ses nouveaux amis, elle leva ses yeux vides vers le ciel, celui qui se préparait à s'étendre loin devant elle, dans les profondeurs d'un monde qu'elle s'apprêtait à découvrir. 

Elle était comme vidée de tout sentiment. La peur n'existait plus; celle qui se dégageait de ses camarades la traversait sans pour autant en ressentir les lourdes effluves. La douleur, l'appréhension, la tristesse n'étaient plus qu'un vague souvenir des états d'âme qui lui torturaient ses nuits auparavant, comme si elle n'avait été jamais été sujette à ces sentiments, juste indéniablement au courant de leur existence. Seul contait le bleu intense de ce ciel qui les dominait, et la seule attente de découvrir encore plus de cet azur lui donnait la force de ne pas s'écrouler sous ces volutes du vide immense qui l'absorbait.

Elle baissa les yeux. Elle rencontra un tout autre type de ciel, cette fois-ci plus grisonnant, et pourtant bien plus chargé d'espoir. A cet instant, dans les yeux de Livaï, elle y voyait un monde entier, loin de toutes ces menaces imminentes qui les propulsaient aux portes de la tragédie. Elle aurait voulu s'y noyer à jamais, juste pour s'oublier quelques secondes encore.

Mais le caporal pivota la tête pour regarder droit devant lui, laissant les prunelles stériles de la jeune femme se poser sur ses épaules recouvertes de l'émeraude de la cause pour laquelle ils s'apprêtaient à franchir les portes des Enfers. Néanmoins, elle finit par sourire paisiblement.

Dans les orbes grises de son supérieur, elle avait pu y puiser toute la force dont elle avait besoin. Il lui avait exprimé tout son courage, toute son étrange douceur par l'intermédiaire de ce bref échange, lui révélant implicitement à quel point il croyait en elle. A quel point elle croyait en lui.

Plus rien ne pouvait l'ébranler. 

***

- Auruo, à ton tour! cria Livaï à son subordonné.

L'interpellé leva son bras vers le ciel et tira. Un fumigène rouge s'éleva vers le ciel, rejoignant les autres colonnes vermeilles qui se dressaient à leur droite.

Il galopaient depuis des heures maintenant, à travers les plaines verdoyantes et désertées. Malgré leur position plutôt à découvert dans la formation - on leur avait attribué le poste d'agent de liaison, dans les premières lignes, sur l'aile droite -, aucun titan n'était entré dans leur champ de vision. Pourtant, ce fumigène qu'Auruo venait de tirer attestait indéniablement leur présence, signifiant que les escouades plus à droite s'y confrontaient en ce moment même.

"Le calme avant la tempête", pensa le caporal, habitué à bien plus de complications durant les innombrables expéditions auxquelles il avait participé. La tranquillité première n'était souvent pas synonyme de victoire, loin de là.

Et son pressentiment devint réalité quelques minutes plus tard. Un titan, d'une dizaine de mètres d'après ses estimations, leur fonçait dessus. Il en conclut avec résignation que l'aile à l'extrême droite avait été décimée, sinon un de ces monstres ne serait jamais passé au travers. Et il trouva cela bien étrange que ce monstre en question soit irrévocablement seul

Cependant, il jugea la situation, dans l'immédiat, parfaitement contrôlable. Ce titan semblait bien badaud, pas très rapide. C'était le moment idéal pour la tester. 

Gunther s'apprêtait à se redresser sur sa monture dans le but d'engager le combat, mais le caporal l'en dissuada et se tourna vers Ash. 

- Tu y vas.

- Mais caporal! intervint Erd immédiatement, interloqué. Vous ne pouvez pas lui demander ça! C'est une bleue, bon sang!

A sa plus grande surprise, au lieu de croiser le regard noir du caporal, il croisa celui, meurtrier, de la balafrée, qui le fit taire, bouche bée.

C'est ainsi que Ash, après avoir trouvé une dernière confirmation dans les yeux du caporal, se redressa sur sa selle, puis s'élança dans les airs, d'un geste leste, presque gracieux. Le dernier regard de la balafrée à son égard l'avait alerté: il y avait lu toutes les profondeurs du vide abyssal qui l'habitait, et un frisson de terreur lui parcourut l'échine tandis qu'il scrutait la recrue qui s'élançait sur l'origine de tous les maux de ce monde. Il réprima comme il put cet immonde pressentiment qui lui tordait les boyaux, et observa les mouvements de la bouclée qu'il venait d'envoyer au casse-pipe.

C'est là que vint frapper l'évidence pour Livaï. Il réalisa avec stupeur à quel point il s'était fourvoyé.

La gamine avait déjà vu un titan.

Pire, elle en avait déjà combattu. Elle en avait déjà massacré un.

Il ne pouvait en être autrement, au vu du spectacle qu'il avait devant les yeux. Pourquoi ne s'était-il jamais résolu à croire Erwin? Il ne lui avait raconté que la stricte, éclatante vérité. Il mesurait à présent toute l'étendue de sa méprise.

Avant qu'il ne réalise l'entierté du tableau qui se peignait devant ses yeux abasourdis, la jeune femme avait déjà tranché sèchement la nuque du monstre, qui vint s'écrouler lourdement sur le sol. 

Ash, perchée sur la carcasse fumante, avait les yeux rivés sur ses mains recouvertes d'un sang qui s'effaçait à travers les volutes, comme étonnée de ses propres gestes. Malgré son éclatante victoire et les acclamations de ses amis qui venaient tambouriner ses oreilles tout autour d'elle, la jeune femme avait l'estomac noué, l'air mortifiée. Ce sang écarlate qui l'avait recouverte quelques secondes plus tôt et qui avait pourtant disparu à présent, avait le goût amer du désespoir, et elle avait l'impression qu'il avait incrusté sa peau, qu'il l'avait entachée à jamais.

Elle leva ses yeux vides vers ses camarades, comme si elle avait à peine remarqué leur présence. Leurs mines réjouies lui donna la nausée, leurs éclats de rire se noyèrent dans les pulsion stridentes des acouphènes qui la rendaient sourde. La seule chose lui témoignant qu'elle était encore en vie fut les battements acharnés de son cœur dans sa poitrine, qui avaient l'air de dire: "Attends, c'est pas encore fini".

Puis elle jeta son regard sur le lointain des plaines. Une immensité de colonnes de fumée rouges et noires s'élevaient vers le ciel, des ombres titanesques se rapprochèrent. Ses yeux s'exorbitèrent, elle n'entendit pas son propre hurlement déchirant. Elle s'élança à nouveau dans les airs, sous les regards ébahis de ses camarades.

Se jetaient sur eux une horde d'une dizaine de titans, qu'ils n'avaient même pas décelés à l'horizon, noyés dans cette consternation que leur inspirait la jeune prodige. Se retournant enfin vers le danger, ils découvrirent la teneur de la situation désespérée dans laquelle ils se trouvaient au cœur même.

Dans la mêlée, Ash entendit à peine ses amis qui hurlaient son nom. La seule chose qui comptait pour elle, c'était de les maintenir hors de portée. Alors elle se rua instinctivement droit sur la horde de monstres et dégaina ses lames. Elle trancha violemment la nuque d'un, puis de deux titans. Mais ils étaient trop nombreux et se retrouva vite assaillie. Une main immense vint la faucher plus vite et ses réflexes furent vain, l'envoyant brutalement valdinguer dans les airs, le souffle coupé, à des dizaines de mètres de là. La jeune femme se rattrapa in extremis en agrippant un de ses câbles au tronc minuscule d'un petit arbre solitaire, et évita la chute vertigineuse de justesse sans pour autant échapper au choc épouvantable de ses jambes contre les branches épineuses. Une douleur fulgurante vint lui enflammer la cuisse gauche, et elle lâcha une sourde plainte étouffée. Elle n'eut pas le loisir de constater les dégâts, puisqu'une véritable légion de titans se ruaient sur elle. 

Les cris de ses camarades s'étaient tut, elle ne savait même pas si elle avait réussi à leur donner assez de temps pour qu'ils puissent dégainer leurs lames. Elle ne savait même pas s'ils étaient encore vivants. 

Elle ne voyait plus rien, rien d'autre que d'immenses yeux globuleux qui la dévoraient du regard, des corps tout aussi infâmes que gigantesques qui l'encerclaient. Elle se rua sur l'origine de ses plus horribles cauchemars, désespérée. L'histoire se répétait.

La suite des événements fut alors pour elle un véritable chaos.

Le monde tournoyait autour d'elle, au rythme de ses acrobaties aériennes, aveuglée par les flots de sang qui giclaient de toute part. Ses lames scintillaient dans le coin de ses yeux, tranchant ces montagnes de chairs qu'elle heurtait sans arrêt, toujours plus nombreux, plus denses. Le supplice était interminable.

Elle ne savait plus différencier ciel et terre. Des grognements abominables lui torturaient les tympans, et lui avaient fait perdre le second de ses sens. Une douleur atroce vint embraser son abdomen, sentant un de ses membres - elle ne savait même plus lequel - se broyer en mille morceaux. Les vagues de fumées ardentes se mêlaient à la pluie de gouttes écarlates qui lui brûlaient la peau, les poumons, le cœur.

Quelque chose la cogna une nouvelle fois, et elle se sentit défaillir. La jeune femme rencontra lourdement le sol, pour la première fois de ce qu'elle avait pensé être des heures. 

Elle réalisa le silence macabre qui régnait subitement; elle ne put détailler les lieux par sa vue indéniablement obstruée par le liquide visqueux qui lui dévalait le visage. Elle ne savait même plus s'il s'agissait de son propre sang ou de celui de ces créatures.

Le sol trembla sous elle, au rythme de pas titanesques. Elle puisa dans ses dernières forces pour se mettre difficilement à genoux, les bras ballants le long de son corps meurtri. Elle leva la tête, recouvrant un semblant de vision, et scruta, d'un regard absent, le titan à l'allure infâme qui s'avançait vers elle. 

"Alors, je vais mourir, c'est ça?"

Elle ne sentait rien. Sa carcasse mutilée ne la faisait même plus souffrir. Plongée dans le néant qui habitait son corps, elle ne pouvait que constater au ralenti ce qu'elle avait devant ses yeux embrumés.

"D'accord. J'y suis résolue."

Le titan se rapprochait. Ses yeux globuleux la dévoraient déjà de son regard avide.

"Je n'ai plus la force, de toute façon."

Quelle étrange sensation de ne plus sentir aucun muscle de son corps et de pourtant apprécier une dernière brise fraîche caresser sa peau, de savourer les dernières larmes dévaler ses joues écorchées. 

"Je ne me suis jamais sentie aussi bien."

Une main immense s'empara de sa silhouette. Elle ne tenta même pas de se débattre, laissant ses jambes inertes décoller du sol une nouvelle et ultime fois, ne sentit pas l'haleine putride du monstre lui fouetter le visage. Elle fixa de son regard éteint la gueule béante du titan, l'expression sereine, puis ferma une dernière fois les yeux.

"Tout ce que je veux, c'est dormir."

Elle entendit vaguement quelque chose dans le lointain du néant, comme un cri désespéré.

"Ne vous inquiétez pas, les amis, ne m'appelez plus, j'arrive."

Elle discerna quelques bruits sourds, le tintement d'un métal qu'on frotte, le grognement étranglé d'un animal qu'on égorge. 

Puis elle se sentit tomber longuement dans le vide, pour se faire finalement rattraper par une petite silhouette sombre. Elle lui parlait. Elle ne comprenait rien. Elle devina son propre corps rencontrer le sol à nouveau, et la voix étrange se fit plus claire.

- Ash! Eh! Ouvre les yeux, par pitié, Ash!

Elle semblait reconnaître cette voix. D'ailleurs, c'était la première fois que son prénom passait la barrière de ses lèvres. Un instant mémorable, se dirait elle, si elle n'était pas sur le point de lâcher son dernier souffle.

"Alors, toi aussi, tu es déjà mort?"

- Ash. Je t'en prie. Ouvre les yeux.

La voix semblait plaintive. Étrange, de la part de la personne qu'elle avait cru reconnaître. Par elle ne sait quelle force obscure, elle entrouvrit doucement les paupières.

"C'est à ça, que ressemble le Paradis?"

La dernière chose qu'elle vit fut deux orbes argentées, presque translucides, qui l'observaient avec un un lourd chagrin, une folle inquiétude et une tendre douceur. Un monde entier dans ces yeux gris.

"Tu m'accompagnes, hein, Livaï?"

Ash sombra ainsi, dans les bras du caporal désemparé, au cœur du plus profond sommeil auquel elle ne s'était jamais adonnée.

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