Chapitre 12 ~ Séquelles
Ash avait finalement reprit son entraînement, à sa plus grande surprise.
Le caporal semblait avoir passé à la trappe leur étrange altercation aux écuries, pour venir lui annoncer le soir même qu'elle devrait se préparer à enfiler son équipement tridimensionnel le lendemain matin.
Comme à chaque fois qu'ils s'étaient retrouvés dans une telle situation, singulière et inexplicable (et qui, contre leur gré, devenait presque habituel entre eux, si l'on prenait en compte leurs étranges combats nocturnes), les deux soldats s'appliquaient à ne jamais plus remettre le sujet sur la table, comme si tout cela n'avait jamais réellement eu lieu. D'ailleurs, il arrivait parfois que Ash doute de la réalité de ces instants, tellement l'attitude du caporal demeurait froide et inébranlable durant leurs journées d'entraînement, et se comportait avec la jeune femme comme si elle n'était qu'une vulgaire gamine à qui il fallait tout apprendre. Oubliait-il les étranges instants qu'ils avaient partagés ou possédait-il réellement un don fabuleux en terme de désillusion? Ash ne parvenait définitivement pas à cerner son supérieur, ni à comprendre ses intentions vis à vis d'elle. Alors, tout comme lui, elle se contentait de suivre ses ordres sans broncher, comme si tout cela n'avait jamais eu lieu, passant sous silence sa curiosité qu'elle savait réciproque, ardente, frénétique. Tout deux excellaient en terme de déni; on n'y voyait que du feu.
Ash s'efforçait d'atténuer le bouillonnement de ses réflexions pour se concentrer sur son entraînement. Elle oublia un instant ses tourments pour s'abandonner à sa fièvre fraîchement recouvrée, celle qui s'écoulait en elle lorsque ses pieds quittaient le sol pour s'élancer dans les airs.
La balafrée avait consacré ces derniers jours à peaufiner ses méthodes de vol à l'aide de son équipement. Comme lors de son premier essai, elle se laissait aller à son instinct, fermant mécaniquement les yeux sans craindre une seule fois les obstacles que constituaient les longues branches épineuses des arbres. Ash s'attelait à la tâche pendant des heures: alors que son premier vol avait été plutôt timide et maladroit malgré son incroyable faculté à maîtriser l'équipement en s'occultant volontairement la vue, la jeune femme fendait l'air à présent avec beaucoup plus d'aisance et de fluidité, et se permettait même parfois certaines pirouettes audacieuses qui n'étaient habituellement pas à la portée d'un simple débutant. En très peu de temps, elle avait su totalement dompter le jeu de câbles de son équipement, le débit du gaz qui la propulsait, et supportait durant des journées entières la tension permanente dans laquelle elle devait demeurer, sanglée de toutes parts, contrôlant minutieusement son équilibre.
Aussi exaltant soit-il, son entraînement à la tridimensionnalité n'en était pas moins rigoureux, presque féroce, et Ash se sentait aussi vidée qu'une vieille épave en fin de chaque journée. Elle ne prenait même plus le temps d'aller aux écuries, d'astiquer sa guitare ou même de se présenter au réfectoire le soir; éreintée, elle se dirigeait machinalement vers ses quartiers et se laissait lourdement tomber sur son lit, s'abandonnant à un sommeil lourd et sans rêves aussitôt son visage en contact avec l'oreiller, sans même prendre le temps de se changer au préalable. Son épuisement était tel que la jeune femme n'était même plus sujette à ses nombreux cauchemars qui torturaient habituellement ses nuits; à présent, le sommeil l'assommait, aussi lourd que le plomb, et elle sombrait ainsi chaque nuit dans une inconscience épaisse, accablante. Elle n'avait plus eu le loisir de retrouver le caporal la nuit en quête de leur habituel combat entre insomniaques; elle n'était tout simplement plus physiquement apte à rester éveillée.
Ash savait pertinemment qu'elle avait décidé d'elle-même de faire de cet entraînement un véritable calvaire et ne rechignait jamais de se rendre chaque matin à l'orée du bois, de grandes cernes sous les yeux malgré son sommeil de plomb, bien au contraire. Elle se délectait de ses séances de vol, aimait constater ses progrès plus fulgurants chaque jour après l'autre, appréciait la sensation de chacun de ses muscles en tension, chacune des parcelles de sa peau sujettes à aux déferlantes du vent, qui la faisait se sentir indéniablement libre, intouchable.
Au bout de deux semaines de cet entraînement presque intolérable, Ash maîtrisait la tridimensionnalité aussi bien qu'un vétéran du Bataillon. Mais elle ne réalisa pas à quel point ses exercices qu'elle pratiquait avec une ardeur presque frénétique marquaient son corps d'une manière aussi indélébile que ses cicatrices.
***
Ash s'avançait, dans la lueur hâlée d'une énième matinée, vers l'objet de toutes ses pensées depuis quelques semaines maintenant, dans la hâte de sentir une nouvelle fois ses pieds décoller du sol et de s'abandonner une nouvelle fois à la liberté que lui offrait les cieux.
Elle flottait dans ses vêtements et nageait dans ses sangles. Elle avait dû une fois de plus les resserrer plus étroitement encore, mais ne s'inquiétait pas plus que ça. Elle se disait que cela allait vraisemblablement de pair avec le dur entraînement qu'elle subissait - non, qu'elle savourait - depuis quelques semaines.
Livaï l'attendait, comme chaque jour à l'orée du bois, les bras éternellement croisés sur son torse. Il avait suivit les exercices de la recrue de très près, sans pour autant intervenir. Il n'avait pu que constater le talent flagrant, indiscutable de la jeune fille, et appréciait également son entrain, même s'il figurait à la limite de l'hystérie. Seulement, la gamine ne semblait pas réaliser les dégâts qu'elle s'infligeait inconsciemment, et persistait à se terrer dans son monde exalté comme pour renier tout ce qu'il l'entourait, au point d'en oublier ses devoirs et même ses nouveaux amis.
Le caporal avait alors décidé qu'il était temps de sortir de son rôle d'examinateur passif, et de réagir, puisque la recrue semblait noyée dans le déni et n'était visiblement pas apte à constater les dégâts par elle-même.
Lorsque la balafrée arriva à sa hauteur, elle le salua silencieusement par un hochement de tête. Elle observa ensuite les alentours et haussa un sourcil.
- Où est passée votre escouade?
Sa voix était rauque, un peu étranglée, et Ash se demanda soudainement quand est-ce qu'elle avait parlé à quelqu'un pour la dernière fois. Les seules fois où elle ouvrait la bouche ces derniers temps étaient pour permettre à ses lèvres d'accueillir une énième cigarette et de relâcher des volutes de fumée grisonnantes.
- Déjà partis s'entraîner.
- Mais fallait m'attendre! s'exclama la jeune fille en se ruant vers la forêt.
Livaï la retint par le bras mais la lâcha presque aussitôt, se remémorant la réaction de la jeune fille la dernière fois qu'il l'avait touchée. Heureusement, Ash ne sembla pas en tenir compte sur l'instant et se contenta de lui lancer un regard inquisiteur.
- Pas besoin de les rejoindre. Je t'offre un jour de relâche.
- Mais...
- C'est pas négociable, merdeuse. Dégage.
Hébétée, la jeune femme le toisa quelques secondes, en quête d'une once d'explications sur le visage d'albâtre de son supérieur. Elle n'y décela que la froideur de l'autorité inébranlable du caporal, et décida alors de ne pas chercher plus loin et d'obéir, à contrecœur.
Ash tourna les talons et rejoignit le bâtiment d'un pas lent, abattue. Comme il était étrange de ne pas avoir la perspective de fendre l'air aujourd'hui! Elle n'avait rien fait d'autre pendant des semaines durant, et se trouvait à présent perdue, ne sachant que faire, sa routine trop ancrée en elle pour pouvoir rebondir sur une quelconque autre activité. Rien n'était aussi puissant, exaltant que de voler dans les airs, et le reste de la vie de soldat lui paraissait bien fade, tout à coup.
Elle s'adossa contre la pierre froide du bâtiment et alluma une cigarette, pensive, humant la brise fraîche du matin. A quoi allait-elle donc passer sa journée?
Son regard se défit du vide lorsqu'elle remarqua une silhouette débarquer en trombe dans son champ de vision, qui semblait foncer droit sur elle. Ash reconnut les légendaires lunettes d'Hanji et sa coupe de cheveux débraillée. Comme à son habitude lorsqu'elle voyait la recrue fumer, la scientifique s'empressa de s'emparer du tube incandescent de la bouche de la jeune femme et de le jeter le plus loin possible sous ses protestations exaspérés.
- Arrête de fumer comme un sapeur, ça ne fait qu'agrandir les valoches que t'as sous les yeux.
- Je me porte très bien, merci, râla la bouclée d'une moue courroucée.
- Mmh... Ça c'est à revoir, murmura la vétérane, presque inaudible.
- T'as dit quoi?
- Rien. Viens, je dois te montrer un truc!
Elle ne laissa pas à la recrue le loisir de souffler ce qui lui restait de fumée qu'elle s'était déjà emparée de son poignet et l'entraînait dans son sillage.
- Hanji! Me traîne pas comme ça, ça m'énerve! Fous moi la paix!
La scientifique se stoppa net et se retourna pour toiser la recrue sévèrement. Ash avait parfois tendance à oublier qu'Hanji, avant d'être son amie, était d'abord sa supérieure.
- C'est important, Ash, déclara t-elle avec un sérieux que la jeune femme ne lui connaissait que très peu. Fais pas l'enfant, et suis-moi sans discuter, s'il te plaît.
La bouclée obtempéra, à contrecœur, une fois de plus. S'étaient-ils tous concertés pour se liguer contre elle, aujourd'hui? Elle ronchonna intelligiblement, pestant contre cette bande de chefs d'escouade insupportables qui ne souhaitaient apparemment rien d'autre que son malheur aujourd'hui. Elle suivit néanmoins sa supérieure docilement, curieuse de savoir ce qu'elle voulait tant lui montrer, en espérant qu'il ne s'agisse pas d'une de ses énièmes découvertes ennuyeuses qui ne l'avancerait une fois de plus nulle part.
Ash fut surprise de constater qu'elle l'emmenait vers les dortoirs des hauts-gradés. Hanji ouvrit la porte de ce qui semblait être sa chambre, et invita la recrue à entrer.
La bouclée avait foulé mainte fois le laboratoire de la scientifique durant sa longue période de corvées, et s'était aperçue qu'Hanji y passait le plus clair de son temps, au point que la recrue avait un jour pensé qu'elle y habitait. Mais elle fut surprise de constater que la scientifique avait bel et bien sa propre chambre, bien plus grande que celle où la recrue dormait. La pièce était jonchée de tout un tas d'ouvrages et de divers documents étalés sur un grand bureau au point qu'il était difficile de déceler la couleur initiale du meuble. La chambre croulait sous une montagne de paperasse et d'ustensiles divers dans un énorme désordre, à l'image de sa propriétaire, et Ash se surprit à imaginer le caporal-chef s'arracher les cheveux à la vision d'un tel fouillis.
Hanji ne lui laissa pas le temps de constater l'étendue du chantier, car elle l'attira vers une porte qu'elle n'avait pas remarqué jusque là, au fond de la pièce. Cette dernière menait à une petite salle de bain, plus ordonnée que la pièce principale, où trônaient une large baignoire, un énorme miroir et un simple lavabo, parsemé de quelques affaires de toilette ça et là.
- C'est vrai que vous avez le luxe d'avoir votre propre salle de bain, dit Ash avec envie, elle qui détestait tellement les douches communes à cause de leur manque de propreté et de pudeur imposés aux soldats lambdas.
- Luxe dont on ne peut pas tellement profiter à cause de tout le boulot qu'on a, soupira la scientifique. On a beau avoir des quartiers confortables, la vie de gradé ne l'est pas pour autant. Par contre, ça a été une véritable révolution pour Livaï, je ne l'ai jamais vu aussi heureux que lorsqu'on lui a attribué sa chambre avec sa propre salle de bain!
Elles rirent de bon cœur, Ash s'imaginant mal le caporal supporter les douches communes à l'époque où il n'était qu'un simple soldat.
- C'est d'ailleurs lui qui m'a demandé de t'amener ici, poursuivit la vétérane plus sérieusement.
- Pour me rappeler que je ne suis encore qu'une petite recrue sans intérêt? rétorqua la jeune femme avec sarcasme.
- Non, ma jolie. Arrête de penser que son existence se résume à te mener la vie dure. Au contraire, c'est plutôt prévenant ce qu'il m'a demandé de faire, en fait.
- Comment ça?
- Tu vas comprendre. Déshabille toi.
- Quoi? s'exclama la bouclée, abasourdie.
- Fais ce que je te dis, tu verras.
Ash contempla sa supérieure, hésitante.
- Allez, Ash, je vais pas te manger!
La recrue finit par s'exécuter, perplexe. Elle retira son équipement, ses chaussures et sa veste, puis jeta un regard confus à Hanji, comme pour savoir si elle devait continuer, ce que la vétérane lui confirma par un hochement de tête.
Ash n'était pas particulièrement pudique, mais se sentait extrêmement mal à l'aise à l'idée de dévoiler son corps lacéré, stigmates de son enfance qu'elle aurait aimé occulter définitivement de sa mémoire. Mais elle se rassura en se disant que ce n'était qu'Hanji, qu'elle avait déjà vu les balafres affreuses qui lui courraient tout le long du corps durant les quelques contrôles médicaux que la recrue avait subit lors de son intégration, et qu'après tout elle n'avait plus rien à lui cacher.
Une fois en sous-vêtements, Hanji lui intima de s'approcher du grand miroir.
- J'ai pas vraiment envie de me contempler, tu sais, tenta la bouclée, rouge de honte.
- Ash. C'est un ordre.
Cette dernière soupira, et s'avança timidement. Le miroir paraissait assez grand pour lui renvoyer le reflet de son être tout entier, à son plus grand désarroi.
- Regarde-toi.
Après une dernière hésitation, la recrue leva finalement les yeux vers sa propre image.
La dernière fois qu'elle s'était retrouvée devant un miroir, elle avait apprécié la vue qu'il lui avait offert. Ce n'était présentement plus le cas.
Elle détailla d'abord les lignes fines de son visage creusé, d'une pâleur presque maladive. Ses yeux, qui étaient apparemment les seuls éléments qui n'avaient en rien perdu de leur robustesse, brillaient d'un éclat résolu, mais quelque peu effacé par les immenses cernes violacées qui les soutenaient.
Elle avait maigri. Beaucoup trop maigri. Ses côtes étaient beaucoup trop visibles pour que cela ne paraisse normal. Il lui restait néanmoins les traces de ses muscles finement sculptés, mais qui perdaient de leur crédibilité lorsqu'ils étaient conjugués avec le reste de son corps. Alors qu'elle allait passer à cet instant fatidique où il faudrait qu'elle affronte l'image de ses cicatrices, elle remarqua que de nouvelles marques indélébiles avaient imprégné sa peau à jamais.
Là où elle portait ses sangles habituellement, notamment sur les cuisses, le buste et les bras, se dessinaient de longs sillons rougeâtres sur son corps meurtri.
- On les a tous, ces traces, expliqua Hanji alors que la bouclée caressait machinalement les nouvelles marques de son corps. C'est immuable. Tu vois, la tridimensionnalité a ses atouts mais elle marque les corps à jamais.
Ash écoutait tout en fixant son reflet, horrifiée.
- Tu ne t'es pas rendue compte des dégâts que tu causes à ton corps, Ash. Il n'y a que les vétérans pour avoir des traces aussi profondes, normalement.
- T'es en train de me dire que je ne suis plus en état de m'entraîner à la tridimensionnalité?
- Non, je te demande juste de te ménager si tu ne veux pas que ça arrive, soupira Hanji en posant doucement les mains sur les épaules de la recrue et en plantant ses yeux sombres dans le reflet des prunelles bleues de la balafrée. Regarde-toi. Tu ressens tellement le besoin de fuir à travers le vol que tu as oublié ta propre santé, physique et mentale. Tu manges plus, tu parles plus... La tridimensionnalité, c'est un échappatoire à double tranchant. On est tous passé par là, mais toi, t'as pas l'air de vouloir revenir à la vie.
Ash réalisait petit à petit l'ampleur des dégâts, à chaque seconde qu'elle passait à se contempler.
- Livaï est le plus apte à comprendre de nous tous. Tout comme toi, à une époque, il semblait ne vivre que pour ça, pour échapper à je ne sais quoi. Alors il a très vite deviné ce qu'il t'arrivait et il m'a demandé de te faire réaliser en douceur. Tu comprends, maintenant?
Ash acquiesça, et tiqua lorsque la scientifique murmura tout bas que le caporal et la soldate avaient décidément beaucoup en commun. Mais son attention revint bien vite sur les nouvelles traces atroces qui lui marquaient profondément les membres.
- Ça ne partira jamais? gémit-elle d'une voix presque suppliante.
Hanji secoua la tête négativement.
- Je suis désolée ma jolie. Personnellement, je me dit que c'est une marque en gage de dévouement au Bataillon. Après tout, tout nos corps sont malmenés de la même manière. Autant voir quelque chose là dedans qui nous unit.
Ash resta silencieuse quelques minutes, puis acquiesça à nouveau, plus fermement. Elle allait se reprendre. Elle refusait de recroiser un jour un tel reflet d'elle-même.
Hanji avait raison. Le caporal aussi. Il fallait qu'elle arrête de fuir, et qu'elle vive sans ressentir l'irrémédiable besoin d'un échappatoire, comme si elle craignait encore d'être poursuivie. Cesser de chercher la mince lueur d'une liberté factice à travers chaque activité dangereuse auquel elle s'adonnait.
Parce qu'au final, la liberté, elle la touchait du bout des doigts depuis quelques mois maintenant.
Elle vivait sous la protection de ses ailes blanche et bleue.
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