Ɠᾄʀᾄἔł & Ἕṩłἔᾗᾗ

« Aime, vit, danse, créé à l'infini et imagine au-delà du possible. Pas pour les autres, mais pour toi. Fais honneur à ton existence et devient immortelle à ta façon. Par les choses que tu laisseras dans ton sillage comme une traînée de poudre magique. À ma petite tortue, pour ma petite fée, joli être qui répand dans ce monde, sa douce clarté. »NuageDePlumes 𓆉


༺❀༻

- Je fais partie de ces gens sur qui j'écris et ne ferai jamais vraiment partie des autres. Je fais partie de ceux qui ont été effrayés si jeunes par la violence que le simple fait de ne pas être mort est pour nous une victoire.

La jeune femme s'arrête d'ecrire sur son petit carnet et relève la tête, ses yeux plongeant dans l'abysse froide et mystérieuse de ceux de Mr.Moon.

Mr.Moon...Peu de personnes pouvaient se vanter de l'avoir vu en chair et en os comme cette jeune journaliste le voyait actuellement. Il était plus jeune que ce qu'elle aurait cru. Plus frêle, aussi. Mais il était charmant. Peut-être à cause de la façon dont il s'asseyait gracieusement dans son fauteuil capitonné, ou encore à la manière qu'avaient ses dents de racler le bec de sa pipe. Il y avait quelque chose de profondément énigmatique chez cet homme vêtu tout de noir, à la peau diaphane et à la voix de velours.

- Votre dernier livre clôture les aventures de Gi, ce jeune homme dont on a suivi les péripéties pendant de longues années...Comment vous sentez-vous après avoir tourné ce chapitre définitif de votre vie ?

Mr.Moon a un sourire carnassier avant de se pencher légèrement et de vagabonder son regard un peu partout. Il possédait un secret que personne ne découvrirait jamais, du moins, pas de son vivant.

- En ce qui concerne les aventures de Gi...Je sais parfaitement pourquoi je les ai écrites. Elles sont nées d'un sentiment peu courant, mais très énergique : la honte. Maintenant que cette page est tournée, disons que je me sens renaître.

La jeune femme hoche bêtement la tête, quelques peu perdue. Elle-même avait bien évidemment lu les aventures de Gi, grand succès littéraire qui avait dépeint avec brio les envers du décor de cette Corée confiante et pleine de rêves. Elle n'avait jamais rien lu de tel. D'accord, c'était rempli de sexe, de salauds, de crasse, d'alcool et d'une profonde pauvreté, mais à sa façon triste et sordide, c'était également beau.

Mr.Moon se redresse avant de s'asseoir de nouveau confortablement sur son fauteuil. À leurs côtés, la cheminée crépite de son brasier ardent et il se met alors à l'observer. C'est en cela que réside tout le sens de création littéraire : dans l'art de trouver dans les objets qui nous entourent cette tendresse embaumée que seule la postérité saura discerner et apprécier dans les temps lointains où tous les petits riens de notre vie simple de tous les jours auront pris par eux-mêmes un air exquis, un air de fête, le jour où un individu ayant revêtu le veston le plus ordinaire d'aujourd'hui sera déguisé pour un élégant bal masqué. Comme à ce moment précis où Mr.Moon voit dans ce feu, la porte terrifiante menant aux enfers. Il discerne, dans chaque cendres, les sous-fifres du Diable qui volent le temps de quelques instants dans les airs avant de se poser de manière fatiguée sur le sol où sur la jolie chemise de soie de cette journaliste.

Il imaginait que, pendant la nuit, les cendres se métamorphoseraient jusqu'à laisser place à des créatures immondes qui viendraient alors réduire le monde en servitude.

Il fronce les sourcils, soufflant encore sa fumée dans les airs, l'air totalement absent. La journaliste le dévisage, perplexe. Elle aurait donné n'importe quoi pour être dans sa tête en ce moment précis. Pour voir de quelles couleurs il voyait le monde. Est-ce que les siennes étaient plus éclatantes que celles qu'elle avait ou, au contraire, étaient-elles plus fades ? Elle pensait plus à la deuxième option. Mr.Moon était sans aucun doute le plus grand écrivain aux côtés de Kim Namjoon et Jung Hoseok. Mais pourtant, dans ses livres, le grand Kim a beau accumuler périls après périls, on n'en a pas peur. Chez Mr.Moon, on voit soudain s'ouvrir des abîmes ; on étouffe, lorsqu'on sent que ces ténèbres et ces abîmes sans nom envahissent notre propre poitrine. On sent le sol trembler sous ses pieds, on éprouve un brusque vertige, un vertige brûlant, mais doux en même temps. On désirerait être poussé, précipité dans l'abîme et, malgré tout, on frissonne devant un tel sentiment, où la joie et la douleur sont soudées ensemble par une température si élevée qu'on ne peut pas les séparer l'une de l'autre.

Un héros de Kim veut soumettre le monde, un héros de Jung veut le surmonter. Tous deux s'élèvent au-dessus du terre à terre quotidien, ils s'orientent vers l'infini. Chez Mr. Moon, au contraire, les hommes sont tous modestes.

Rien qu'en pensant à cela, elle frissonne, et son regard s'adoucit complètement. Des paillettes prennent place dans le fond de ses yeux, preuve encore une fois du pouvoir ensorcelant qu'exécute Mr. Moon, sans le vouloir, sur chaque mortel.

Elle rentrerait chez elle, écrirait son article et détaillerait du mieux qu'elle pouvait les caractéristiques physiques de Mr. Moon sans être capable, cependant, de lui rendre totalement justice. Il faut le voir, pour comprendre. Il faut respirer le même oxygène que lui, partager le même espace exigu pour réaliser qu'il était une sorte de Dieu, à sa façon.

- Êtes-vous sur un nouveau projet ? demanda-t-elle précautionneusement.

Mr. Moon l'observe quelques instants avant de pencher sa tête sur le côté et de faire glisser la pipe de ses lèvres doucement.

Mr. Moon a un démon en lui. Il a vécu avec toute sa vie et a tiré pendant bien longtemps ses ficelles obscures sur son âme pour le contrôler. C'est ce qui fait qu'il est l'homme qu'il est aujourd'hui. Tout ce qui le pousse nostalgiquement et curieusement au-delà de lui-même, il le doit à ce démon qui est en lui. Mais il est devenu une puissance bienveillante et favorable depuis lors qu'il a réussi à le dompter.

En pensant à ses projets futurs, même le démon, sa puissance ténébreuse qui fait sentir sur lui son emprise périlleuse et mortelle, emprunte à sa pureté un éclat séraphique. Comme un feu sans fumée, comme un élan sans effort, les paroles extatiques coulent pieusement de ses lèvres.

- Peut-être bien, murmure-t-il.

Le secret qu'il garde depuis de longues années, c'est le fait que les aventures de Gi aient été en réalité le reflet de sa misérable enfance. C'est une autobiographie dont personne ne se doute. Pourtant, toute cette horreur dépeinte dans ses romans, a été la sienne pendant si longtemps. Oui, son beau-père avait été un gibier de potence et sa mère une pute. Mais ça ne voulait pas dire qu'il allait forcément mal tourner, même s'il y a cru pendant longtemps. Klaxons. Crissement de pneus. Geignements d'une femme qui hurle à la mort dans les vapeurs d'alcool et la fumée, dévidant un écheveau d'injustice pour en faire une pelote de haine. Ça avait été sa vie.

Il y a repensé et a écrit dessus. Parce qu'avec le temps, son enfance lui avait paru tristement incroyable et que le monde d'aujourd'hui n'était plus aussi authentique. Quand il était petit, il y avait des tas de gosses dans la rue, des hommes en maillot de corps sur leurs terrasses, et des femmes qui servaient de la limonade. Où donc étaient-ils tous ces gens ? Il lui est venu à l'esprit qu'il faisait partie de la dernière génération de gamins qui sauraient l'effet que cela faisait d'ouvrir une borne d'incendie en juillet, qui connaîtraient les mystères de leur quartier, ses dangers, ce qui faisait battre le cœur de la vieille ville. Aujourd'hui, tout se réduisait à gagner du fric, dans un monde où les gamins, en grandissant, ne s'émerveillent plus devant la moindre chose.

L'enfance de Mr. Moon avait été gâché pour bien des choses. Ainsi, âgé de vingt-neuf ans, toute l'imagination perdue d'antan se réveillait brusquement en lui.

Éternellement en lutte avec lui-même, il vit dans le merveilleux sans y croire et créer le réel sans l'aimer.

༺❀༻

« Pour les âmes prudes, il faut s'abstenir de lire les aventures de Gi. Mr. Moon entraîne ses lecteurs dans un monde de misère, de violence, de sexe, de stupre, de transgression en tout genre. Et puis il y a l'amour, le sordide. Celui de la violence, de l'interdit, de l'inceste. Celui des repères qui disparaissent quand seul l'instinct de survie commande. Celui qui seul, une fois assouvi, peut conduire à la rédemption. Mr. Moon fait le pari d'aller au bout de l'infâme, au plus profond du côté sombre de l'âme humaine, pour mieux démontrer que, même à ce niveau, on peut encore lutter, survivre, rester debout, conserver ce minimum de dignité pour rebondir et se construire un avenir. »

« On va suivre pas à pas le jeune Gi et vivre les étapes de sa survie près de ses grands-parents pauvres ou de sa mère paumée. Et, peu à peu, on s'enfonce lentement au coeur d'un sordide. Dans un monde où on survit par le vol, la prostitution, les trafics, les combines sans scrupules, l'enfant n'a aucun repère : il est souvent noyé dans un océan de violence. Il est entouré d'adultes immatures ou désabusés. Au fond, il y a beaucoup de sensibilité, de l'amour mal fait mais de l'amour quand même. Une fleur sur un tas de fumier. »

Mr. Moon a un petit sourire lorsqu'il prend le chemin pour rentrer chez lui, journal en main. Le dernier roman retraçant les aventures de Gi, les siennes, a encore bien fait parler de lui. C'est ce qu'il voulait depuis le début, choqué, bouleversé. Et il l'a fait avec brio. Au-delà d'avoir été une thérapie personnelle durant des années, les aventures de Gi avaient permis au monde de révéler ses couleurs les plus sombres.

Mais tout cela resterait à jamais dans l'anonymat. Mr.Moon, son nom de plume, avait été une idée brillante qu'il avait eu avec son éditeur avant la publication de son tout premier livre. Kim Seokjin, avait cru déjà à l'époque, dur comme fer, que ce livre chamboulerait la nation et le propulserait au rang de célébrité. Ce que l'écrivain n'avait jamais voulu. Il voyait les ravages que cela faisait sur Kim Namjoon et Jung Hoseok. Il préférait vivre une vie simple et sans souci, caché dans l'ombre pour toujours.

Même sa manière de vivre était très humble et presque pudique. Richissime, Mr. Moon vivait dans une maison d'une simplicité dérisoire. Aucun artifice, aucun objet luxueux.

Alors qu'il s'apprête à rentrer chez lui, un mouvement provenant près de la lisière de la forêt le fit s'arrêter. Au loin, il aperçoit un buisson bouger. Curieux, il pose son journal sur le porche avant de s'avancer doucement. Pensant à un lapin ou autre petit animal du genre, Mr. Moon donne un léger coup de pied dans la brousse. Un petit cri résonne alors et il recule promptement, surpris. Il observe plus longuement le buisson jusqu'à ce qu'une forme n'en sorte précipitamment. Mr. Moon a à peine le temps de dire quoi que ce soit que la masse se dirige vers lui, l'air d'un fou.

- Le dragon arrive ! Cachez-vous !

Mr. Moon tourne légèrement la tête pour observer la petite silhouette de ce gamin qui se cachait dans son dos, l'air faussement terrorisé. Le petit bonhomme derrière lui avait de jolies boucles brunes, une chemise qui avait sûrement autrefois été blanche mais qui était désormais recouverte d'herbes et de boue. Il avait un petit short gris en coton et des mocassins vernis aux pieds. Tandis qu'il était perdu dans sa contemplation, un aboiement retentit et le diablotin sortit alors de sa misérable cachette pour se poster devant l'écrivain et brandir un bâton face à lui.

- Je vous protégerais de ma vie, paysan, n'ayez crainte.

Lorsqu'un petit chien, pas plus haut que trois pommes sors à son tour des buissons pour s'asseoir bien sagement devant les deux humains, Mr. Moon retiens un ricanement.

- Te voilà, bête infâme. Approche donc et viens connaître le supplice de mon bâton magique.

Mr. Moon s'agenouille et le petit chien, curieux, s'avance jusqu'à lui tout en remuant sa queue. Il en profite pour gratter le dessus de son crâne, un sourire sardonique plaqué sur son visage en voyant l'expression abattu de l'adolescent.

- N'es-tu pas un peu trop vieux pour y croire ?

Le garçon, qui devait avoir à peu près treize ans, soupire avant de se tourner vers l'écrivain et de taper l'extrémité de son bâton sur le sol, relevant quelques bribes de terre.

- Et vous, n'êtes-vous pas un peu trop jeune pour faire semblant de ne pas rêver ?

Mr. Moon se relève, époussète le bas de son pantalon, et dévisage ce gamin curieusement. Le monde dans lequel il était plongé l'attire, autant que l'imagination qu'il pouvait posséder. Il voulait déjà le connaître, savoir si l'univers qu'il rêvait pouvait se calquer au sien.

- À quoi jouais-tu ?

- Au sorcier, répondit naturellement le garçon.

Yoongi s'esclaffe à ces paroles.

- Voyez-vous ça...Et je présume que tu es le sorcier.

Le regard de ce garçon n'avait rien d'extraordinaire, du moins en apparence. Pour Mr.Moon, qui voyait en chaque chose insignifiante, beaucoup plus que le commun des mortels, distinguait une porte menant au merveilleux et à l'enchantement. Cet enfant était ce qu'il aurait dû être il y a bien des années. En vieillissant, on cherche sa propre jeunesse et on éprouve des joies stupides à partir de petits souvenirs. Lui, n'avait pas cette chance.

- Je suis le plus grand sorcier de la forêt noire !

Mr. Moon revient brusquement à lui et pose un regard nostalgique sur le garçon.

- Dis-moi, comment t'appelles-tu ?

L'adolescent shoote sur un caillou avec sa godasse avant d'arborer un sourire mutin qui, sans nul doute, devait faire fondre ses petites camarades de classe.

- Mon nom de sorcier ou celui du monde réel ?

Mr. Moon sourit doucement, attendri. Il ne l'expliquait pas vraiment, mais il savait, en son fort antérieur, que cet enfant changerait son monde. Peut-être parce qu'ils étaient sensiblement pareils. Ils ignorent ce qu'ils sont et le chemin qu'ils prennent parce qu'ils ne font que venir de l'infini, pour aller à l'infini. C'est à peine si dans l'ascension et la chute rapides que seront leur vie, ils frôleront le monde réel.

- Garael ou Kim Taehyung, répond l'adolescent.

Puis, il pointe du doigt son chien.

- Et lui c'est Zhaïnir. Et vous ?

L'écrivain ne fit pas remarquer au jeune Taehyung que la manière dont il avait appelé son chien était ridicule. Néanmoins, il aimait son imagination jusqu'à même trouver des noms complexes à ses personnages merveilleux.

- Min Yoongi.

༺❀༻

- Il faut vous trouver un nom magique !

Yoongi était à peine à quelques mètres de chez lui qu'il se faisait déjà assaillir par son petit voisin un peu trop impatient. Cela faisait maintenant une semaine depuis qu'ils s'étaient rencontrés et en voyant que son aîné n'avait pas trouvé bizarre ses petits jeux, Taehyung avait dans l'optique de l' entraîner avec lui. Seulement, Yoongi n'arrivait jamais totalement à se laisser aller à la joie et l'euphorie que pouvait ressentir Taehyung. Parce qu'il pressentait, du haut de ses vingt-neuf ans, que cette époque d'insouciance était pour lui bien révolue et cela, même si les nombreux manuscrits éparpillés dans son bureau en témoignent le contraire.

- Je n'en ai pas besoin, grommelle-t-il tout en évitant la poigne du petit garçon.

Taehyung s'arrête sur le trottoir et se tourne vers son chien. Le maître et l'animal se dévisagent longuement, communiquant par la pensée et le regard. Actuellement, s'organisait à l'intérieur de la tête du petit Taehyung, un débat de la plus haute importance.

- Un humain ? Tu penses ? Non, je ne le vois pas en humain.

Il observe longuement le dos de son voisin avant de claquer des doigts, un éclair d'illumination frappant son esprit.

- Un gnome ! Mais oui !

Yoongi a à peine le temps de s'offusquer que son voisin lui rentre dedans, nouant ses petits bras autour de sa taille et frottant sa joue contre son long manteau de laine, un sourire béat sur les lèvres.

- Eslenn, le gnome.

Yoongi lève les yeux au ciel avant d'avancer, traînant maladroitement Taehyung derrière lui.

- Je vais faire comme si je n'avais rien entendu.

En ouvrant la porte de sa petite maison, il se retourne vers son voisin tout en sortant sa pipe de sa poche, s'apprêtant à l'allumer. Taehyung, quant à lui, l'observe, les yeux brillant d'un trop plein d'émotions qu'aucun mot ne saurait décrire justement. Il y avait de la magie, de l'envie, le désir de combler une quête imaginaire...Cet enfant ne vivait vraiment pas dans le monde réel. Mais au lieu de l'inquiéter, ça lui plaisait, à Yoongi.

- Bon, gamin, c'était sympa. À la prochaine.

Alors qu'il allait refermer la porte après avoir congédié poliment son voisin, une chaussure s'interposa entre le battant et sa future tranquillité auquel il aspirait tant. Yoongi ouvre grand la porte, prêt à sermonner le petit garnement, mais celui-ci en profite pour le dépasser simplement en sifflotant avant de s'engouffrer dans le séjour.

Taehyung se balade tranquillement, comme s'il était chez lui, et grimace en voyant la décoration lugubre de son aîné. Tout, ou presque, n'était que de couleur fade. Rien n'aspirait à la gaité dans cette maison. L'espace d'un instant, il se fait la réflexion qu'il a peut-être pénétré l'antre d'un homme pas net qui allait potentiellement vouloir faire de lui un pantin ou un truc entrant dans la catégorie du genre malsain. Puis, il se souvint. C'était Eslenn, le gnome, il n'avait donc pas à s'inquiéter.

Une grosse étagère attire soudain son attention pour les nombreuses couvertures de livres semblables les unes aux autres qui s'y trouvent. Il s'approche, caresse le dos noir des bouquins et lis silencieusement les mots en écritures dorées inscrits sur ceux-ci. Le fait que cette étagère soit pleine à craquer des mêmes livres le fait tiquer. Son regard divague sur la droite et se pose sur ce bureau en bois sombre, sur cette machine à écrire et sur les nombreuses boulettes de papier qui jonchent le parquet. Il comprend.

- Alors c'est vous, le mystérieux Mr. Moon ?

C'était une fausse question. Yoongi, qui se tenait à l'autre bout de la pièce, n'avait pas besoin d'affirmer ses propos. Taehyung l'avait déjà deviné tout seul. L'écrivain pense alors apercevoir sur le visage de l'adolescent, une sorte d'admiration ou de vénération, mais il n'en est rien. La mine de son petit voisin se transforme jusqu'à laisser place à une grimace. C'était une grimace qui craquela subtilement le coeur de Yoongi. Une grimace d'aversion.

- C'est vous, l'auteur des aventures de Gi.

Yoongi s'accoude contre le mur et décide d'allumer sa pipe. Il aspire le tabac et laisse les épaisses volutes de fumée épaissir sa silhouette comme pour se donner contenance. Taehyung remarque qu'à chaque fois qu'il fume, le mini brasier du foyer de sa pipe s'allume, éclairant seulement son front et ses yeux. Son regard s'était obscurci et il n'y avait alors plus aucune trace du voisin bougon qui s'amusait à ricaner avec tendresse de son monde imaginaire. Il faisait face au démon.

- Je doute que tu les aies lus, vu ton âge.

Taehyung secoue la tête et déglutit.

- Non, mais mon père les a lus. Il m'a dit qu'il n'avait jamais rien lu d'aussi écœurant de toute sa vie.

Yoongi laisse échapper un faible « ben voyons » d'entre ses lèvres avant de détourner le regard. Il voulait vite en finir avec cette situation gênante et commençait à trouver la présence de son voisin, qui était déjà la non bienvenue, fortement incommodante. Mais Taehyung n'était pas de cet avis. Il voulait savoir comment un homme aussi jeune avait pu écrire des atrocités pareilles.

- Pourquoi ?

Sa voix avait sonné douloureuse. L'enfant et l'homme s'observent longuement, pressentant déjà que cette relation qui venait à peine de commencer les changeront à jamais, en bien ou en mal. Ils savaient aussi qu'aucun retour en arrière n'était désormais possible. C'est peut-être pour cette raison que Yoongi décida d'être honnête avec lui, de dire ce qu'il n'avait jamais dit à personne, même pas à son éditeur.

- Parce que, je suis Gi.

Cette révélation arrache au jeune garçon de treize années un souffle tremblant. Peut-être parce qu'il réalisait que si lui vivait dans un monde utopique, certains n'avaient jamais eu la chance de s'en créer un. Mais malheureusement ou heureusement, Taehyung ne pensait pas comme les autres non plus. Au lieu de revenir dans le monde réel, il décida qu'il emmènerait coûte que coûte son voisin dans le sien, pour lui redonner cette imagination dont il avait été privé.

- Mais vous pouvez ne plus l'être, n'est-ce pas ?

Yoongi hoche la tête et s'avance jusqu'à son bureau avant d'en sortir un immense livre dont la couverture était en cuir. Il l'ouvre, sa pipe toujours entre ses lèvres, et ricane seul en lisant ce qu'il avait écrit avant de le passer aux mains envieuses de l'enfant.

Néanmoins, Taehyung ne lut absolument rien. Car il ne comprenait pas un traître mot de ce qui était couché sur le papier. L'écrivain avait écrit, il semblerait, dans d'autres langues dont le garçon n'avait encore jamais eu connaissance jusqu'ici.

ᛁᚳ ᛊ́ᚾᚣᛁᚾ Ⳙᚢᛊ ᚪᛜᛁᛢᛧ Ⳙᚢᛊ ᛈᛜᚢᚾᚱᛊ́ᛊ ᛖᚣᛩᛁᛰⳘᛊ ᚹᛊⳘᚹᚳᛊ́ᛊ ᚧ'Ⳙᚢ ᚢᛜᛖᛒᚱᛊ ᛁᚢᛈᚣᚳᛈⳘᚳᚣᛒᚳᛊ ᚧᛊ ᛈᚱᛊ́ᚣᚾⳘᚱᛊᛢ ᚳᛊ́ᛩᛊᚢᚧᚣᛁᚱᛊᛢ ᛰⳘᛁ ᛈᛜᛊᚷᛁᛢᚾᚣᛁᛊᚢᚾ ᛊᚢᛢᛊᛖᛒᚳᛊᛧ ᛊᚢ ᚺᚣᚱᛖᛜᚢᛁᛊ᛫

꒒'ꁲ̂ꁅꈼ ꂠꈼꌚ ꍩꂦꂵꂵꈼꌚ ꈼꋖ ꂠꈼꌚ ꈼ꒒ꄞꈼꌚ ꁷꐇꂑ ꌚꈼ ꀰꂦꐇꁲꂑꈼꋊꋖ ꐇꋊꈼ ꁅꐇꈼꌅꌅꈼ ꌚꁲꋊꌚ ꂵꈼꌅꀯꂑ ꉣꂦꐇꌅ ꉣꌅꈼꋊꂠꌅꈼ ꒒ꈼ ꂠꈼꌚꌚꐇꌚ ꂠꈼ ꒒'ꁲꐇꋖꌅꈼ.

ꏸꍟ ꁕꍟ́ꌚꂑ꒓ ꁸꐇ'ꂑ꒒ꌚ ꋫꏝꋫꂑꍟꁹ꓅ ꁕꍟ ꁕꆂꁒꂑꁹꍟ́ ꒒'ꋫꐇ꓅꒓ꍟ ꒒ꍟꌚ ꋫꏝꋫꂑꍟꁹ꓅ ꄘꆂꐇ꒓ꏝꆂꐟꍟ́ꌚ ꏸꋫ꒓, ꁕꋫꁹꌚ ꒒'ꆂꁒꃃ꒓ꍟ, ꐇꁹ ꍟꁹꁹꍟꁒꂑ ꉣ꒒ꐇꌚ ꉣꐇꂑꌚꌚꋫꁹ꓅ ꍟꁹꏸꆂ꒓ꍟ ꁍ꒓ꋫꁹꁕꂑꌚꌚꋫꂑ꓅ ꍟ꓅ ꌚ'ꋫꉣꉣ꒓ꍟ̂꓅ꋫꂑ꓅ ꋫ̀ ꋫꌚꌚꍟ꒓ꏝꂑ꒓ ꒒ꍟ ꁒꆂꁹꁕꍟ ꓅ꍟ꒒ ꁸꐇ'ꂑ꒒ꌚ ꒒'ꋫꏝꋫꂑꍟꁹ꓅ ꓅ꆂꐇꀭꆂꐇ꒓ꌚ ꏸꆂꁹꁹꐇ.

Ses doigts parcouraient l'encre séchée, ces lettres, ces symboles, ces formes magnifiques... Il en fut épris. Il se retourna vers son voisin, excité.

- Qu'est-ce que c'est ?

Yoongi s'assit dans son fauteuil, derrière son bureau, avant de laisser tomber sa pipe dessus et de s'amuser avec l'une de ses plumes.

- Le premier est l'Urakdin, l'écriture des nains. Le deuxième est le Valanar, celui des elfes et le dernier est celui des démons, le Vilekil.

Taehyung a la bouche si grande ouverte que sa mâchoire menace de se décrocher pour aller cirer le parquet. Là, Yoongi voit de l'admiration dans les prunelles de son cadet. Une admiration si flamboyante qu'à mesure que Taehyung se rapproche de son bureau, Yoongi se ratatine sur son siège. L'expression du plus jeune ne lui inspire aucunement confiance. Il a l'air d'un fou, d'un illuminé ou d'un chevalier de la table ronde dont la quête du Saint-Graal serait enfin arrivée à son apogée. Le livre en cuir étant le calice divin de Taehyung.

Il plaque ses mains à plat contre le bureau et fixe Yoongi avec une détermination sans faille.

- Je veux apprendre.

Yoongi secoue la tête et se pince les lèvres.

- Il ne s'agit pas d'apprendre mais de désapprendre. Il s'agit de lâcher prise, de se laisser aller, de se débarrasser de toutes les préconceptions, d'oublier tout ce que tu croyais savoir.

Taehyung se recule légèrement et réfléchit quelques instants aux paroles de l'écrivain. Il se gratte nonchalamment la joue avant d'arborer une mine surprise.

- Une deuxième naissance en oubliant tout de ce monde ?

Yoongi sourit.

༺❀༻

Depuis lors, Taehyung s'était appliqué à créer lui-même une langue en prenant exemple du génie de Mr. Moon. Il venait le voir, tous les jours, les après-midi plus particulièrement, et s'emparait de son livre en cuir avant de s'asseoir sur la pelouse de son jardin pour le dévorer. Il lisait comme d'autres prient, comme des joueurs se passionnent pour leur partie, ou comme des ivrognes suivent une idée fixe. Yoongi l'avait vu lire avec un recueillement si parfait, que la manière dont lisent les autres gens lui semble, depuis lors, superficielle et profane. Il aimait le voir lire. Peut-être parce qu'à son âge, c'était déjà devenu si rare. Par la suite, Taehyung lui avait appris qu'il lisait un nombre incalculable de récit d'aventure et l'écrivain en fut charmé. Un lecteur vit mille vies avant de mourir mais l'homme qui ne lit pas n'en vit qu'une.

Taehyung s'abreuvait du monde imaginaire qu'avait créé le plus âgé dans l'ombre. Il fallait que tout ceci ne soit pas seulement révélé à ses yeux et à son âme, mais à ceux de tous. Humains, nains, dragons, démons, magiciens, chevaliers, centaures, elfes, fées, géants, gobelins,... Tout ceci serait-il à jamais enfermé au fin fond d'un tiroir qui prend la poussière ? C'était impensable. Yoongi avait le monde, il lui manquait seulement le héros de son histoire. Taehyung avait déjà lu le résumé de cette aventure mais, en bas de cette page qui devait pourtant signifier le commencement,Yoongi avait rayé avec rage les différentes espèces qui pourraient interpréter le rôle de son protagoniste.

- J'ai !

Yoongi relève précipitamment la tête de ses manuscrits pour voir son petit voisin rentrer par la porte menant au jardin et trottiner jusqu'à lui, une feuille entre ses mains, des taches d'encre sur sa chemise et la plume entre ses doigts. Avec hésitation, il pose sa feuille devant l'écrivain comme s'il était son maître d'école qui s'apprêtait à corriger l'un de ses exercices.

Ɠᾄʀᾄἔł

Yoongi lut, et sourit, ravi. Après de nombreuses heures de durs labeurs, son petit voisin avait enfin trouvé son écriture imaginaire.

- C'est merveilleux, Taehyung. À quelle espèce ça correspond ?

En voyant l'expression penaude du garçon, Yoongi ricane, comprenant qu'il avait complètement occulté le fait qu'il fallait que son écriture corresponde à un des peuples imaginaires. Il ne savait pas lequel choisir, il ne possédait pas autant d'espèces dans son monde à lui. Celui de Mr. Moon en possédait bien plus. C'est alors timidement qu'il s'empare du veston de l'écrivain, attirant son attention. Le plus âgé est surpris de voir cette expression de pure innocence sur son visage. Il prend conscience qu'il ne sait absolument rien des pensées de son petit voisin et que derrière ses affreux clichés juvéniles, il y avait peut-être en lui un jardin et un crépuscule, et la porte d'un palais - des régions sombres et adorables dont l'accès lui était totalement et lucidement interdit.

- Vous voulez bien l'intégrer à votre monde ? bredouilla-t-il faiblement.

Yoongi lui ébouriffe tendrement les cheveux avant d'observer encore un peu plus fièrement l'écriture méticuleuse et travailler du petit garçon qui illumine peu à peu sa vie.

- Pourquoi ne pas l'utiliser pour les sorts des magiciens ?

Taehyung croit rêver. En a-t-il le droit ? Min Yoongi, Eslenn, Mr. Moon n'est pas n'importe qui. C'est un romancier qui, dans son esprit, a réussi à bâtir tout un cosmos et installé, à côté du monde terrestre, son propre univers, avec ses types humains spécifiques, ses lois de gravitation, son firmament.

Il l'observe l'écrivain, mais ne voit sur son faciès que tout le sérieux du monde. Il n'y a rien, qui émane de Mr. Moon, que ce qu'il a dit n'était qu'une brève plaisanterie pour choyer son cœur d'enfant. En réalisant qu'il avait participé à la confection de ce monde, même si ce n'est qu'en infime partie, les larmes lui montent aux yeux et son cœur se gonfle de joie. Yoongi a à peine le temps de comprendre ce qu'il se passe que son petit voisin se jette sur lui, entourant son cou de ses bras et tachant sa nuque de ses larmes de mille mercis.

Pour Yoongi, l'idée du bonheur, c'est l'extase et son idée du supplice, c'est l'anéantissement. Aussi bien, n'y a-t-il pas trace de sérénité complète dans le bonheur de ses personnages : c'est un feu qui scintille, qui flamboie, ce sont des larmes retenues, c'est une atmosphère lourde de périls, un état insupportable, une souffrance plus qu'une jouissance.

Mais, à ce moment précis, en ayant le petit corps de ce garçon blotti contre lui, Yoongi ne peut se résoudre à donner une telle finalité à son histoire. Parce que sa muse, c'était Taehyung et qu'il n'était personne pour réduire à néant cette douce innocence ou s'octroyer le droit de mettre à plat ses rêves si merveilleux.

Il avait trouvé son héros. Il avait trouvé Garael.

༺❀༻

Yoongi est insomniaque. Il ne sait pas si c'est une maladie ou une bénédiction, moins on dort et plus on vit, tel est son dicton. Néanmoins, entendre les cailloux que son petit voisin s'amusait à lancer contre le carreau de sa vitre alors qu'il était actuellement minuit passé était loin d'être une excuse à son comportement déplacé. Depuis qu'ils s'étaient rencontrés, Yoongi avait remarqué que ce gamin qui habitait de l'autre côté de la rue n'avait absolument aucune gêne, comme à ce moment précis. Il y a une quantité incroyable de gouttes d'eau qui ne font pas déborder le vase lorsqu'il est question de Min Yoongi. Mais là, c'était la perle liquide de trop.

Il se redresse, habillé de son pyjama à rayures et ouvre sa fenêtre brutalement. Yoongi se penche, s'apprête à pousser une gueulante, avant qu'un cailloux ne soit jeté par inadvertance sur sa figure. Il cligne des yeux et regarde en bas, distinguant à travers ses pétunias la silhouette sombre de Taehyung.

- Je peux savoir ce que tu fais ?! Est-ce que tu as une idée de l'heure qu'il est actuellement ?

Mais Taehyung n'a pas l'air de se soucier du coup de gueule de l'écrivain. Il sourit grandement, d'un sourire éblouissant qui lui mange la moitié du visage.

- Eslenn ! Descendez !

Yoongi se masse le front, irrité et lassé. Pour supporter Kim Taehyung, il était sûr d'une chose : il fallait déjà être un peu fou pour ne pas le devenir complètement.

- Taehyung, reprend-t-il calmement. Il y a des heures pour jouer, et le beau milieu de la nuit n'en fait certainement pas partie.

- J'ai vu les fidèles d'Eranaël là-bas, dans la forêt ! crie-t-il en pointant de son doigt la sombre lisière qui ne lui inspirait aucunement confiance.

Eranaël était le nom que Yoongi avait trouvé pour désigner la reine mère des fées de son monde. Elle était d'une bonté incroyable et veillait, avec ses fidèles, sur chaque âme damnée perdue en forêt. Le plus âgé souffle, porte son regard sur la lune et se met à réfléchir. À certains moments de la vie, vous sentez que le seuil que vous allez franchir est irrémédiable, un saut véritable dans l'inconnu. Vous pouvez y aller à reculons, ou avec une grande joie, mais c'est trop tard, vous n'avez plus le choix. Yoongi décide donc de franchir ce saut précautionneusement, en s'emparant de son peignoir et de sa lampe de poche.

Il descend les escaliers qui couinent à son passage et ouvre sa porte d'entrée, laissant la fraîche brise d'été pénétrer à l'intérieur de son petit cocon. Face à lui, Taehyung, aussi merveilleux que depuis la première fois qu'il l'a rencontré. L'adolescent s'empare de sa main sans dire un mot et, ensemble, ils s'enfoncent à travers la forêt sombre, dans la nuit noire et pleine de terreur, là où le monde utopique auquel les deux êtres s'amusent à rêver se voit revêtir de son manteau le plus sombre.

Yoongi ne se considère pas comme un trouillard mais il doit avouer qu'à ce moment précis, la figure fière qu'il interprète généralement en étant Mr. Moon dégringole légèrement. Car, à la différence de Taehyung qui vit dans l'insouciance, l'écrivain a conscience des potentiels dangers réels qui peuvent subvenir au sein de cette forêt sombre. Il abandonne donc sa fierté de côté pour s'emparer de la main de Taehyung. L'enfant, en sentant la paume de son aîné contre la sienne, se retourne vers lui avant de lui sourire de toutes ses dents.

Et ce sourire, mesdames et messieurs, avait la capacité d'embellir le monde de la plus belle des façons, si bien que cette forêt plongée dans les ténèbres n'avait désormais plus rien de menaçant. Le sourire de ce petit garçon possédait des éclats encore jamais vus qui avaient le don de réchauffer tous les cœurs. C'était une arme merveilleuse, en somme.

Mais il y a quelque chose d'autre qui éblouit le regard de Yoongi. Perdu dans la contemplation de son petit voisin, un éclat lumineux en biais attire son attention. Au moment-même où son regard se perd sur les innombrables petites lucioles qui parcourent les arbres, la main de Taehyung se dérobe à la sienne. La suite se passe très vite. C'était une de ces fractions de secondes qui ont plus de répercussions dans votre vie que n'importe quelle heure de routine. C'était Taehyung, dansant dans ce tableau fantastique.

Yoongi dut cligner des paupières pour être bien sûr que ce qu'il voyait était réel et non pas une illusion charmeuse qui supplante sa réalité. L'écrivain pressent que toute son existence, toute sa souffrance n'avait eu lieu que pour l'effet salvateur de ce moment précis. Et il aurait vécu à nouveau misérablement sans hésiter une seule seconde si c'était pour vivre cet instant à nouveau, le redécouvrir, sentir cet effet troublant sur son esprit.

- Je vous l'avais dit ! Ce sont les fidèles d'Eranaël !

La plupart des gens n'ont qu'une imagination émoussée. Ce qui ne les touche pas directement, en leur enfonçant comme une pique en plein cerveau, n'arrive guère à les émouvoir. Mais ce n'est pas le cas de Taehyung. Si devant ses yeux, à portée immédiate de sa sensibilité, se produit quelque chose, même de peu d'importance, aussitôt bouillonne en lui une passion démesurée.

Yoongi sourit, ses yeux brillent, et ce n'est pas là le résultat de la lumière que produisent les lucioles, mais plutôt de celle que produit cet enfant sur son cœur.

- Je n'avais vraiment pas prévu ça...

Taehyung s'arrête de danser avec les fées des bois et observe l'écrivain avant de pencher sa tête sur le côté tout en tirant une moue innocente.

- De quoi ?

- Toi, répondit simplement Yoongi.

Taehyung sourit à nouveau et se remit à danser autour des lucioles. L'écrivain, à ce moment précis, ne saurait dire lequel brille le plus.

- Vous savez, je pense que seul vit véritablement celui qui vit son destin comme un mystère.

༺❀༻

Ainsi, les mois passent. Les saisons, aussi. Taehyung et Yoongi n'avaient que deux lieux de rencontres, soit dans cette forêt qui était devenue le terrain commun de leurs créations imaginaires ou chez l'écrivain, là où le plus âgé se mettait à coucher sur son papier les épopées de Garael. Derrière cette apparence froide et lugubre, le petit garçon avait découvert chez son aîné un personnage désinvolte et sarcastique. Pour lui, il était encore trop tôt pour donner un nom à leur relation. Il suffit de dire qu'il est son double, sa force, son rocher. Quelquefois, il le considère comme un frère, à d'autres moments comme un compagnon sur qui il peut compter. Il y a toujours une note de tendresse dans son attitude, même s'il cherche à dissimuler ses sentiments sous un masque de désinvolture et passe son temps à faire des plaisanteries. Mais il a beau faire le clown, Taehyung distingue toujours un fond de tristesse dans ses yeux. Un véritable clown fait rire les autres pendant que lui-même pleure en silence à l'intérieur.

Ainsi, lorsque Yoongi finit d'écrire le premier tome des épopées de Garael, il est évident pour Taehyung que ce dernier va en faire part à son éditeur. Car l'écrivain avait créé quelque chose d'extraordinaire. Pour lui, une idée animée par le génie et portée par la passion est plus forte que tout et toujours un homme, avec sa petite vie périssable, peut faire de ce qui a paru un rêve à des centaines de générations une réalité impérissable. Yoongi avait fait de ce rêve un acte.

Mais ce n'était pas de cette façon que Yoongi voyait les choses. Lorsqu'un livre est terminé, cela provoque toujours chez lui un mouvement de recul. Tout lui semble alors faux, agaçant, maladroit, et cette dépression dure quelque temps sans que rien n'y change. Dans ces moments-là, il n'a envie que d'une chose : brûler son manuscrit.

- Je ne comprends pas pourquoi vous voulez le garder pour vous ! Ça n'a pas de sens ! s'exclame Taehyung, furibond. Vous avez fait quelque chose de grandiose et vous ne comptez jamais rien en faire ?

Yoongi s'arrête de jouer avec sa plume et observe avec attention la colère de son petit voisin. Il n'avait rien de crédible, il ressemblait tout juste à un petit chaton avec cette moue de colère bien plus attendrissante que menaçante.

- On ne fait rien de grand seul, ceux qui le pensent réellement sont imbus d'eux-mêmes.

Yoongi avait raison. Jamais les épopées de Garael n'auraient vu le jour sans l'apparition quasi divine de son voisin dans sa vie. Taehyung était venu dans son quotidien et l'avait chamboulé pour l'élever dans les sphères du merveilleux.

Yoongi était terrifié à l'idée de présenter son manuscrit à Seokjin. Il était terrifié à la pensée de le montrer aux autres. Écrire une histoire pareille après avoir publié les aventures de Gi...C'était si peu lui. Ce n'était pas Mr. Moon. Du moins, c'est l'image que se faisait ses lecteurs de lui.

- Ça ne marchera pas..., murmura-t-il.

Taehyung souffle et lève les yeux au ciel, comme s'il conversait avec un enfant de cinq ans qui ferait une crise stupide.

- Le premier pas vers la réussite, c'est le désir de réussir. De notre volonté dépend notre destin.

- Je ne crois pas vraiment au destin, lui dit-il.

- Mais peut-être que le destin croit en vous.

Taehyung pouvait sembler immature aux yeux des autres, à se prendre pour un magicien, à imaginer que son chien était un dragon et à voir en de pauvres lucioles des fées magiques. Mais il n'en était rien. Taehyung était mature. Il avait conscience de ce monde, mais du haut de ses treize ans, il avait déjà évalué le fait qu'il n'avait rien à lui offrir. Le monde réel n'avait que peu de valeur, seul celui de son esprit comptait. Et Yoongi se faisait la réflexion que cela prenait pour certains toute une vie de se rendre compte qu'il avaient vécu leur existence de la mauvaise façon. Taehyung avait déjà choisi sa manière de vivre et c'était, d'une certaine façon, un trait de sagesse.

Mais la publication des épopées de Garael n'était, hélas, pas leur seul souci. Dans l'ombre, une autre complication grandissait et allait achever le peu de foi que l'écrivain avait en l'humanité. Jamais Yoongi ne s'était posé de questions quant au fait qu'il partageait pratiquement tout son temps avec Taehyung. Mais ce n'était pas le cas des voisins. Perdu entre l'imaginaire et le réel, il n'avait pas remarqué les chuchotements, les messes basses et les coups d'œil qui lui étaient adressés. Lorsqu'il s'amusait à la lisière de la forêt avec Taehyung et son chien, perdu dans leur monde, il ne remarquait pas les expressions offusquées des passants. Le petit garçon ne l'avait pas compris non plus.

Mais ce jour fatidique, celui qui le fit tomber de son nuage, marquerait à jamais sa vie et laisserait un trou béant dans son cœur pendant de nombreuses années.

C'était avec une simplicité habituelle que Yoongi s'était rendue au marché de sa petite ville. Vivant dans l'anonymat, échangeant avec les habitants sans que ceux-ci aient conscience qu'ils avaient en face d'eux Mr. Moon apportait à l'écrivain un sentiment de plénitude. Il n'était personne. C'était ce qui lui convenait. Souriant, il s'était approché d'une étale de légumes, ayant besoin d'acheter quelques carottes en vue de préparer son japchae - plat qu'il savait être l'un de ceux qu'affectionnent particulièrement son petit protégé. Mais tandis qu'il tenait entre ses mains les précieuses carottes, une voix colérique retentit derrière son dos.

- Vous !

Yoongi fronce les sourcils et se retourne pour faire face à une femme qui, étrangement, lui rappelle son merveilleux petit voisin. Celle-ci arbore une moue de dédain, de dégoût même. Sans même annoncer quoi que ce soit, une gifle résonne au sein de l'allée, réduisant le marché qui était habituellement plein de vie, au silence.

- Espèce de monstre ! hurle-t-elle. Vous n'avez pas honte ?! Utilisez les enfantillages de mon fils pour vous rapprocher de lui, vous êtes ignoble !

Anéanti, les carottes tombe des mains de Yoongi alors qu'il regarde cette femme, les yeux écarquillés par l'horreur et le choc. Sa joue est rouge écarlate et avec sa peau diaphane, on dirait le tableau merveilleux d'une pomme bien rouge reposant sur un tapis de neige en hiver.

- J-je ne..., balbutie-t-il pitoyablement.

- Je vous interdit de le revoir, c'est clair ?!

Yoongi aurait voulu lui hurler à elle et au monde entier que ce n'était pas vrai, qu'il n'était pas l'infâme personnage qu'ils pensaient tous qu'il était. Mais en regardant autour de lui, il ne vit aucun signe d'encouragement. Seulement du jugement et du dégoût. Son cœur en fut brisé. Ainsi épiée par tous ces gens qu'il avait toujours côtoyés, Yoongi aurait préféré que son identité d'écrivain leur soit révélée plutôt qu'ils s'imaginent qu'il puisse tenter quoique ce soit de malsain sur Taehyung. Il en ressentit une profonde honte.

Ce jour-là, il ne finit pas ses courses et rentra chez lui à la hâte. Lorsque la porte fut refermée, il tomba à genoux au sol et pleura, encore et encore, jusqu'à ce que la nuit tombe et que la lune vienne récupérer ses dernières larmes.

༺❀༻

Les nombreuses nuits où les cailloux vinrent frapper contre le carreau de sa fenêtre ne le firent pas céder. Ni les aboiements de Zhaïnir, le terrifiant dragon de son petit protégé. Même lorsqu'il voyait la silhouette de Taehyung, assis sur son porche, alors même qu'il pleuvait. Il s'en voulait d'abandonner son voisin, mais cet événement cruel l'avait touché à un tel point que l'écrivain avait commencé à broyer du noir, restant cloîtré entre les murs sombres de son humble demeure. Il avait écarté les futurs récits des épopées de Garael, ressassant plutôt avec une pitoyable résignation celles de Gi. Il lui était douloureux de réaliser qu'il avait été accusé d'un acte dont lui-même avait été l'injuste victime durant son enfance.

Finalement, il percevait avec tristesse qu'il y avait un âge pour rêver et que le sien avait dépassé la limite de s'octroyer les joies d'un monde imaginaire. Il vivra, toute sa vie durant, dans l'horreur du monde réel et ne goûtera jamais à ce fantastique qu'il aimait tant.

Tandis qu'il faisait bouillir de l'eau en vue de se préparer un thé et qu'il ne comptait plus les jours passés enfermés chez lui, quelqu'un toqua à sa porte. Un sentiment s'empara de lui. Un sentiment qu'il n'aurait jamais connu auparavant s'il n'avait pas rencontré Taehyung. Celui de l'appréhension. Il vivait comme un ermite, reclu de la société, car lorsqu'il était dehors, il était sans arrêt pointé du doigt si injustement.

Il se déplace avec lenteur avant de regarder à travers le judas pour apercevoir avec surprise la silhouette de son éditeur. Surpris, il ouvre alors la porte avant de faire face à Seokjin dont le temps pluvieux semble de pair avec son humeur sombre.

- Seokjin, qu'est-ce que tu fais là ? demande Yoongi, étonné.

L'homme se pousse légèrement.

- Il m'a dit que tu aurais quelque chose à me montrer.

Yoongi fronce les sourcils et regarde par-dessus l'épaule de Seokjin. Quelque mètres plus loin, se tient la frêle silhouette de Taehyung. Il est trempé. L'eau ruisselle sur ses cheveux bouclés, les rendant alors ondulés de la plus jolies des façons. Ses bottes de pluie sont le seul choix judicieux de sa tenue contre ce temps catastrophique. Il a le regard brillant d'espoir et d'adoration. Un regard si beau que c'en devient un crève-cœur pour Yoongi qui ne peut l'affronter plus longtemps. Le petit garçon est triste. Il est infiniment malheureux parce qu'il se sent délaissé, parce qu'il a l'impression d'avoir fait quelque chose de mal. Yoongi comprend ce qu'il ressent, mais ne peut rien faire pour atténuer sa peine, parce que personne n'allègera la sienne en retour. Il est déjà trop tard.

- Rentre chez toi, Taehyung.

Le petit garçon relève vivement la tête et Yoongi voit cette lueur d'espoir s'évaporer de son regard. L'expression de son visage devient abattue et ses lèvres se mettent à trembler. Yoongi remercie le ciel de pleurer, ainsi, il ne peut pas distinguer nettement la pluie qui coule des prunelles de son adorable petit voisin. Il ouvre la bouche, essaye de formuler quelques mots, mais la douleur prend le dessus. Si bien que ce qui s'échappe des lèvres rosées de Taehyung ne sont que des soubresauts douloureux.

Seokjin, en simple spectateur de cette scène affligeante, ne pipe mot. Il observe lui aussi avec impuissance le petit garçon se détourner et s'enfuir en courant en direction de la forêt. Une fois que sa silhouette disparaît entre les arbres, il se retourne vers l'écrivain dont le regard semble briser, vague, perdu.

- Est-ce judicieux de le laisser aller dans la forêt ? questionne-t-il.

Yoongi s'engouffre dans sa maison avant de laisser échapper un faible « peu importe ». Seokjin le suit, replie son parapluie noir et ferme la porte derrière lui. En pénétrant dans la salle de séjour, il vagabonde son regard un peu partout, plus particulièrement sur le bureau de l'écrivain.

- Tu veux du thé ?

- Volontiers.

Seokjin s'approche du bureau de Yoongi et la première chose qui le frappe, ce sont les nombreuses feuilles parsemées de cette écriture étrange. Il s'en empare, les détaille, puis son regard est attiré par une carte représentant un monde imaginaire. Il y a aussi des dessins de plusieurs espèces fantastiques, d'armes et de sortilèges. Il fronce les sourcils, agréablement surpris. Puis, il le voit. Il voit le manuscrit avec en sa première page le titre.

Les épopées de Garael.

Seokjin le sait, il le pressent, il vient de tomber sur un trésor. Il lit le résumé, les premières pages et, peu à peu, son regard s'illumine. Il revient avec l'énorme manuscrit dans le salon et accoste Yoongi qui arrive au même moment avec deux tasses fumantes.

- Quand comptais-tu m'en parler ? Demande-t-il en agitant les nombreuses pages entre ses mains.

Yoongie lève les yeux au ciel en entendant le ton désapprobateur de son éditeur. Il a l'impression d'être un enfant qui a fait une bêtise.

- Sûrement jamais.

Yoongi s'assoit, faisant abstraction de l'expression purement hébétée de Seokjin.

- Tu veux du sucre ?

- Non mais tu te fous de moi ? gronde Seokjin. Heureusement que ce gamin est venu me voir ! D'ailleurs, qui est-ce ?

Yoongi repose la théière et croise ses mains avant de s'affaler contre sa chaise.

- Si c'est pour que tu me considères comme un monstre, toi aussi...

Seokjin tique à ces mots et se rapproche de son ami avant de s'asseoir en face de lui. Il pose le manuscrit au milieu de la table, entre eux et fixe Yoongi. C'est seulement à ce moment qu'il voit les cernes sous ses yeux, son regard attristé et son teint pâle. Jamais il ne l'avait vu dans un tel état, même lors de la publication du premier tome des aventures de Gi, Yoongi semblait moins affecté.

- Raconte-moi tout.

Et parce que Seokjin était son seul et unique ami en ce monde, l'écrivain consent à tout lui raconter. Il lui parle de son esprit qui s'envole bien loin, dans des terres inconnues et inaccessibles au monde réel. De ces créatures enchantées, de cette envie de créer, de réaliser quelque chose qu'aucun être n'avait jamais imaginé auparavant jusqu'à le rendre vivant. Il lui parla de Siotroris, son monde, son amour. Cet amour qui est devenu vraiment lui-même qu'à partir du moment où il a cessé de flotter douloureux et sombre, comme un embryon, à l'intérieur du corps, et qu'il a osé se nommer, s'avouer du souffle et des lèvres. Un tel sentiment a tant de mal à sortir de sa chrysalide...

Et enfin , il lui parle de Taehyung. De l'impact qu'a eu cet enfant de treize ans dans sa vie morne, du pouvoir incroyable qu'il a eu contre son cœur terrorisé. Il lui explique qu'il est sa muse, son héros, son salut. Seokjin l'écoute, au fur et à mesure de son récit, il est charmé du monde qu'à construit Yoongi, amusé de sa relation avec Taehyung et finit par être profondément chagriné de la tournure ridicule des événements.

- Tu ne peux pas te blâmer, Yoongi. Le monde est fait ainsi, de gens étriqués. Je sais, moi, que tu serais incapable de lui faire du mal.

Yoongi souffle avant de prendre une gorgée de son thé.

- Mais tout le reste pense que je suis un...un...

Un pervers. Le mot avait tant de mal à sortir d'entre ses lèvres que Seokjin n'osa pas le dire à sa place. Ils avaient tous les deux compris. Yoongi ne pouvait plus sortir sans recevoir un regard mal placé ou une remarque blessante.

- Je pense que je vais juste m'en aller, souffla-t-il.

Seokjin ne dit rien, il comprend sa décision. S'il avait été à sa place, c'est sans aucun doute ce qu'il aurait fait, lui aussi. Néanmoins, il y a bien une chose sur laquelle il ne laissera pas son écrivain faire preuve de lâcheté. Il pose son index sur le manuscrit avant de fixer Yoongi avec tout le sérieux du monde.

- Ce que tu as écrit est fantastique, Yoongi. Je te supplie de ne pas l'abandonner. Et si tu ne veux pas le faire pour toi ou pour moi, fais-le pour Taehyung. Il le mérite.

Yoongi hoche la tête. Les épopées de Garael, c'était une façon d'entreprendre le deuil d'une vie qui ne sera plus jamais la même.

༺❀༻

La nuit était tombée, Seokjin était partie depuis bien longtemps et la mélodie de la pluie semblait aller crescendo. Yoongi observait depuis sa fenêtre l'averse monstrueuse qui s'abattait sur le sol, venait incliner ses pétunias et transformer son jardin en un marécage. Mais alors qu'il pensait être tranquille jusqu'à la fin de sa soirée, des coups brutaux retentirent de l'autre côté de sa porte, le faisant sursauter. Sans prendre le temps de réfléchir, il s'y dirige et l'ouvre avant de tomber sur la mère de Taehyung, complètement affolée et trempée de la tête aux pieds.

- Il est ici ?!

Yoongi fronce les sourcils et est pris de court lorsque la jeune femme le pousse pour pénétrer à l'intérieur de sa maison. L'écrivain est affolé à l'idée qu'elle découvre qu'il est Mr. Moon, mais la mère ne semble rien remarquer, trop occupée à chercher une petite silhouette possédant des cheveux bouclés. En ne distinguant son fils nulle part, elle se retourne vers Yoongi, furibonde.

- Où est-il ?! Où est mon fils ?!

Yoongi semble revenir à la réalité puisqu'il prend une expression penaude et perplexe.

- Il n'est pas ici.

- Ça fait des heures qu'il a disparu ! Si ce n'est pas pour traîner chez vous, où est-ce que ça pourrait être ?!

En se remémorant les événements de l'après-midi, Yoongi devient inquiet. Taehyung n'aurait tout de même pas passé tout ce temps dans la forêt, si ? Et s'il lui était arrivé quelque chose de grave ? Aussitôt, un sentiment de culpabilité envahit le cœur de Yoongi en repensant à la manière cruelle dont il s'était comporté avec son petit voisin. Sous l'expression incrédule de sa mère, l'écrivain s'empare de sa lampe torche et de son manteau avant de se mettre à dévaler l'allée jusqu'à la lisière de la forêt, sans aucune explication.

Ses cheveux se retrouvent trempés, ses chaussures et son pantalon, tachés de boue, mais il n'en à que faire. Tout ce qui compte à ses yeux à ce moment précis, c'est de retrouver Taehyung sain et sauf. Certaines branches d'arbres viennent lui gifler le visage, il entend des bruits étranges et peu rassurant, il a du mal à distinguer quoique ce soit à travers la pénombre et il est frigorifié, mais il continue tout de même à hurler le prénom de son petit voisin.

Au bout de quelques minutes, il voit que ça ne fonctionne pas, que personne ne lui répond. En prenant une profonde inspiration, Yoongi se laisse porter à Siotroris, plus particulièrement dans les terres désolées d'Ecros, là où grouille toutes les créatures les plus ignobles et infâmes ayant jamais existé. En s'imaginant dans la terre des gobelins, Yoongi a comme un électrochoc.

- Garael ! hurle-t-il.

Et il hurle le prénom du magicien, encore et encore. Sa lampe torche est devenue une dague qu'il n'hésitera pas à brandir à la moindre attaque. « Qu'ils viennent » se dit-il, il est prêt à affronter son destin. Actuellement, l'écrivain se trouve dans l'une des aventures de Garael, mettant sa vie en danger pour sauver le noble magicien. Il ne s'appelle plus Yoongi, à ce moment précis, il n'est que...

- Eslenn !

Yoongi lève les yeux et voit son petit protégé accroché fermement à une branche d'arbre. Il semble terrorisé et ses vêtements sont en lambeaux. L'écrivain prévoit d'ici la grippe qui risque d'assaillir le plus jeune.

- J-J'ai peur, balbutie Taehyung.

À chaque fois qu'il essaye de descendre, son pied glisse contre l'écorce. Il a peur de se faire mal alors il regarde Yoongi, l'air complètement paniqué. L'écrivain le comprend. Il passe une main sur son visage mouillé et recule légèrement avant d'ouvrir grand les bras.

- Saute !

Taehyung observe la silhouette du plus âgé, prête à le réceptionner, mais il ferme fortement les yeux et détourne la tête.

- Vous m'avez abandonné.

Le cœur de Yoongi se brise, la pluie tombe sur son visage sans qu'il ne puisse rien y faire, impuissant, et ses bras retombent le long de son corps.

- Taehyung...

- Vous me détestez.

- C'est faux ! hurle Yoongi.

Taehyung sursaute à ce haussement de voix. Il ouvre de nouveau les yeux et baisse le regard sur l'écrivain dont la vulnérabilité ressort si puissamment de son être qu'elle pourrait presque l'engloutir. Et devant cet enfant, qui lui était si cher à son cœur, Yoongi se met à pleurer. À pleurer si fort que l'averse qui leur tombe dessus semble dérisoire en comparaison.

- Je me suis élevé trop haut, j'ai adoré trop fort, j'ai osé trop loin. J'ai voulu saisir une étoile et je suis tombé, voilà tout.

Ils pressentaient tous les deux qu'après ce soir-là, plus rien ne pourrait redevenir comme avant, aussi triste que cela puisse paraître. Cette année qu'ils avaient passé ensemble était-elle vouée qu'à n'être qu'un bref passage dans un chapitre de leurs existences ? Pourtant, ce simple passage avait nourri leurs esprits à un tel point que cette unique année était passée le temps de cent vies remplies de joie et d'amusement. Taehyung n'hésite alors plus et saute, se faisant réceptionner maladroitement par Yoongi. Lorsque le petit garçon sent le corps réconfortant de son aîné autour de lui, il sourit. Il relève la tête et, innocemment et avec la plus grande douceur du monde, dépose un baiser sur la joue de l'écrivain dont les yeux s'écarquillent à ce geste.

Ça avait été si bref, mais Yoongi ne se rappelle pas avoir reçu un jour, plus importante preuve d'affection que celle que son petit voisin venait de lui donner. Il baisse la tête et au moment où leurs prunelles se verrouillent, la pluie s'arrête. Leur lien était si fort finalement, qu'il était apparemment même capable de changer le temps.

Que ce soit dans monde réel ou dans le monde imaginaire, tant que ce lien existerait, le malheur ne pourrait jamais prendre le dessus sur l'amour. Que ce soit Garael et Eslenn ou Taehyung et Yoongi, rien ne pourrait jamais changer ce qui a été fait, ce qui avait été accompli. Peu importe ce qu'en pensent les gens, que cette relation soit malsaine aux yeux des autres, elle permettrait aux générations futures de rêver. D'émerveiller non pas un âge, mais tous les âges. Parce qu'il est bon de savoir qu'il n'y a pas de limite à l'imaginaire et au fantastique.

Lorsqu'ils quittent ensemble, main dans la main, la lisière de la forêt, Taehyung s'arrête, obligeant Yoongi à en faire de même. Le garçon de treize ans sait que son aîné se doit de s'en aller. Il le comprend. Et malgré l'infini tristesse qui s'abat sur son cœur, il y a aussi un grand sentiment de fierté. Parce que les épopées de Garael ne font que commencer et qu'elles auront eu lieu grâce à lui. Du haut de ses treize ans, il a changé cet écrivain pour une meilleure version de lui-même. Jamais il ne s'en vanterait à qui que ce soit. Il n'aura qu'à relire encore et encore les épopées de Garael pour s'abreuver de ce sentiment d'accomplissement, de revivre cette fierté. Mais il se doit de lui faire part d'à quel point il avait changé son monde, lui aussi.

- Je ne me rappelle pas vraiment les choses qui me sont arrivées cette année. Je ne me rappelle pas qui était assis derrière moi à l'école. Alors, qu'est-ce que j'ai vraiment vécu ? demande-t-il. Qu'est-ce qui est réalité, et qu'est-ce qui ne l'est pas ? Il y en a une qui est devenue une partie de ma vie, une partie de ma mémoire. Et l'autre, la prétendue réalité, elle s'est dissoute avec le temps qui passe. Je crois que les livres les plus prenants ont cette capacité, qu'ils deviennent nos expériences par procuration et qu'elles nous sont aussi réelles et importantes que les vraies.

Taehyung relève la tête et sourit timidement.

- Alors merci, Mr. Moon. Merci pour tout.

Yoongi ne sait pas quoi dire. Sa gorge est serrée par l'émotion et il sait que s'il tente de parler, il va éclater en sanglots. Incapable de dire quoi que ce soit, il est cependant encore capable de faire quelque chose. Juste devant la maison de son petit protégé, il le prend dans ses bras. Il serre si fort sa frêle silhouette contre lui que le souvenir de cette embrassade resterait à jamais gravée dans son esprit, bien vivace.

Ce fut la dernière fois qu'il le vit. Deux semaines après, Yoongi s'en allait. Six mois plus tard, le premier livre des épopées de Garael fut publié. Ce fut un succès retentissant. Néanmoins, sur l'une de ces pages blanches, prémices du merveilleux trésor qu'il laisserait sur son sillage, le propulsant au rang de ceux qui deviennent ainsi immortels à jamais, figurait quelques mots qui avaient attisé la curiosité de nombreux lecteurs. Ceux qui étaient adressés à la mystérieuse muse de Mr. Moon

« Les étoiles mettent des milliards d'années avant de s'éteindre, reviens-moi avant »

༺❀༻

Les épopées de Garael touchaient à sa fin. Le dernier tome était enfin sortit, après que Mr. Moon y a consacré dix ans de sa vie. C'était toute la nation qui fut en émoi. Mais au-delà de la tristesse, c'est surtout de l'excitation qu'ils ressentaient. Car, après tant d'années dans l'anonymat, le mystérieux écrivain avait décidé de donner une séance de dédicace. Un gage de gratitude envers ses lecteurs pour tout l'amour qu'ils avaient apporté à Garael durant de si longues années.

Ainsi, c'est dans une modeste librairie que Yoongi est arrivé, accompagné de son éditeur et de son sourire éclatant de joie. Même s'il avait affectionné les aventures de Gi car elles avaient été une thérapie, l'écrivain ne fut pas blessé de réaliser que les épopées de Garael les avaient complètement éclipsées. À vrai dire, celles-ci avaient bien plus d'importance pour lui aussi. Elles lui avaient apporté tellement qu'il avait encore du mal à réaliser à quel point il était chanceux et ce, malgré un début de vie catastrophique. Âgé désormais de trente-neuf ans, Yoongi était un homme comblé, qui avait la sensation d'avoir accompli tout ce qu'il pouvait pour faire rêver le monde.

Néanmoins, il lui manquait quelque chose. Il savait très bien de quoi il s'agissait, mais se refusait d'en parler où d'y penser. Car s'en souvenir, c'était comme le revivre une seconde fois, et la peine était alors presque insoutenable.

- Garael va me manquer, dit timidement une jeune lectrice.

Yoongi sourit, touché et attendri. Il savait l'effet que cela faisait. Après tout, il avait perdu son Garael il y a déjà dix ans de cela. Il pointe alors son torse de son index, là où bat mélodieusement son cœur.

- Il ne partira jamais vraiment si tu te souviens de lui, ici.

La lectrice ouvre la bouche, surprise, avant de hocher plusieurs fois la tête et de le remercier. C'était vrai. Elle pouvait s'imaginer un nombre incalculable d'histoires avec Garael et choisir d'interpréter le rôle qu'elle voulait : Elfe, fées, humaine, chevalière..., tant de possibilités qui n'appartiennent qu'à elle et dont Mr. Moon n'aurait jamais aucun droit.

Les heures défilaient et Yoongi put sentir une crampe arriver dans sa main droite à force de faire des signatures et des dédicaces. Sa concentration aussi était ébranlée. Il avait du mal à porter toute son attention à ses lecteurs, rêvant seulement de son lit et de sa couverture moelleuse. Mais il tenait bon quand même. C'était un moment important. Celui qui clôturait le plus grand chapitre de sa vie.

Des mains viennent poser le livre devant lui, c'est peut-être la trois centièmes fois qu'il voit la couverture rouge face à lui, mais il n'en est pas sûr, il a arrêté de compter. Yoongi l'ouvre et griffonne sa signature sans même relever la tête. C'est un geste machinal, teinté de fatigue et de lassitude. Sa signature n'est plus aussi propre et soignée que des heures auparavant.

- Comment tu t'appelles ? demande-t-il de manière évasive.

- À vrai dire, c'est pour quelqu'un qui m'est très cher. Quelqu'un qui a accompli un grand exploit.

C'était une voix rauque, forte, mais qui coulait pourtant aussi douce que du miel qui lui avait répondu. Yoongi sort un petit « hum » à cette réponse et s'apprête à écrire le nom de cette personne quand son interlocuteur prononce ces paroles qui le bouleverse.

- C'est pour Eslenn.

Eslenn. Ce personnage n'apparaît pas dans les épopées de Garael. C'est son nom, à lui. Personne n'avait connaissance de ce fait, hormis une personne. Yoongi relève vivement la tête et tombe sur ce regard charmant et sombre. Bien que ces prunelles aient changé avec le temps, le même éclat de folie créatrice y brille encore. L'écrivain reconnaît ces boucles sombres et ce petit sourire mutin. Taehyung est là, devant lui, plus merveilleux encore qu'il n'y a dix ans. Son adorable petit voisin était désormais devenu un homme. Yoongi laisse tomber le stylo qui s'échoue lourdement sur la table, chamboulé.

- Je te suis revenu.

Séparées par des centaines de lieux, invisibles et inaccessibles l'une à l'autre, leurs âmes avaient passées toutes ces années à communiquer dans un même désir; dans l'espace insaisissable, au-delà du temps, leurs envie de se retrouver.

Dehors, le soleil se met à briller plus fort et se baigne alors dans les lumières d'or, un enfant heureux qui, de ses yeux malicieux encore humides de larmes, se débat de nouveau avec le sourire.

C'était Yoongi.










𝓕𝓲𝓷

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top