Chapitre XXXVIII

Les Cieux

Les Anges avaient débarrassé le cadavre de Sweerias, et lavé son sang ayant souillé le sol blanc du palais d'Yllias. Haydus en étudiait toujours l'emplacement, la tête basse et l'esprit embrumé. Il n'avait pas vu Xi l'égorger. Il n'avait pas entendu les dernières paroles de la pirate.

Néanmoins, on les lui avait rapporté : « Tout ça est de ma faute ».

Que signifiaient ces babillages ? Avait-elle uniquement souhaité couvrir l'acte de Xi – empaler son propre meilleur ami et manquer de le tuer ? « Tout ça est de ma faute » : c'était dépourvu de sens.

Je le savais, je l'ai même dit. « S'il reste là, il nous causera du tort. » Et je suis parti en lui disant qu'elle n'allait pas clamser sous mes yeux. Notre dernière discussion, elle s'est résumée à la première engueulade depuis notre rencontre. Qu'est-ce que j'ai fait ? Ses prunelles brûlèrent de nouveau, une poignée de larmes muettes empoisonnèrent sa vue.

Dévasté, il se sentait dévasté. Il avait l'impression qu'on avait réduit quatre siècles en miettes, qu'on avait assassiné sa propre fille. Tous ses efforts pour intégrer Sweerias au Paradis, Xi les avait détruits sans y réfléchir à deux fois.

Mal. Il avait mal.

Si cette jeune femme remontait, et pour peu qu'Yllias ne le restreigne pas, il était prêt à la décapiter. Le concept même de vengeance l'avait toujours dégoûté par sa mièvrerie, et voici qu'il s'y noyait. Quelle ironie, que de se laisser emporter par l'immaturité qu'il avait dénoncée chez Sweerias ; il n'était plus même digne de visiter sa tombe. Même s'excuser souillerait sa sépulture.

— Elle est là, débita Loë.

Haydus releva avec labeur ses pupilles sur la silhouette de Xi : une sourde haine caria son coeur. Cette meurtrière osait revenir la tête baissée, le genou à terre, les épaules ployant sous une douleur puérile ? Il dégaina lentement son cimeterre ; mais naturellement, son bras se figea contre son gré, car Yllias n'en avait pas fini avec Xi.

Elle s'approcha d'ailleurs de celle-ci, qui ne lui accorda pas l'once d'un regard.

— Pas de nécrose. Que s'est-il passé ?

— Juste fini mes affaires, tâtonna Xi d'une voix blanche. Reprenez votre guerre avec les Enfers, leur Diablesse est libre. J'ai détruit les artefacts qui les possèdent tous. Elle n'est pas restreinte par ses ancêtres. Elle fera ce qu'elle veut.

— Xi, je ne comprends pas ce que vous dites.

— Ah... Pas de ma faute.

Bien qu'embourbée par une langueur mortelle, son éternelle insolence exacerba la douleur de Haydus. Il braqua sur elle deux yeux flamboyant de haine ; elle tourna enfin les siens vers lui.

Stériles, ils étaient stériles, si stériles qu'ils le heurtèrent en plein bide.

— Haydus ? Je ne sais pas quoi vous dire, conclut pâteusement Xi. Eh, Loë.

Ces mots parurent réveiller d'un coup l'intéressé, car il se précipita enfin vers son amie et s'accroupit en face d'elle. Ses mains tremblaient, ses lèvres aussi, sa voix aussi.

— Xi, qu'est-ce qu'il s'est passé ? chevrota-t-il. Tu es couverte de sang... Tu n'as pas de nouveau tué ?

— Le Diable s'appelait Neeh. Quand je suis arrivée, je l'ai décapité. Donc, je suis devenue Diablesse. Un gars a peint cette passation de pouvoir. J'ai ensuite cédé mes pouvoirs à l'ancienne assistante de Neeh. Et je suis revenue. T'as vu..., rit-elle faussement. J'ai fait ce que je voulais : j'ai tué le Diable et j'ai pris sa place... Après dix ans, tu es fier de moi... ?

De lourdes larmes gouttèrent de son menton. Loë se figea, estomaqué – et pour cause : le ricanement de Xi, son timbre, sa posture même, hurlaient un désespoir qu'elle murmurait tout juste.

Non, elle ne s'attendait pas le moins du monde à ce qu'il la félicite. Elle-même semblait si perdue. Un autre enfant, auquel on avait offert des armes, et dont la vie avait été balisée par de trop nombreux caprices. Haydus connaissait si bien ce motif, car il avait balisé les premières années de Sweerias au Paradis. Elle avait commencé par se rebeller contre les règles des Cieux, puis s'était aventurée chez les mortels par nostalgie, puis avait bravé ses supérieurs en tombant amoureuse d'un humain.

Mais Sweerias, elle n'a jamais fait couler de sang. Xi, toi, tu es salie de six morts d'êtres éternels.

— Vous avez donc tué un autre être éternel ? posa d'ailleurs Yllias.

— Eh, quoi d'autre... ? Le monde a tué et torturé la personne qui m'était, et m'est toujours, la plus chère. Je lui ai juste rendu la monnaie de sa pièce. C'est justifié, non ?

— Le monde n'est pas responsable des affaires des Hommes...

Et Xi de se lever d'un bond ; tous sursautèrent, en avant ou en arrière, lorsqu'elle saisit brutalement Yllias par le col.

— Eh, la gosse, articula-t-elle lentement. C'est pas toi qui régis le monde des mortels ? Là-bas, ils essaient de vous imiter, tu sais ? T'as de la chance que j'aie pris les Enfers pour cible, ou tu serais par terre, crevée comme un porc...

— Ne bougez pas, trancha l'intéressée.

Si Xi haussa d'abord les sourcils, elle réalisa en même temps que Haydus que la Déesse Suprême avait parlé à ses Anges. Ceux-ci retournèrent gentiment à leur place ; Yllias, elle, leva de nouveau sa face voilée sur Xi.

— Vous me dites donc que venir jusqu'ici, tuer une Déesse, tuer le Diable, est justifié par le deuil dont vous souffrez ? siffla-t-elle, acerbe.

L'expression de la jeune femme tressauta ; Yllias chopa illico son poignet et la balança avec violence par terre. La force régissant ses geste les estomaqua tous.

— Xi, Loë, Phoe, Neeh..., gronda-t-elle. Vous me donnez mal au crâne. Cela se voit dans votre regard, Xi : vous avez conscience de la puérilité de votre revanche que vous avez idéalisé des années durant. Vous vous êtes aveuglée, et vous souffrez des conséquences de vos propres actions.

— Yllias ! s'écria Loë.

— Silence !

Son rugissement le musela dans l'instant ; la jeune femme, elle, se releva en chancelant. Plus rien n'illuminait ses prunelles – sa détermination, sa haine avaient péri, et ne laissaient derrière elles qu'un terne néant. Toutefois, la Déesse Suprême n'avait cure de cet état. Peut-être l'irritation avait-elle raison d'elle ; peut-être pensait-elle à Phoe, cet étrange être toujours caché chez les humains. Une chose restait sûre : elle ne paraissait plus souhaiter mâcher ses mots.

— Xi, vous êtes l'antagoniste de votre propre histoire.

Haydus avança aussitôt d'un pas, à fleur de peau ; mais de toutes les réactions possibles, celle dont souffrit Xi s'avéra peut-être être la pire.

Elle ne tira pas son épée, elle ne sauta pas à la gorge d'Yllias, elle ne commença pas plus à s'égosiller en cramponnant ses cheveux. Ses deux yeux vides se posèrent simplement sur la Déesse Suprême ; désormais, son visage ne reflétait plus rien.

— D'accord. Loë, qu'est-ce que tu comptes faire, maintenant ?

Celui-ci béa comme une carpe ; alors, son amie rangea son sabre et essuya ses mains sur son pantalon. Morte. Elle paraissait morte.

— Tu es un Dieu de l'Alchimie, posa-t-elle de nouveau. Je me souviens, quand on était enfants, tu adorais lire des livres sur les potions. Je ne comprenais rien. Maintenant, après avoir guéri, tu peux peut-être t'y plonger de nouveau. Je t'écouterai.

— Dites-nous ce qu'il en est de Phoe, l'arrêta fermement Yllias.

— C'est une ancienne future diablesse qui vient d'un autre monde et a perdu son immortalité. Je me suis arrangée avec les Enfers, et maintenant, elle est pour de bon humaine. Autre chose ?

— Je ne vous comprends pas.

Ces mots plats tombèrent sur eux comme des rocs. Xi baissa de nouveau la tête vers la responsable des Cieux ; elle se saisissait lentement de sa fourche, sur ses gardes. En face ne se trouvait rien de moins que celle qui avait vaincu le Diable, et calculer au millimètre près le moindre de ses gestes devenait vital. Même ses Anges fléchissaient légèrement les genoux.

— Comment avez-vous annulé son immortalité ? tâtonna encore Yllias.

— C'est long, et trivial. Je vous ai demandée comment vous avez fait de Loë un Dieu, peut-être ? Décidément, vous vous mêlez beaucoup de ce qui ne vous regarde pas. Une démone m'a dit que le Paradis n'aspirait qu'à régner sur tous les autres mondes ; en fait, je pense que les Enfers ne sont pas mieux. Plus je fréquente des êtres immortels, plus je me dis que vous êtes un peu pareils.

— Comment oses-tu ? souffla Haydus, lugubre.

— Quoi, c'est vrai. Et puis, je suis trop fatiguée pour développer. Juste, vous avez qu'à me croire quand je vous dis que Phoe est pas un danger, c'est pas compliqué... Loë, donc, j'attends de te voir créer des potions de dingue et faire évoluer le monde de l'Alchimie. Je tiens beaucoup à toi, tu sais.

— Qu'est-ce que tu racontes... ? s'étrangla l'intéressé, pris au dépourvu. Xi, ce que tu dis n'a aucun sens – dévoile où se trouve Phoe et cesse ce bain de sang, et tout rentrera dans l'ordre !

Et là-dessus s'arrêta-t-il, car l'air de Xi passa d'éreinté à vicieusement désespéré. Haydus même saisit l'immense solitude devant la ronger, car personne ne cherchait à savoir ce qu'elle avait vécu, ce qu'elle ressentait ou ce qu'elle comptait désormais faire. On la traitait telle une vache à lait, à tenter ainsi de lui soutirer information sur information.

De la part d'Yllias, ce devait encore être digérable ; mais que Loë s'y mette était le coup fatal du millénaire.

— Mais il n'y aura plus de bain de sang..., gémit-elle. J'ai tout fait pour régler tout ça, je ne vais pas recommencer ! Si Phoe se fait attraper, je meurs – tu veux pas que je meure, hein ? S'il-te-plaît, dis-moi que tu veux pas que je meure.

— Bien sûr que non ! Mais là-bas, des humains sont certainement morts car tu as combattu le Diable, et maintenant, maintenant, il faut que ça débouche sur quelque chose ! Je ne comprends rien à ce que tu as accompli, j'ai l'impression que rien ne s'est réglé, je ne saisis pas un traître de tes mots, et je me dis juste que si tu coopères, Yllias ne te cherchera pas jusqu'au bout du monde ! Elle veut simplement savoir comment Phoe est devenue une ancienne future diablesse...

— Je lui ai dit que c'était pas ses oignons ! rugit Xi. Yllias, tu vas vraiment courir derrière moi jusqu'à ma mort pour un truc aussi con ?!

— Je ne vous crois pas sur parole.

— Et je m'en carre. J'ai vécu dix années horribles. À ce stade, je préfère être « l'antagoniste de ma propre histoire » que de devenir celle de la vie de Phoe ou de Loë. De toute façon, votre phrase est complètement ridicule.

L'intéressée se raidit imperceptiblement. Ça ne va pas – si on continue comme ça, cette enfoirée va encore tout mettre en l'air ! Le bras armé de Haydus se détendit alors ; jamais Yllias ne le regarda-t-elle, mais cette seule libération voulait tout dire.

Il avait le droit d'abattre Xi, car Xi ne devenait plus qu'un obstacle. La pulsion de violence qui le frappa ensuite, il la contint avec difficulté. S'il assaillait trop tôt la jeune femme, tout pouvait tomber en ruines – il suffisait qu'il patiente jusqu'à déceler une ouverture, et le tour était joué.

— Que voulez-vous dire par là ? se méfia la Déesse Suprême.

— Juste que j'aime Loë et Phoe, et que je me fous de tout le reste. Vos babillages me saoulent, aussi. À plus.

« À plus » ?! Haydus s'avança d'un pas, les Anges l'imitèrent, Loë s'interposa avec panique.

— Ne pars pas comme ça, tremblota-t-il. Coopère.

— Ils veulent me tuer, fit remarquer Xi.

Et son ami de hoqueter avec horreur. Elle était si franche, elle polissait si peu ses mots, qu'elle en devenait effrayante.

— Mais toi, tu veux pas me tuer ! sourit-elle alors. C'est pour ça que j'ai dit « à plus », et pas « adieu ». T'as vu, je suis devenue plus douée avec les mots !

Il ne lui répondit que par une profonde stupéfaction ; elle lui tapota donc tristement la tête, pour récupérer bien vite sa main. Pensait-elle qu'elle allait le souiller, si elle effleurait un seul de ses cheveux ?

La concentration qu'elle afficha ensuite les alarma tous par son incohérence : les gardes déployèrent d'un coup leurs ailes, Haydus leva son sabre avec urgence, Yllias brandit brutalement sa fourche. Mais celle-ci vola aussitôt au loin dans un violent crissement. Une exclamation stridente plus tard, du pourpre suivit l'outil à la trace.

La main d'Yllias cramponnait toujours son arme. Mais son arme, elle s'écroula sur le plancher avec fracas. Et cette main, elle roula mollement à côté, car Xi l'avait purement et simplement tranchée. Yllias chopait désormais son moignon en étouffant cri sur cri ; une pluie de sang dégoulinait de ses bouts de chair à nu.

Du sang. Le cadavre de Sweerias.

Le monde, il parut se glacer jusqu'à la moelle. Cependant, le monde, Haydus n'avait plus envie que de le démolir, car il n'en voyait que Xi. Cette Xi même se tournait vers un Ange au hasard ; le sous-Dieu se jeta sur elle avec férocité.

Dès qu'il la placarda contre le marbre et leva son poignard, il réalisa qu'il venait d'assaillir une bambine terrorisée. Elle le fixait droit dans les yeux, les muscles tremblotants sous la fatigue, les larmes au bord des paupières : tous ces détails, il les avait seulement effleurés, et voici qu'ils lui explosaient à la face.

C'était donc une enfant qui avait tué Sweerias – et pourtant, son court cimeterre s'abattit tout de même sur sa gorge. Peut-être qu'il n'était pas parvenu à retenir son coup, que le cruel besoin de l'achever violentait toutes ses actions.

Puis, du sang chaud gicla sur sa joue. Sa lame crissa contre les dalles et un poing s'écrasa brusquement contre sa mâchoire. De méchants acouphènes cillèrent ses tympans battants : il cracha une dent en grimaçant, puis étudia Loë d'un œil rond. Cet abruti venait de se ruer vers lui et lui avait mis la mandale de sa vie.

Sa vue vacillante discerna tout juste la place désormais vide de Xi ; ses sens embourbés le titillèrent à peine lorsqu'il s'affala sur le sol. Elle venait de repartir il ne savait où. Avait-il au moins réussi à la tuer ? Elle pouvait toujours se vider de son sang là où elle s'était téléportée.

Mais je ne serai pas au courant...

— Loë, siffla soudain Yllias, cesse de résister.

Haydus se débattit comme un beau diable contre son tournis et la souffrance assaillant sa mâchoire. Sa chère molaire, il la sentait repousser ; néanmoins, sa tempe, elle, n'encaissait toujours pas la frappe de l'alchimiste. Celui-ci, puisque deux Anges le retenaient, se contentait d'ahaner tel l'être impuissant qu'il était.

Ses pouvoirs ne se résumaient qu'à mettre une droite dans le vain espoir de sauver son amie d'enfance. Et désormais, personne ne connaissait l'ultime statut de Xi. Morte, mourante, ou en train de se raccrocher au peu de vie qu'il lui restait ? Avec un peu de chance, quelqu'un était en train de bander sa trachée.

Les probabilités qu'elle survive s'arrêtaient là. Et le pire, le pire était que Haydus ne ressentait pas la moindre satisfaction. On avait tué Sweerias ; mais il ne saisissait qu'à cet instant qu'égorger Xi en retour n'allait pas ramener sa camarade. Pire, la pirate l'aurait haï d'avoir tenté une telle chose.

C'est définitif... Je ne pourrai pas me rendre sur sa tombe. Je ne mettrai plus les pieds dans son cottage, je n'utiliserai plus ses plats et son four, et je ne la réprimanderai plus sur ses chemises à frou-frou ou sa tresse en bazar. Tout ça, c'est fini.

Il s'agenouilla mécaniquement face à Yllias, sa tête ployant sous la fatigue.

— Ma Déesse, récita-t-il, je suis désolé. Je n'ai pas réussi à tuer Xi.

— Je n'ai pas réussi non plus, rétorqua-t-elle sèchement. Mes Anges non plus. Haydus, au moins l'as-tu gravement blessée.

— Donc, elle n'est pas morte, murmura Loë à toute vitesse.

Il força contre l'un des bras des Anges pour porter une main tremblotante à sa tempe suante. Son teint pâlissait un peu plus chaque seconde ; ses yeux bouffis s'écarquillaient jusqu'à manquer de sauter de leurs paupières. Plus désespéré que lui, tu meurs.

Il s'était poignardé dix bonnes fois et était devenu Dieu contre son gré ; on l'avait détenu au Paradis sans se soucier de sa détresse, pour l'envoyer enquêter avec Sweerias après moult négociations. Au final, tout ce qu'il avait trouvé était le cadavre de son camarade Shazar, bouffé par les sales bêtes des Enfers.

Et à son retour ici, sa chère amie, qu'il avait cherchée jusqu'à manquer de s'évanouir, l'avait empalé par accident. Elle avait ensuite tué une innocente, et était revenue en lui racontant qu'elle avait achevé son but ultime. Et voici qu'elle venait de disparaître sous son nez, sans plus donner le moindre signe de vie ?

Mais tu ne la connais que depuis un peu plus de dix ans, pensa Haydus au ralenti. Qu'est-ce, à côté de quatre siècles ? Ta peine partira vite, crois-moi...

— Soit, Ma Déesse, l'ignora donc Haydus.

— Reprends ton poste. Ton supérieur se chargera de t'encadrer si besoin.

— Naturellement.

— Lâchez-le, ordonna-t-elle ensuite.

Une lourde chute plus tard, Loë leva ses pupilles tremblantes vers une Yllias de nouveau vide de toute émotion. Sa posture ne laissait plus rien paraître : Haydus, même après un millénaire, fut incapable de deviner ses intentions. En effet, ce qu'elle conclut le dépassa.

— Et encadrez-le jusqu'au palais de la Déesse de la Médecine.

— La Médecine... ? souffla-t-il, la voix blanche. Je ne suis pas blessé. Je veux juste savoir si Xi est vivante. Si elle ne l'est pas, alors...

— Justement, le coupa-t-elle. « Si elle ne l'est pas », qu'est-ce que tu feras ? Tu n'as pas de poste. Tu as un temps infini à tuer. Tu le passeras certainement à te morfondre. Te laisser croupir dans une cellule est hors de question. Je n'ai pas besoin de m'étaler plus que cela pour te faire comprendre que je souhaite te remettre sur tes pieds, n'est-ce pas ?

Question rhétorique : Loë n'ouvrit pas même la bouche pour contester. Il se laissa traîner telle la coquille vide qu'il était désormais ; Haydus se figurait déjà les Anges le porter, tant il se transformait en légume. Le tout restait désagréable à l'œil, mais il avait d'autres chats à fouetter.

La Déesse Suprême lui résuma ensuite qu'elle comptait approfondir les recherches pour trouver le corps de Xi, et allait l'appeler en cas de besoin, puisqu'elle l'avait mis sur l'affaire dès le début. Il retourna donc vers son propre cottage avec une potentielle enquête sur le dos, un pesant deuil à digérer, et un mélange amer de résignation et de souffrance.

La tombe de Sweerias, il n'en demanda l'emplacement à personne. Et puis, à qui s'adresser, alors que la seule compagnie dont il avait profité ces quatre cents dernières années s'était résumée à cette pirate borgne et insolente ?

Loë était bien chanceux d'aller se faire soigner, pensait-il ; l'ancienneté de Haydus, elle, ne lui permettait pas de s'accorder le moindre repos. Alors, lorsqu'il s'affala devant son bureau poussiéreux de s'être langui de sa présence, il s'empêcha de se prendre la tête dans les mains, de sangloter, ou même de se plaindre de son mal de crâne et de sa nausée grandissante.

Il reprit ce qu'il avait laissé derrière lui quatre siècles auparavant : ses travaux, et sa liasse de papiers vierges n'attendant plus que d'être remplie de comptes-rendus divers et variés. Compter les sinistres, surveiller les allées et venues principales des Hommes dans la mer d'Aran, tenter vainement de déceler une seconde Sweerias dans tout ce fouillis.

Mais il découvrit que le monde avait bien vieilli ; et ses bateaux, eux, avaient péri depuis longtemps déjà.

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