Chapitre XXXV

« Xi est aux Enfers – dans la salle du Diable, en train de le défier... mais plus aucun bruit n'en sort ! »

Ces paroles, Sweerias les débita derechef à sa cheffe ; son idiote cervelle n'analysa ces paroles qu'après-coup.

Xi était arrivée aux Enfers.

Xi avait trouvé Neeh.

Xi se battait désormais contre lui.

Et Tannost m'informe de ça ?!

T'as quoi, d'un coup ? grincha-t-elle à pleine vitesse.

Y a une tempête pas possible à cause de ça, dehors ! Des humains en danger ! On peut rien faire de l'extérieur ! Foutez un truc, on veut la paix !

— Sweerias, l'apostropha Yllias. Comment ce démon parvient-il à entrer en communication avec toi ?

L'intéressée coupa aussitôt leur discussion, pour s'incliner d'autant plus. Sa nécrose, elle étouffait désormais ses côtes – si cela continuait, elle allait y passer.

— L'enquête, suffoqua-t-elle. On a dû parler... plusieurs fois... J'ai coupé les ponts dès la fin...

Une toux sèche l'arrêta abruptement, des caillots de sang éclaboussèrent le sol immaculé La douleur rongeant désormais ses poumons devint insupportable. Elle eut beau ouvrir la bouche, rien ne franchit plus ses lèvres empourprées ; là où elle vacilla droit vers le sol, Loë la retint par les épaules et se redressa vers Yllias.

— Madame la Déesse, s'affola-t-il, Sweerias ne va pas bien ! On n'a pas encore expliqué ce qu'on fait là ! Vous ne pouvez pas faire quelque chose ?!

De trop nombreuses secondes cillèrent les tympans de la seconde ; la première resta étrangement silencieuse. Sweerias en arriva à se demander ce qu'elle foutait, car la laisser ainsi souffrir le martyre ne lui ressemblait pas.

Puis, elle reprit la parole, et sa voix lui cingla le crâne.

— J'ai repéré Xi, je vais chercher un moyen pour la remonter. Sweerias, où est ta nécrose ?

— Son torse ! s'écria Loë à sa place.

La remonter ? Pardon ?! Elle devra crever si la Déesse Suprême fait ça ! On jeta un autre ordre ; de fraîches paumes se posèrent dans son dos. Doucement, sûrement, Sweerias cessa de haleter comme une tarée, et s'écroula par terre.

Plus de douleur, seule une fatigue mythique. Un Ange qu'a guéri mes conneries, j'imagine... ? Elle releva deux yeux tombants sur sa supérieure : un voile dissimulait toujours son visage. Néanmoins, elle venait de se lever de sa chaise toute blanche toute propre – et la pirate, pour la première fois de sa carrière, béa face à sa petitesse.

Elle ne devait pas dépasser le mètre cinquante. Un peu plus, et elle l'aurait confondue avec une adolescente.

— Comment ça, remonter Xi ? chevrota Loë. Vous êtes capables de faire un truc pareil ? Elle est aux Enfers, et vous n'avez pas de contact avec elle – comment c'est possible ?

— Tu la connais, toi, expliqua Yllias. Jusque-là, tu n'as aucun pouvoir, n'est-ce pas ? Cependant, si je t'offre la permission de rencontrer un être quelconque, tu peux invoquer cet être quelconque. Le souci se posant est que cela demande de l'énergie, et tu n'es pas habitué à l'exercice...

— Mais si, si elle remonte, elle ne pourra pas aller chez les mortels, il faudra la tuer !

— Je suis navrée, Loë – mais que Xi se trouve chez nous ou ici-bas, puisqu'elle a pénétré une dimension d'immortels, elle ne peut pas y survivre sans devenir immortelle. Face au Diable, elle risque bien plus qu'ici, n'est-ce pas ?

Et ainsi protesta-t-il, et ainsi développa-t-elle sa pensée. Il n'était capable d'appeler Xi que si celle-ci était consentante, expliqua-t-elle en priorité. Elle n'était pas bien lotie, et cela était la seule solution, s'étendit-t-elle ensuite. Des vies étaient en jeu, conclut-elle enfin.

Mais même si Loë accepte, je doute qu'elle veuille mettre les pieds ici..., pensa Sweerias. Elle n'intervint pas : non seulement n'avait-elle pas sa place dans leur débat, mais en plus la fatigue la clouait-elle contre les dalles. Et puis, l'argument « Xi subit la règle des dimensions immortelles dans tous les cas », « Xi peut survivre ici si on en fait une Déesse », parut enfin persuader le jeune être immortel.

Il écoutait désormais, mi-figue mi-raisin, Yllias rentrer dans les détails.

— Pour les Dieux, appeler un humain se trouvant dans la dimension des mortels est impossible, posait-elle, car nous ne contrôlons pas les lois la régissant. Cependant, nos dimensions sont notre création. De mon statut de Déesse Suprême, je peux étudier le Paradis comme j'étudierais une carte. Je connais la localisation des être éternels y habitant. Je suis capable d'entrer en communication avec eux. Les téléporter jusqu'à moi m'est donc possible.

Il hocha la tête ; Sweerias non plus ne rata pas une miette de ce discours-ci.

— Sur le principe, les Enfers ne sont pas différents : seulement, ma « carte » est quasiment vide, car je n'en connais qu'une poignée de lieux. Si un Dieu auquel je suis liée se promène dans les zones que je connais, je peux le trouver et l'invoquer, mais c'est tout. Là, les indications de Tannost ont élargi cette « carte », comme si je venais d'y dessiner un nouveau point. Et à ce point même se trouverait Xi.

Elle omet le monde des mortels. Est-ce car elle ne peut y « repérer » que nous, les Dieux ?

— Et, Xi, tu peux la repérer aussi. Néanmoins, je ne peux pas l'appeler, car je ne suis jamais entrée en contact avec elle. Alors que toi, tu la côtoies depuis ton enfance : même si elle n'est pas sous ton contrôle, tu peux tenter de l'appeler.

— Je ne m'en sens pas tout à fait capable, débita-t-il.

Yllias croisa ses mains derrière son dos.

— Pourquoi ?

— Ça paraît super compliqué. Comment je procède, dans ma tête ? Comme avec un Canard Spirituel ? Je pense « Eh, Xi ! », et elle l'entendra ?

— Non, elle ne l'entendra pas.

— C'est impossible, alors ! protesta-t-il d'un timbre tremblotant. Je comprends plus rien, maintenant !

— Non – son fil de pensée s'altérera, l'arrêta-t-elle, et votre échange sera implicite.

Il l'étudia avec des yeux ronds : Sweerias, elle, se retint de justesse d'intervenir.

Concrètement, Xi penserait à Loë, et sa volonté de combattre le Diable faiblirait si elle accepterait de monter ou que sais-je ? Comme la façon dont Yllias communique avec nous ? Comme une discussion par télépathie, mais en bien plus faiblard ? Mais c'est juste de la théorie, ça, s'inquiéta-t-elle dans la foulée. Je n'ai absolument jamais entendu parler d'un humain se rendant chez le Diable – alors, d'un humain appelé par un Dieu car il se trouve dans les Enfers, c'est possible sur le papier, mais dans la réalité, c'est une autre histoire !

Naturellement, Yllias n'allait pas exposer ces failles-là. Cette manœuvre, elle ne dépendait que des capacités de l'alchimiste, de sa détermination aussi, et autres paramètres bancals. S'il hésitait, ce plan allait foirer, point final.

— Mais je ne peux pas descendre directement ? demanda-t-il alors.

Oh, non, j'en étais sûre, grimaça-t-elle. Pragmatique comme il est, forcément qu'il allait proposer ça ! Mais c'est les Enfers dont on parle, tête de nœud !

— Je veux dire, argumenta-t-il, je n'ai pas de pouvoirs. Je ne peux pas être nécrosé par les démons ! Il suffit que je lui demande directement, que vous me rappeliez...

— Je devrais t'y accompagner si tu y vas. Or, j'ai des pouvoirs. Donc je serai nécrosée.

— Vous pouvez les sceller ?

Oui, mais non. Déjà, elle ne veut pas sceller ses pouvoirs. Ensuite, si elle te dit qu'on peut annuler sa propre immortalité, tu pourrais le faire sur un coup de tête. Et un Dieu qui se suicide, elle n'en veut pas. Et enfin, se rendre chez le Diable sans pouvoir, c'est de la folie !

— Tu penses que le Diable nous laisserait faire ? esquiva Yllias.

Cette simple phrase lui cloua le bec. Il étudia la Déesse Suprême de deux pupilles tremblotantes. Elle marquait un point, et pas des moindres : si Loë se rendait aussi dans les Enfers, même si la Déesse Suprême l'accompagnait, ils risquaient de ne pas s'en sortir vivants. Car le Diable savait se battre, et que ni Loë, ni Yllias ne rivalisaient avec lui à l'épée.

La seconde ne pouvait s'en sortir qu'avec ses Anges à ses côtes, lesquels brûlaient dès qu'ils frôlaient le moindre objet touché par un démon. Sweerias n'osait pas douter de son intelligence, et elle avait dû apprendre les arts du duel ; néanmoins, c'était du Diable dont ils causaient. Celui même qui ne devait jurer que par la violence et les coups...

— On peut pas emmener un Dieu de la guerre avec nous ?

— Loë, trancha-t-elle enfin, se rendre sur son territoire se résumera à lui déclarer une guerre directe. Appeler Xi est ta seule option, et l'horloge tourne !

Ouah, ouah. Yllias s'impatiente, c'est pas bon! s'inquiéta la pirate. Elle donna un coup de coude à Loë ; il sursauta aussitôt, à fleur de peau.

— Donc, donc, descendre m'est impossible. On ne peut la canaliser qu'en la remontant. Si ça échoue ? Car ça risque d'échouer, non ?

— On trouvera un plan B. Nous n'avons pas de temps à perdre.

Éventuellement car des vies humaines étaient en jeu là-dehors, si une tempête se déchaînait sur les mortels ; et qu'Yllias avait probablement bien envie de mettre la main sur Xi – et donc, Phoe – avant les Enfers mêmes. Leur arracher de tels butins se résumait à gagner cette affaire à leur place. Sauver et sortir fiers et victorieux, d'une pierre deux coups : Sweerias ne pouvait pas la blâmer. Une occasion en or se présentait à eux.

Et puis, canaliser ensuite Xi ne risquait pas d'être bien dur, épuisée comme elle devait l'être par son duel contre le Diable.

— Soit..., murmura Loë. Je vais essayer.

Jamais ne s'excusa-t-il pour ses refus et ses protestations insolentes. Il se contenta de se résigner à « appeler Xi », quand bien même ce geste semblait lui rester bien abstrait. Il partit se concentrer dans son coin, ignare de la possibilité de s'ôter sa propre immortalité et de descendre chez les mortels ou les démons.

Pirate comme Déesse Suprême l'étudièrent sans jamais détacher leurs yeux de lui. La seconde ramena même deux-trois gardes en cas de dérapage.

Les secondes qui suivirent traînèrent affreusement. Sweerias se releva en grimaçant ; le frou-frou de ses généreux habits perturba tant la tension régnant ici qu'elle se raidit de pied en cap. Désormais, elle n'osait plus faire le moindre geste. Et Yllias semblait dans le même bateau, car elle aussi restait à côté, figée... et fourche immaculée en main, réalisa la pirate.

Elle est prête à combattre Xi ? Moi, est-ce que j'ai pris ma dague ?! Non, je n'y ai pas pensé... Mais ça va, il y a des Anges ! tenta-t-elle de se rassurer. Et puis, même si la Déesse Suprême possédait un corps singulièrement petit, filiforme, voire enfantin, elle restait la gérante des Cieux. Enfin quoi, elle avait pris part au combat contre Neeh, lorsque celui-ci s'était incrusté dans les Cieux, quelques semaines auparavant. Gardes plus Yllias : Xi ne pouvait pas gagner...

Une silhouette se matérialisa alors au milieu de la pièce. Les chants des oiseaux à l'extérieur, l'exclamation de Loë et le grincement des armes des Anges explosèrent aux tympans de Sweerias. Elle avança d'un pas, puis recula, puis se figea juste, complètement déboussolée. Face à elle apparaissait Xi, rien que ça.

— Xi ! s'écria désespérément Loë.

Il courut droit vers elle ; sur son visage, un sourire tremblotant et soulagé – si soulagé qu'il n'analysa en rien la posture de son amie. Mais Sweerias, elle, bondit en avant dès que son corps se dessina pour de bon.

La jeune femme, à genoux et la tête dodelinante, dressait son sabre devant elle dans un dernier geste éreinté ; même en criant « non ! », « recule ! », « attends ! », la Déesse n'arrêta pas Loë à temps. La lame perça son torse dans un craquement sourd et une longue giclée écarlate.

Il venait de s'empaler sur le cimeterre de Xi, sous les yeux d'une Sweerias horrifiée. Son teint blanchit à vue d'œil, ses lèvres crachotèrent un faible hoquet ensanglanté, ses prunelles frémissantes étudièrent sans comprendre l'épée venant de le transpercer.

Ce geste-ci, il n'avait rien eu d'intentionnel. Loë n'avait que souhaité enlacer Xi ; et voici qu'il se retrouvait l'estomac éclaté, et que son amie retirait son sabre écarlate d'un regard vide. Épuisée. Au bord de l'évanouissement. Ankylosée par un duel bien féroce, car une profonde douleur empoisonnait ce pauvre dernier geste. Dès que l'arme quitta la chair de l'alchimiste et qu'il ne se coltina plus qu'un trou béant et dégoulinant, il recula en chancelant.

Puis, il chuta au sol avant que Sweerias ne l'atteigne.

Ce lourd bruit parut réveiller Xi : enfin, enfin, ses petites prunelles perçantes se posèrent sur son ami... pour se rétracter d'un coup. Elle poussa un court gémissement : derrière sa frange en bazar, une profonde horreur violenta ses traits acuminés, déjà bien boursouflés par les coups qu'elle avait encaissé.

Ses yeux ronds analysèrent ensuite son environnement. Ils passèrent sur les Anges , une Yllias figée et Sweerias même, dont la main se tendait toujours vers Loë.

— Qui a fait ça... ? souffla l'humaine.

Son timbre rauque rebondit contre les parois du palais jusqu'à flanquer la nausée à la pirate. Au sol, Loë continua de convulser tel un agneau frigorifié ; Sweerias ne supporta pas cette vue. Elle lui rappelait ses camarades agonisant sur le pont de son bateau, sous les poignards des pirates ennemis.

Dans ces moments-ci, elle aussi avait crié « Qui a fait ça ?! », « Dénoncez-vous ! », et voici qu'elle se retrouvait spectatrice d'une telle horreur.

— Tout ça est de ma faute, débita-t-elle sans réfléchir.

Sa gorge explosa la seconde d'après. Là où Loë parvint à se redresser au prix de nombreux geignements, elle s'effondra par terre sans la moindre occasion de se relever. À côté d'elle atterrit le sabre de Xi avec fracas.

Elle l'avait lancé droit vers sa trachée, réalisa Sweerias – et sa pensée se résuma à cela, car le monde s'obscurcissait tant, et que l'air se glaçait trop vite, et que ses tympans bourdonnaient trop fort. Tout ce qui l'accompagna furent des portes qu'on ouvrit avec violence, et un homme gémir puis tomber à genoux à ses côtés.

La suite, elle ne la vécut plus.

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